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Georges

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Le soir même, Jacques rassembla tous les matelots sur le pont, depuis le contremaître jusqu'au dernier mousse.

Et, après un discours concis mais éloquent, sur les vertus sans nombre qui ornaient le capitaine Bertrand, il proposa à l'équipage deux choses: la première, de vendre la cargaison, qui était complète, puis le bâtiment, d'une défaite facile, et, après avoir partagé le prix du tout selon les droits établis, de se séparer bons amis et d'aller chercher fortune chacun de son côté; la seconde, de nommer un remplaçant au capitaine Bertrand, et de continuer le négoce sous la raison Calypso et Compagnie, déclarant d'avance que, tout lieutenant qu'il était, il se soumettait à une réélection, et serait le premier à reconnaître le nouveau capitaine qui sortirait du scrutin. À ces paroles, il arriva ce qui devait arriver, Jacques fut élu capitaine par acclamation.

Jacques choisit aussitôt pour second son contremaître, brave Breton, natif de Lorient, et que, par allusion à la dureté remarquable de son crâne, on appelait généralement Tête-de-Fer.

Le même soir, la Calypso, plus oublieuse que la nymphe dont elle portait le nom, fit voile pour les Antilles, déjà consolée, en apparence du moins, non pas du départ du roi Ulysse, mais de la mort du capitaine Bertrand.

En effet, si elle avait perdu un maître, elle en avait trouvé un autre, et qui, certes, le valait bien. Le défunt était un de ces vieux loups de mer qui font toutes choses selon la routine, et non pas selon l'inspiration. Or, il n'en était pas ainsi de Jacques. Jacques était éternellement l'homme de la circonstance, universel en ce qui concernait l'art nautique; sachant, dans une bataille ou dans une tempête, commander la manœuvre comme le premier amiral venu, et faisant dans l'occasion un nœud à la marinière aussi bien que le dernier mousse. Avec Jacques, jamais de repos, et, par conséquent, jamais d'ennui. Chaque jour amenait une amélioration dans l'arrimage et dans le gréement de la goélette. Jacques aimait la Calypso comme on aime une maîtresse; aussi était-il éternellement préoccupé d'ajouter quelque chose à sa toilette. Tantôt c'était une bonnette dont il changeait la forme, tantôt c'était une vergue dont il simplifiait le mouvement. Aussi, la coquette qu'elle était, obéissait-elle à son nouveau seigneur comme elle n'avait encore obéi à personne, s'animant à sa voix, se courbant et se redressant sous sa main, bondissant sous son pied comme un cheval qui sent l'éperon, si bien que Jacques et la Calypso semblaient tellement faits l'un pour l'autre, que l'on n'aurait jamais eu l'idée que désormais ils pussent vivre l'un sans l'autre.

Aussi, à part le souvenir de son père et de son frère, qui passait de temps en temps comme un nuage sur son front, Jacques était-il l'homme le plus heureux de la terre et de la mer. Ce n'était pas un de ces négriers avides qui perdent la moitié de leurs profits en voulant trop gagner, et pour qui le mal qu'ils font, après avoir passé en habitude, est devenu un plaisir. Non, c'était un bon négociant, faisant son commerce en conscience, ayant pour ses Cafres, ses Hottentots, ses Sénégambiens ou ses Mozambiques presque autant de soins que si c'étaient des sacs de sucre, des caisses de riz ou des balles de coton. Ils étaient bien nourris; ils avaient de la paille pour se coucher; ils prenaient deux fois par jour l'air sur le pont. On n'enchaînait que les récalcitrants; et, en général, on tâchait, autant que possible, de vendre les maris avec les femmes, et les enfants avec les mères; ce qui était une délicatesse inouïe et avait fort peu d'imitateurs parmi les confrères de Jacques. Aussi les nègres de Jacques arrivaient-ils à leur destination généralement bien portants et gais, ce qui faisait que, presque toujours, Jacques les revendait à un prix supérieur.

Il va sans dire que Jacques ne s'arrêtait jamais assez longtemps à terre pour s'y créer un attachement sérieux. Comme il nageait dans l'or et roulait sur l'argent, les belles créoles de la Jamaïque, de la Guadeloupe et de Cuba lui avaient fait plus d'une fois les doux yeux; il y avait même des pères qui, ignorant que Jacques fût un mulâtre et le prenant pour un honnête négrier européen, lui faisaient de temps en temps des ouvertures sur le mariage. Mais Jacques avait ses idées à l'endroit de l'amour. Jacques connaissait à fond sa mythologie et son histoire sainte; il savait l'apologue d'Hercule et d'Omphale, et l'anecdote de Samson et de Dalila. Aussi avait-il décidé qu'il n'aurait pas d'autre femme que la Calypso. Quant à des maîtresses, Dieu merci, il n'en manquait pas; il en avait des noires, des rouges, des jaunes et des chocolats, selon qu'il changeait au Congo, aux Florides, au Bengale ou à Madagascar. À chaque voyage, il en prenait une nouvelle, qu'il donnait en arrivant à quelque ami, chez lequel il était sûr qu'elle serait bien traitée, s'étant fait un système de ne jamais garder la même, de crainte, quelle que fût sa couleur, qu'elle ne prît une influence quelconque sur son esprit. Car, il faut le dire, ce que Jacques aimait avant toutes choses, c'était sa liberté.

Puis, ajoutons que Jacques avait encore une foule d'autres plaisirs. Jacques était sensuel comme un créole. Toutes les grandes choses de la nature l'affectaient agréablement; seulement, au lieu d'impressionner son esprit, elles agissaient sur ses sens. Il aimait l'immensité, non pas parce que l'immensité fait rêver à Dieu, mais parce que plus il y a d'espace, mieux on respire; il aimait les étoiles, non pas parce qu'il pensait que c'étaient autant de mondes roulant dans l'espace, mais parce qu'il trouvait doux d'avoir au-dessus de sa tête un dais d'azur brodé de diamants, il aimait les hautes forêts, non pas parce que leurs profondeurs sont pleines de voix mystérieuses et poétiques, mais parce que leur voûte épaisse projette une ombre que ne peuvent pas percer les rayons du soleil.

Quant à son opinion sur l'état qu'il exerçait, son opinion était que c'était une industrie parfaitement légale. Il avait toute sa vie vu vendre et acheter des nègres; il pensait donc, dans sa conscience, que les nègres étaient faits pour être vendus et achetés. Quant à la validité du droit que l'homme s'est arrogé de trafiquer de son semblable, cela ne le regardait aucunement; il achetait et payait; donc, la chose était à lui, et, du moment qu'il avait acheté et payé il avait le droit de revendre: aussi, jamais Jacques n'avait imité une seule fois l'exemple de ses confrères, qu'il avait vus faire la chasse aux nègres pour leur propre compte; Jacques aurait regardé comme une affreuse injustice, soit par force, soit par ruse, de s'emparer personnellement d'une créature libre pour en faire un esclave; mais, du moment que cette créature libre était devenue esclave par une circonstance indépendante de sa volonté à lui, Jacques, il ne voyait aucune difficulté à traiter d'elle avec son propriétaire.

Or, on comprend que la vie que menait Jacques était une agréable vie, d'autant plus agréable qu'elle avait, de temps à autre, ses journées de combat, comme du temps du capitaine Bertrand; la traite des noirs avait été abolie par un congrès de gouvernants, qui avait probablement trouvé qu'elle nuisait à la traite des blancs; de sorte qu'il arrivait parfois que quelques bâtiments qui se mêlaient de ce qui ne les regardait pas, voulaient absolument savoir ce que la Calypso venait faire sur les côtes du Sénégal ou dans les mers de l'Inde. Alors, si le capitaine Jacques était dans ses jours de bonne humeur, il commençait par amuser le bâtiment trop curieux en lui montrant des pavillons de toutes couleurs; puis, quand il était las de jouer avec lui des charades en action, il hissait son pavillon à lui, qui était trois têtes de noirs, posées deux et une sur champ de gueules; alors la Calypso prenait chasse, et la fête commençait.

Outre les vingt canons qui ornaient ses sabords, la Calypso, pour ces occasions-là seulement, possédait à son arrière deux pièces de trente-six, dont la portée dépassait celle des bâtiments ordinaires; or, comme elle était excellente voilière, et qu'elle obéissait à son maître au doigt et à l'œil, elle engageait juste autant de voiles qu'il en fallait pour maintenir le bâtiment qui lui donnait la chasse à la portée de ses deux pièces. Il en résultait que, tandis que les boulets ennemis venaient mourir dans son sillage, chacun de ses boulets à elle, et Jacques, croyez-le bien, n'avait pas oublié son métier de pointeur, enfilait le navire négrophile de bout en bout. Cela durait le temps qu'il plaisait à Jacques de faire ce qu'il appelait sa partie de quilles; puis, lorsqu'il trouvait le bâtiment indiscret suffisamment puni de son indiscrétion, il ajoutait quelques voiles de cacatois, quelques bonnettes de perroquet, quelques brigantines de son invention, aux voiles déjà déployées, envoyait une couple de boulets ramés en signe d'adieu à son partenaire, et, filant sur l'eau comme quelque oiseau de mer attardé qui regagne son nid, il le laissait boucher ses trous, rajuster ses agrès, renouer ses cordages et disparaissait à l'horizon.

Ces escapades, comme on le comprend bien, lui rendaient l'entrée des ports un peu plus difficile; mais la Calypso était une coquette qui savait changer de tournure et même de visage, selon l'occasion. Tantôt elle prenait quelque nom virginal et quelque allure naïve, s'appelait La Belle-Jenny ou La Jeune-Olympe, et se présentait avec un air d'innocence qui faisait plaisir à voir; alors elle venait, disait-elle de charger du thé à Canton, du café à Moka, ou des épices à Ceylan. Elle donnait des échantillons de son chargement, elle recevait des commandes, elle demandait des passagers. Le capitaine Jacques était un bon paysan bas-breton, avec sa grande veste, ses longs cheveux, son large chapeau, enfin toute la défroque de défunt Bertrand. Tantôt la Calypso changeait de sexe; elle s'appelait le Sphinx ou le Léonidas; son équipage revêtait l'uniforme français, et elle entrait dans la rade, drapeau blanc déployé, saluant courtoisement le fort, qui lui rendait courtoisement son salut. Alors son capitaine était, selon son caprice, ou un vieux loup de mer, maugréant, jurant, sacrant, ne parlant que par tribord et bâbord, et ne comprenant pas à quoi pouvait servir la terre, si ce n'était pour y aller de temps en temps renouveler son eau et faire sécher du poisson; ou bien quelque bel officier fashionable, tout frais émoulu de l'école, à qui le gouvernement, pour récompenser les services de ses ancêtres, avait donné un commandement que sollicitaient dix anciens officiers. En ce cas, le capitaine Jacques se faisait appeler M. de Kergouran ou M. de Champ-Fleury; il avait la vue basse, ne regardait qu'en clignant de l'œil, et parlait en grasseyant. Tout cela eût été bien vite reconnu pour une comédie dans un port de France ou d'Angleterre; mais cela avait un énorme succès à Cuba, à la Martinique, à la Guadeloupe ou à Java.

 

Quant au placement des fonds qui provenaient de son commerce, c'était pour Jacques, qui ne comprenait pas tous les mouvements de l'agio et tous les calculs de l'escompte la chose la plus simple: en échange de son or et de ses traites, il prenait à Visapour et à Guzarate les plus beaux diamants qu'il pouvait y trouver; si bien que Jacques avait fini par se connaître presque aussi bien en diamants qu'en nègres. Puis il mettait les nouveaux achetés près des anciens dans une ceinture qu'il portait habituellement sur lui. N'avait-il plus d'argent, il fouillait à sa ceinture, en tirait, selon l'occasion, un brillant gros comme un petit pois ou un diamant de la taille d'une noisette, entrait chez un juif, le faisait peser et le lui cédait au prix du tarif. Puis, comme Cléopâtre, qui buvait les perles que lui donnait Antoine, lui buvait et mangeait son diamant; seulement, au contraire de la reine d'Égypte, Jacques en faisait habituellement plusieurs repas.

Grâce à ce système d'économie, Jacques portait incessamment sur lui une valeur de deux ou trois millions, qui, à la rigueur, tenant dans le creux de la main, était facile à cacher dans l'occasion: car Jacques ne se dissimulait pas qu'une profession comme la sienne avait des chances opposées; que tout n'était pas roses dans le métier qu'il faisait, et qu'après des années de bonheur, il pourrait arriver un jour de revers.

Mais, en attendant ce jour inconnu, Jacques, comme nous l'avons dit, menait une vie fort douce, et qu'il n'eût pas échangée contre celle d'un roi quelconque, vu que, déjà, à cette époque, l'emploi de roi commençait à être d'un assez médiocre agrément; notre aventurier eût donc été parfaitement heureux, si, parfois, le souvenir de son père et de Georges n'était venu assombrir sa pensée; aussi, un beau jour, n'y put-il résister plus longtemps, et, comme, après avoir fait un chargement en Sénégambie et au Congo, il était venu compléter sa cargaison sur les côtes de Mozambique et dans l'Anguebar, il résolut de pousser jusqu'à l'île de France et de s'informer si son père ne l'avait pas quittée, ou si son frère n'y était pas revenu: il avait, en conséquence, en approchant de la côte, fait les signaux habituels aux négriers, on y avait répondu par les signaux correspondants. Le hasard avait fait que ces signaux avaient été échangés entre le père et le fils; de sorte que, le soir, Jacques s'était trouvé non seulement sur le rivage natal mais encore dans les bras de ceux qu'il était venu y chercher.

Chapitre XV – La boîte de Pandore

Ce fut, comme on le comprend bien, un grand bonheur pour ce père et pour ces frères, qui ne s'étaient pas vus depuis si longtemps, que de se trouver ainsi réunis au moment où ils s'y attendaient le moins: il y eut bien, au premier moment, dans le cœur de Georges, grâce à un reste d'éducation européenne, un mouvement de regret en retrouvant son frère marchand de chair humaine; mais ce premier mouvement fut bien vite dissipé. Quant à Pierre Munier, qui n'avait jamais quitté l'île, et qui, par conséquent devait tout envisager du point de vue des colonies, il n'y fit pas même attention; il était, d'ailleurs, entièrement absorbé, le pauvre père, dans le bonheur inespéré de revoir ses enfants.

Jacques, comme c'était tout simple, revint coucher à Moka. Georges, lui et leur père ne se séparèrent que fort avant dans la nuit. Pendant cette première et douce causerie, chacun fit part à ces intimes de son âme de tout ce qu'il avait dans le cœur. Pierre Munier épancha sa joie. Il n'avait rien autre chose en lui que son amour paternel. Jacques raconta sa vie aventureuse, ses plaisirs étranges, son bonheur excentrique. Puis vint le tour de Georges, et Georges raconta son amour.

À ce récit, Pierre Munier frémit de tous ses membres: Georges, mulâtre, fils de mulâtre, aimait une blanche, et déclarait, en avouant son amour, que cette femme lui appartiendrait. C'était une audace inouïe et sans exemple aux colonies, qu'un pareil orgueil; et, à son avis, cet orgueil devait attirer sur celui dans le cœur duquel il s'était allumé, toutes les douleurs de la terre et toute la colère du ciel.

Quant à Jacques, il comprenait parfaitement que Georges aimât une femme blanche, quoique, pour mille raisons qu'il déduisait à merveille, il préférât de beaucoup les femmes noires. Mais Jacques était trop philosophe pour ne pas comprendre et respecter les goûts de chacun. D'ailleurs il trouvait que Georges, beau comme il l'était, riche comme il l'était, supérieur aux autres hommes comme il l'était, pouvait aspirer à la main de quelque femme blanche que ce fût, cette femme fût-elle Aline, reine de Golconde!

En tout cas, il offrait à Georges un expédient qui simplifiait bien les choses; c'était, en cas de refus de la part de M. de Malmédie, d'enlever Sara et de la déposer dans un coin du monde quelconque, à son choix, où Georges irait la rejoindre. Georges remercia son frère de son offre obligeante; mais, comme il avait pour le moment un autre plan arrêté, il refusa.

Le lendemain, les habitants de Moka se réunirent presque avec le jour, tant ils avaient de choses, oubliées la veille, à se redire de nouveau. Vers les onze heures, Jacques eut envie de revoir tous ces lieux où s'était écoulée son enfance, et proposa à son père et à son frère une promenade de souvenirs. Le vieux Munier accepta; mais Georges attendait, comme on se le rappelle, des nouvelles de la ville; il fut donc obligé de les laisser partir ensemble et de rester à l'habitation où il avait donné rendez-vous à Miko-Miko.

Au bout d'une demi-heure, Georges vit paraître son messager; il portait sa longue perche de bambou et ses deux paniers, comme s'il eût fait son commerce en ville; car le prévoyant industriel avait pensé qu'il pouvait, sur sa route, rencontrer quelque amateur de chinoiseries. Georges, malgré ce pouvoir qu'à si grand-peine il avait conquis sur lui-même, alla ouvrir la porte, le cœur bondissant, car cet homme avait vu Sara et allait lui parler d'elle.

Tout s'était passé de la façon la plus simple comme on doit bien le penser. Miko-Miko, usant de son privilège d'entrer partout, était entré dans la maison de M. de Malmédie, et Bijou, qui avait déjà vu sa jeune maîtresse faire au Chinois l'acquisition d'un éventail, l'avait conduit droit à Sara.

À la vue du marchand, Sara avait tressailli; car, par une chaîne toute naturelle d'idées et de circonstances, Miko-Miko lui rappelait Georges: elle s'était donc empressée de l'accueillir, n'ayant qu'un regret, c'était d'être forcée de dialoguer avec lui par signes. Alors Miko-Miko avait tiré de sa poche la carte de Georges, sur laquelle, de sa main, Georges avait écrit les prix des différents objets que Miko-Miko avait pensé devoir tenter le cœur de Sara, et la donna à la jeune fille du côté où était gravé le nom.

Sara rougit malgré elle, et retourna vivement la carte. Il était évident que Georges, ne pouvant la voir, employait ce moyen de se rappeler à son souvenir. Elle acheta sans marchander tous les objets dont le prix était écrit de la main du jeune homme: puis, comme le marchand ne pensait pas à lui redemander cette carte, elle ne pensa point à la lui rendre.

En sortant de chez Sara, Miko-Miko avait été arrêté par Henri, qui de son côté l'avait emmené chez lui pour visiter toute sa pacotille. Henri n'avait rien acheté pour le moment mais il avait fait comprendre à Miko-Miko que, étant sur le point d'épouser très prochainement sa cousine, il avait besoin des plus charmants brimborions que le marchand pourrait lui procurer.

Cette double visite chez la jeune fille et chez son cousin avait permis à Miko-Miko d'observer la maison en détail. Or, comme Miko-Miko parmi les bosses qui ornaient son crâne nu avait, au plus haut degré, celle de la mémoire des localités, il avait parfaitement retenu la distribution architecturale de la demeure de M. de Malmédie.

La maison avait trois entrées: l'une qui donnait, comme nous l'avons dit, par un pont traversant le ruisseau, sur le jardin de la Compagnie; l'autre, du côté opposé, qui donnait, à l'aide d'une ruelle plantée d'arbres et formant retour, sur la rue du Gouvernement enfin, la troisième, qui donnait sur la rue de la Comédie, et qui était une entrée latérale.

En pénétrant dans la maison par sa porte principale, c'est-à-dire par le pont qui traversait le ruisseau et donnait sur le jardin de la Compagnie, on se trouvait dans une grande cour carrée, plantée de manguiers et de lilas de Chine, à travers l'ombrage et les fleurs desquels on apercevait en face de soi la demeure principale, dans laquelle on entrait par une porte parallèle à peu près à celle de la rue; ainsi placé, on avait, au premier plan à sa droite, les cases des noirs, et, à sa gauche, les écuries. Au second plan, à droite, un pavillon ombragé par un magnifique sang-dragon, et, en face de ce pavillon, une seconde habitation destinée aussi aux esclaves. Enfin, au troisième plan, on avait, à gauche, l'entrée latérale qui donnait dans la rue de la Comédie, et, à droite, un passage conduisant à un petit escalier et se dirigeant à la ruelle plantée d'arbres formant terrasse, qui donnait, par son retour, en face du théâtre. De cette façon, si l'on a bien suivi la description que nous venons de faire, on verra que le pavillon se trouvait séparé du corps de logis par le passage. Or, comme ce pavillon était la retraite favorite de Sara, et que c'était dans ce pavillon qu'elle passait la plus grande partie de son temps, le lecteur nous permettra d'ajouter quelques mots à ce que nous en avons déjà dit dans un de nos précédents chapitres.

Ce pavillon avait quatre faces, quoiqu'il ne fût visible que de trois côtés. En effet, un de ses cotés attenait aux cases des noirs. Les trois autres donnaient, l'un sur la cour d'entrée où étaient plantés les manguiers, les lilas de Chine et le sang-dragon; l'autre sur le passage conduisant au petit escalier; l'autre, enfin, sur un grand chantier de bois, à peu près désert, qui donnait, d'un côté, sur le même ruisseau qui prolongeait une des façades extérieures de la maison de M. de Malmédie: de l'autre, contre la ruelle plantée d'arbres, et élevée, au-dessus du chantier d'une douzaine de pieds, à peu près. Contre cette ruelle étaient adossées deux ou trois maisons, dont les toits, doucement inclinés, offraient une pente facile à ceux qui eussent désiré, par un motif quelconque, se dispensant de la route de tout le monde, pénétrer incognito de la ruelle dans le chantier.

Ce pavillon avait trois fenêtres et une porte donnant comme nous l'avons dit, sur la cour. Une des fenêtres s'ouvrait près de cette porte; une autre sur le passage, et une troisième sur le chantier.

Pendant le récit de Miko-Miko, Georges avait souri trois fois, mais avec des expressions bien différentes. La première, lorsque son ambassadeur lui avait dit que Sara avait gardé la carte; la seconde, lorsqu'il avait parlé du mariage de Henri avec sa cousine; la troisième, lorsqu'il lui avait appris qu'on pouvait pénétrer dans le pavillon par la fenêtre du chantier.

Georges plaça en face de Miko-Miko un crayon et du papier, et, tandis que, pour plus grande sécurité, le marchand traçait le plan de la maison, il prit lui-même une plume et se mit à écrire une lettre.

La lettre et le plan de la maison furent finis en même temps.

Alors Georges se leva et alla chercher dans sa chambre un merveilleux petit coffret de Boule, digne d'avoir appartenu à madame de Pompadour, mit dedans la lettre qu'il venait d'écrire, ferma le coffret à clef, et remit le coffret et la clef à Miko-Miko en lui donnant ses instructions; après quoi, Miko-Miko reçut un nouveau quadruple en récompense de la nouvelle commission qu'il allait faire, et, replaçant son bambou en équilibre sur son épaule, reprit le chemin de la ville du même pas dont il était venu; ce qui annonçait que, dans quatre heures à peu près, il serait près de Sara.

 

Comme Miko-Miko venait de disparaître au bout de l'allée d'arbres qui conduisait à la plantation, Jacques et son père rentrèrent par une porte de derrière. Georges, qui était sur le point d'aller les rejoindre, s'étonna de ce prompt retour; mais Jacques avait vu au ciel des signes qui annonçaient un prochain coup de vent, et, quoiqu'il eût pleine et entière confiance dans maître Tête-de-Fer, son lieutenant, il aimait trop sincèrement la Calypso pour confier à un autre le soin de son salut dans une si grave circonstance. Il venait donc dire adieu à son frère; car, du haut de la montagne du Pouce où il était monté pour voir si la goélette était toujours à son poste, il avait aperçu la Calypso courant des bordées à deux lieues à peu près de la côte, et il avait alors fait le signal convenu entre son second et lui dans le cas où une circonstance quelconque le forcerait de retourner à bord. Ce signal avait été vu, et Jacques ne doutait pas que, dans deux heures, la chaloupe qui l'avait amené ne fût prête à le reprendre.

Le pauvre père Munier avait fait tout ce qu'il avait pu pour garder son fils près de lui; mais Jacques lui avait répondu de sa douce voix:

– Cela ne se peut pas, mon père.

Et, à l'intonation tendre mais ferme de cette voix le vieillard avait compris que c'était de la part de son fils une résolution prise; il n'avait donc pas insisté.

Quant à Georges, il comprenait si parfaitement le motif qui ramenait Jacques à son bord, qu'il n'essaya pas même de le détourner de ce projet. Seulement, il déclara à son frère que lui et son père l'accompagneraient jusqu'au delà de la chaîne du Pieterboot, du versant opposé de laquelle ils pouvaient voir Jacques s'embarquer, et, une fois en mer le suivre des yeux jusqu'à son bâtiment.

Jacques partit donc accompagné de Georges et de son père, et tous trois, par des sentiers connus des seuls chasseurs, arrivèrent à la source de la rivière des Calebasses. Là, Jacques prit congé de ces amis de son cœur, qu'il avait si peu vus, mais qu'il promit solennellement de revoir bientôt.

Une heure après, la chaloupe avait quitté le rivage, emmenant Jacques, qui, fidèle à cet amour que le marin éprouve pour son navire, retournait sauver la Calypso ou périr avec elle.

À peine Jacques fut-il remonté à bord, que la goélette, qui jusque-là avait couru des bordées, mit le cap sur l'île de Sable et s'éloigna le plus rapidement qu'elle put vers le nord.

Pendant ce temps, le ciel et la mer étaient devenus de plus en plus menaçants. La mer mugissait et montait à vue d'œil, quoique ce ne fût pas l'heure de la marée. Le ciel, de son côté, comme s'il eût voulu rivaliser avec l'Océan roulait des vagues de nuages qui couraient rapidement, et qui se déchiraient tout à coup pour laisser passer des rafales de vent variant de l'est-sud-est au sud-est et sud-sud-est. Cependant ces symptômes, pour tout autre qu'un marin, ne présageaient qu'une tempête ordinaire. Plusieurs fois déjà dans l'année, il y avait eu des menaces pareilles sans qu'elles fussent suivies d'aucune catastrophe. Mais, en rentrant à l'habitation, Georges et son père furent forcés de reconnaître la sagacité du coup d'œil de Jacques. Le mercure du baromètre était descendu au-dessous de vingt-huit pouces.

Aussitôt Pierre Munier donna l'ordre au commandeur de faire couper partout les tiges des maniocs, afin de sauver au moins les racines qui, dans le cas où l'on ne prend pas cette précaution, sont presque toujours arrachées de terre et emportées par le vent.

De son côté, Georges donna à Ali l'ordre de lui seller Antrim pour huit heures. À cet ordre, Pierre Munier tressaillit.

– Et pourquoi faire seller ton cheval? demanda-t-il avec effroi.

– Je dois être à la ville à dix heures, mon père, répondit Georges.

– Mais, malheureux, c'est impossible! s'écria le vieillard.

– Il le faut, mon père, dit Georges.

Et dans l'accent de cette voix, comme dans celle de Jacques, le pauvre père reconnut une telle résolution, qu'il baissa la tête en soupirant, mais sans insister davantage.

Pendant ce temps-là, Miko-Miko accomplissait sa mission.

À peine arrivé à Port-Louis, il s'était acheminé vers la maison de M. de Malmédie, dont la commande de Henri lui avait ouvert doublement l'entrée. Il s'y présentait cette fois avec d'autant plus de confiance qu'en passant sur le port il avait vu MM. de Malmédie, père et fils, occupés à regarder les bâtiments à l'ancre, dont les capitaines, dans l'attente du coup de vent qui menaçait, doublaient les amarres. Il entra donc chez M. de Malmédie, sans craindre d'être dérangé par personne dans ce qu'il venait y faire, et Bijou, qui avait vu Miko-Miko en conférence le matin même avec son jeune maître et celle qu'il regardait d'avance comme sa jeune maîtresse, le conduisit droit à Sara, qui, selon son habitude, était dans son pavillon.

Comme l'avait prévu Georges, au milieu des nouveaux objets que le brocanteur venait offrir à la curiosité de la jeune créole, ce fut le charmant coffret de Boule qui attira aussitôt ses regards. Sara le prit, le tourna et le retourna de tous côtés, et, après en avoir admiré l'extérieur, elle voulut l'examiner en dedans et demanda la clef pour l'ouvrir; alors Miko-Miko fit semblant de chercher cette clef de tous côtés, mais ses recherches furent inutiles. Il finit par faire signe qu'il ne l'avait pas, et que sans doute, il l'avait oubliée à la maison, où il allait la chercher, il sortit donc aussitôt, laissant le coffret et promettant de venir rapporter la clef.

Dix minutes après, et pendant que la jeune fille, dans toute l'ardeur de sa curiosité enfantine, tournait et retournait le miraculeux coffret, Bijou rentra et lui donna la clef, que Miko-Miko s'était contenté de renvoyer par un nègre.

Peu importait à Sara comment la clef lui venait, pourvu que la clef lui vînt; elle la prit donc des mains de Bijou, qui se retira pour aller fermer promptement tous les volets de la maison menacés par l'ouragan. Sara, restée seule, s'empressa d'ouvrir le coffre.

Le coffre, comme on le sait, ne contenait qu'un papier qui n'était pas même cacheté, mais seulement plié en quatre.

Georges avait tout prévu, tout calculé.

Il fallait que Sara fût seule au moment où elle trouverait sa lettre; il fallait que la lettre fût ouverte pour que Sara ne pût pas la renvoyer en disant qu'elle ne l'avait pas lue.

Aussi Sara, se voyant seule, hésita-t-elle un instant; mais, devinant d'où lui venait ce billet, emportée par la curiosité, par l'amour, par ces mille sentiments enfin qui bouillonnent dans le cœur des jeunes filles, elle ne put résister au désir de voir ce que lui écrivait Georges, et, tout émue et toute rougissante, elle prit le billet, le déplia, et lut ce qui suit:

«Sara,

Je n'ai pas besoin de vous dire que je vous aime, vous le savez; le rêve de toute mon existence a été une compagne comme vous. Or, il y a dans le monde de ces positions exceptionnelles et dans la vie de ces moments suprêmes où toutes les convenances de la société tombent devant la terrible nécessité.

Sara, m'aimez-vous?

Pesez ce que sera votre vie avec M. de Malmédie, pesez ce que sera votre vie avec moi.

Avec lui, la considération de tous.

Avec moi, la honte d'un préjugé.

Seulement, je vous aime, je vous le répète, plus qu'aucun homme au monde ne vous a aimée et ne vous aimera jamais.

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