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Mont Oriol

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Le marquis, dont la nature indifférente et nonchalante se prêtait à tout pourvu qu’on ne troublât point sa quiétude, s’asseyait au pied d’un arbre et regardait s’ébattre son pensionnat, comme il disait. Il trouvait fort bonne cette vie paisible, et le monde entier parfait.

Cependant, les allures de Paul effrayèrent bientôt Christiane. Un jour même, elle eut peur de lui.

Ils étaient allés, un matin, avec Gontran au fond de la bizarre crevasse, d’où coule le ruisseau d’Enval, ce qu’on appelle la Fin du Monde.

La gorge, de plus en plus resserrée et tortueuse, s’enfonce dans la montagne. On franchit des pierres énormes. On passe sur de gros cailloux la petite rivière, et après avoir contourné un roc haut de plus de cinquante mètres qui barre toute l’entaille du ravin, on se trouve enfermé dans une sorte de fosse étroite, entre deux murailles géantes, nues jusqu’au sommet couvert d’arbres et de verdure.

Le ruisseau forme un lac grand comme une cuvette, et c’est vraiment là un trou sauvage, étrange, inattendu, comme on en rencontre plus souvent dans les récits que dans la nature.

Or, ce jour-là, Paul, regardant la haute marche de rocher qui leur barrait le chemin à l’endroit où s’arrêtent tous les promeneurs, remarqua qu’elle portait des traces d’escalade. Il dit:

– Mais, on peut aller plus loin.

Ayant donc gravi, non sans peine, cette muraille droite, il cria:

– Oh! c’est charmant! Un petit bosquet dans l’eau, venez donc.

Et, se couchant, il prit les mains de Christiane qu’il enleva, pendant que Gontran dirigeait et posait ses pieds sur toutes les faibles saillies de la roche.

La terre tombée du sommet avait formé sur ce gradin un jardinet sauvage et touffu, où le ruisseau courait à travers les racines.

Une autre marche, un peu plus loin, barrait de nouveau ce couloir de granit; ils la gravirent encore, puis une troisième, et ils se trouvèrent au pied d’un mur infranchissable d’où tombait, droite et claire, une cascade de vingt mètres, dans un bassin profond, creusé par elle, et enfoui sous des lianes et des branches.

L’entaille de la montagne était devenue si étroite que les deux hommes, se tenant par la main, en pouvaient toucher les côtés. On ne voyait plus qu’une ligne de ciel; on n’entendait que le bruit de l’eau; on eût dit une de ces introuvables retraites où les poètes latins cachaient les nymphes antiques. Il semblait à Christiane qu’elle venait de violer la chambre d’une fée.

Paul Brétigny ne disait rien. Gontran s’écria:

– Oh! comme ce serait joli, une femme blonde et rose baignée dans cette eau.

Ils revinrent. Les deux premiers gradins furent assez faciles à descendre, mais le troisième effraya Christiane, tant il était haut et droit, sans marches visibles.

Brétigny se laissa glisser sur le roc, puis, tendant les deux bras vers elle:

– Sautez! dit-il.

Elle n’osa pas. Non qu’elle eût peur de tomber, mais elle avait peur de lui, peur de ses yeux surtout.

Il la regardait avec une avidité de bête affamée, avec une passion devenue féroce; et ses deux mains ouvertes vers elle l’attiraient si impérieusement, qu’elle fut soudain épouvantée et saisie d’une envie folle de hurler, de se sauver, de grimper la montagne à pic, pour échapper à cet irrésistible appel.

Son frère, debout derrière elle, cria: «Va donc!» et il la poussa. Se sentant tomber, elle ferma les yeux, et, saisie par une étreinte douce et forte, elle frôla sans le voir tout le grand corps du jeune homme, dont l’haleine haletante et chaude lui passa sur le visage.

Puis elle se retrouva sur ses pieds, souriante, à présent que sa terreur était finie, pendant que Gontran descendait à son tour.

Cette émotion l’ayant rendue prudente, elle prit garde, durant quelques jours, de ne se point trouver seule avec Brétigny qui semblait rôder autour d’elle maintenant, comme le loup des fables autour d’une brebis.

Mais une grande excursion avait été décidée. On devait emporter des provisions dans le landau à six places et aller dîner, avec les soeurs Oriol, au bord du petit lac de Tazenat, qu’on appelle dans le pays le gour de Tazenat, pour revenir de nuit, au clair de lune.

On partit donc une après-midi, par un jour torride, sous un soleil dévorant qui chauffait comme des dalles de four les granits de la montagne.

La voiture montait la côte au pas des trois chevaux soufflants et couverts de sueur; le cocher sommeillait sur son siège, la tête baissée; et des légions de lézards verts couraient sur les pierres au bord de la route. L’air brûlant semblait plein d’une invisible et lourde poussière de feu. Parfois on l’eût dit figé, résistant, épais à traverser, parfois il s’agitait un peu et faisait passer sur les visages des souffles ardents d’incendie où flottait une odeur de résine chaude au milieu des longs bois de pins.

Personne ne parlait dans la voiture. Les trois femmes, dans le fond, fermaient leurs yeux éblouis, sous l’ombre rose des ombrelles; le marquis et Gontran, un mouchoir sur le front, dormaient; Paul regardait Christiane qui le guettait aussi entre ses paupières baissées.

Et le landau, soulevant une colonne de fumée blanche, suivait toujours l’interminable montée.

Lorsqu’il eut atteint le plateau, le cocher se redressa, les chevaux se mirent à trotter et on parcourut un grand pays onduleux, boisé, cultivé, peuplé de villages et de maisons isolées. On apercevait au loin, à gauche, les grands sommets tronqués des volcans. Le lac de Tazenat, qu’on allait voir, était formé par le dernier cratère de la chaîne d’Auvergne.

Après trois heures de route, Paul dit soudain:

– Tenez, des laves.

Des rochers bruns, bizarrement tordus, crevassaient le sol au bord de la route. On voyait à droite une montagne camarde dont le large sommet avait l’air creux et plat, on prit un chemin qui semblait entrer dedans par une entaille en triangle, et Christiane, qui s’était levée, découvrit tout à coup, dans un vaste et profond cratère, un beau lac frais et rond ainsi qu’une pièce d’argent. Les pentes rapides du mont, boisées à droite et nues à gauche, tombaient dans l’eau qu’elles entouraient d’une haute enceinte régulière. Et cette eau calme, plate et luisante comme un métal, reflétait les arbres d’un côté, et de l’autre la côte aride avec une netteté si parfaite qu’on ne distinguait point les bords et qu’on voyait seulement dans cet immense entonnoir où se mirait, au centre, le ciel bleu, un trou clair et sans fond qui semblait traverser la terre percée de part en part jusqu’à l’autre firmament.

La voiture ne pouvait aller plus loin. On descendit et on prit, par le côté boisé, un chemin qui tournait autour du lac, sous les arbres, à mi-hauteur de la pente. Cette route, où ne passaient que les bûcherons, était verte comme une prairie; et on voyait, à travers les branches, l’autre côté en face et l’eau luisante au fond de cette cuve de montagne.

Puis on gagna, par une clairière, le rivage même pour s’asseoir sur un talus de gazon ombragé par des chênes. Et tout le monde s’étendit dans l’herbe avec une joie animale et délicieuse.

Les hommes s’y roulaient, y enfonçaient leurs mains; et les femmes, doucement couchées sur le flanc, y posaient leur joue comme pour y chercher une fraîche caresse.

C’était, après la chaleur de la route, une de ces sensations douces, si profondes et si bonnes qu’elles sont presque des bonheurs.

Alors le marquis s’endormit de nouveau; Gontran, bientôt, en fit autant; Paul se mit à causer avec Christiane et les jeunes filles. De quoi? De pas grand’chose! De temps en temps, un d’eux disait une phrase; un autre répondait après une minute de silence; et les paroles lentes paraissaient engourdies dans leurs bouches comme les pensées dans leurs esprits.

Mais le cocher ayant apporté le panier aux provisions, les petites Oriol, accoutumées chez elles aux soins du ménage, gardant encore des habitudes actives de travail domestique, se mirent aussitôt à le déballer et à préparer le dîner, un peu plus loin, sur le gazon.

Paul restait étendu à côté de Christiane qui rêvait. Et il murmura, si bas qu’elle entendit à peine, si bas que ces mots frôlèrent son oreille, comme ces bruits confus qui passent dans le vent:

– Voici les meilleurs moments de ma vie.

Pourquoi ces vagues paroles la troublèrent-elles jusqu’au fond du coeur? Pourquoi se sentit-elle brusquement attendrie comme elle ne l’avait jamais été?

Elle regardait, dans les arbres, un peu plus loin, une toute petite maison, un pavillon de chasseurs ou de pêcheurs, si étroit qu’il ne devait contenir qu’une seule pièce.

Paul suivit ses yeux et il dit:

– Avez-vous quelquefois songé, Madame, à ce que pourraient être, pour deux êtres s’aimant éperdument, des jours passés dans une cabane comme celle-là! Ils seraient seuls au monde, vraiment seuls, face à face! Et si une chose semblable pouvait se faire, ne devrait-on point tout quitter pour la réaliser, tant le bonheur est rare, insaisissable et court? Est-ce qu’on vit, aux jours ordinaires de la vie? Quoi de plus triste que de se lever sans espérance ardente, d’accomplir avec calme les mêmes besognes, de boire avec modération, de manger avec réserve et de dormir comme une brute, avec tranquillité?

Elle regardait toujours la maisonnette, et son coeur se gonflait comme si elle allait pleurer, car, tout à coup, elle devinait des ivresses qu’elle n’avait jamais soupçonnées.

Certes, elle songeait qu’on serait bien à deux dans cette si petite demeure cachée sous les arbres, en face de ce joujou de lac, de ce bijou de lac, vrai miroir d’amour! On serait bien, sans personne autour de soi, sans un voisin, sans un cri d’être, sans un bruit de vie, seule avec un homme aimé qui passerait ses heures aux genoux de l’adorée, la regardant pendant qu’elle regarderait l’onde bleue et qui lui dirait des paroles tendres en lui baisant le bout des doigts.

 

Ils vivraient là, dans le silence, sous les arbres, au fond de ce cratère qui contiendrait toute leur passion, comme l’eau limpide et profonde, dans son enceinte fermée et régulière, sans autre horizon pour leurs yeux que la ligne ronde de la côte, sans autre horizon pour leur pensée que le bonheur de s’aimer, sans autre horizon pour leurs désirs que des baisers lents et sans fin.

Se trouvait-il donc des gens sur la terre qui pouvaient goûter des jours pareils? Oui, sans doute! Et pourquoi pas? Comment n’avait-elle point compris plus tôt que des joies semblables existaient?

Les fillettes annoncèrent le dîner prêt. Il était déjà six heures. On réveilla le marquis et Gontran pour aller s’asseoir à la turque un peu plus loin, à côté des assiettes qui glissaient dans l’herbe. Les deux soeurs continuèrent à servir, et les hommes nonchalants ne les en empêchèrent point. Ils mangeaient lentement, jetant les épluchures et les os de poulet dans l’eau. On avait apporté du champagne; le bruit subit du premier bouchon qui sauta surprit tout le monde, tant il parut bizarre en ce lieu.

Le jour finissait; l’air s’imprégnait de fraîcheur; une étrange mélancolie s’abattait avec le soir sur l’eau dormante au fond du cratère.

Lorsque le soleil fut près de disparaître, le ciel s’étant mis à flamboyer, le lac tout à coup eut l’air d’une cuve de feu; puis, après le soleil couché, l’horizon étant devenu rouge comme un brasier qui va s’éteindre, le lac eut l’air d’une cuve de sang. Et soudain, sur la crête de la colline, la lune presque pleine se leva, toute pâle dans le firmament encore clair. Puis, à mesure que les ténèbres se répandaient sur la terre, elle monta, luisante et ronde, au-dessus du cratère tout rond comme elle. Il semblait qu’elle dût se laisser choir dedans. Et, lorsqu’elle fut haut dans le ciel, le lac eut l’air d’une cuve d’argent. Alors sur sa surface, tout le jour immobile, on vit courir des frissons, tantôt lents et tantôt rapides. On eût dit que des esprits, voltigeant au ras de l’eau, laissaient traîner dessus d’invisibles voiles.

C’étaient les gros poissons du fond, les carpes séculaires et les brochets voraces, qui venaient s’ébattre au clair de la lune.

Les petites Oriol avaient remis toute la vaisselle et les bouteilles dans le panier que le cocher vint prendre. On repartit.

En passant dans l’allée, sous les arbres, où des taches de clarté tombaient comme une pluie dans l’herbe à travers les feuilles, Christiane, qui venait l’avant-dernière, suivie de Paul, entendit soudain une voix haletante qui lui disait, presque dans l’oreille:

– Je vous aime! – Je vous aime! – Je vous aime!

Son coeur se mit à battre si éperdument qu’elle faillit tomber, ne pouvant plus remuer les jambes! Elle marchait cependant! Elle marchait, folle, prête à se retourner, les bras ouverts et les lèvres tendues. Il avait saisi maintenant le bord du petit châle dont elle se couvrait les épaules, et il le baisait avec frénésie. Elle continuait à marcher, si défaillante, qu’elle ne sentait plus du tout le sol sous ses pieds.

Soudain elle sortit de la voûte des arbres, et se trouvant en pleine lumière, elle maîtrisa brusquement son trouble; mais avant de monter en landau et de perdre de vue le lac, elle se tourna à moitié pour jeter vers l’eau avec ses deux mains un grand baiser que comprit bien l’homme qui la suivait.

Pendant le retour, elle demeura inerte d’âme et de corps, étourdie, courbaturée comme après une chute; et à peine arrivée à l’hôtel, elle monta bien vite s’enfermer dans sa chambre. Quand elle eut poussé le verrou, elle donna un tour de clef, tant elle se sentait encore suivie et désirée. Puis elle demeura frémissante au milieu de l’appartement, presque obscur et vide. La bougie posée sur la table jetait aux murs les ombres tremblantes des meubles et des rideaux. Christiane s’affaissa dans un fauteuil. Toutes ses idées couraient, sautaient, fuyaient sans qu’elle pût les saisir, les retenir, en faire une chaîne. Elle se sentait prête à pleurer, maintenant, sans savoir pourquoi, navrée, misérable, abandonnée dans cette pièce vide, perdue dans l’existence ainsi que dans une forêt.

Où allait-elle, que ferait-elle?

Ayant grand’peine à respirer, elle se releva, ouvrit la fenêtre et l’auvent, et s’accouda sur le balustre. L’air était frais. Au fond du ciel, immense et vide aussi, la lune, lointaine, solitaire et triste, montée maintenant dans les hauteurs bleuâtres de la nuit, versait une lumière dure et froide sur les feuillages et sur la montagne.

Le pays entier dormait. Seul le chant léger du violon de Saint-Landri, qui étudiait chaque soir très tard, passait et pleurait par moments dans le silence profond du vallon. Christiane l’entendait à peine. Il cessait puis reprenait, le cri grêle et douloureux des cordes nerveuses.

Et cette lune perdue dans ce ciel désert, et ce faible son perdu dans la nuit muette, lui jetèrent au coeur une telle émotion de solitude qu’elle se mit à sangloter. Elle tremblait et tressaillait jusqu’aux moelles, secouée par l’angoisse et les frissons des gens atteints d’un mal redoutable; et elle s’aperçut brusquement qu’elle aussi était toute seule dans l’existence.

Elle ne l’avait pas compris jusqu’à ce jour; et maintenant elle le sentait si vivement à la détresse de son âme, qu’elle se crut devenue folle.

Elle avait un père! un frère! un mari! Elle les aimait pourtant et ils l’aimaient! Et voilà que tout à coup elle s’éloignait d’eux, elle leur devenait étrangère comme si elle les connaissait à peine! L’affection calme de son père, la camaraderie amicale de son frère, la tendresse froide de son mari, ne lui paraissaient plus rien, plus rien! Son mari! C’était donc son mari, cet homme rose et bavard qui lui disait avec indifférence: «Vous allez bien, ce matin, chère amie?» Elle lui appartenait, à cet homme, corps et âme, de par la puissance d’un contrat. Était-ce possible? – Oh! comme elle se sentait seule et perdue! Elle avait fermé les yeux pour regarder au-dedans d’elle-même, au fond de sa pensée.

Et elle les voyait, à mesure qu’elle les évoquait, les figures de tous ceux qui vivaient auprès d’elle: son père, insouciant et tranquille, heureux, pourvu qu’on ne troublât point son repos; son frère, railleur et sceptique; son mari, remuant, plein de chiffres, et qui lui annonçait: «J’ai fait un joli coup, tantôt», quand il aurait pu dire: «Je t’aime!»

Un autre le lui avait murmuré tout à l’heure, ce mot-là, qui vibrait encore dans son oreille et dans son coeur. Elle l’aperçut aussi, cet autre, la dévorant de son regard fixe; et s’il eût été près d’elle en ce moment, elle se serait jetée dans ses bras!

VII. Christiane, qui s’était couchée fort tard…

Christiane, qui s’était couchée fort tard, se réveilla dès que le soleil jeta dans sa chambre un flot de clarté rouge par sa fenêtre restée grande ouverte.

Elle regarda l’heure – cinq heures – et demeura sur le dos, délicieusement, dans la chaleur du lit. Il lui semblait, tant elle sentait alerte et joyeuse son âme, qu’un bonheur, un grand bonheur, un immense bonheur lui était arrivé pendant la nuit. Lequel? Elle le cherchait, elle cherchait quelle nouvelle heureuse l’avait pénétrée ainsi d’allégresse. Toute sa tristesse du soir avait disparu, fondue pendant le sommeil.

Donc Paul Brétigny l’aimait! Comme il lui apparaissait différent du premier jour! Malgré tous les efforts de son souvenir, elle ne pouvait le retrouver tel qu’elle l’avait vu et jugé tout d’abord; elle ne retrouvait même plus du tout l’homme présenté par son frère. Celui d’aujourd’hui n’avait rien gardé de l’autre, rien, ni le visage, ni les allures, rien, car son image première avait passé peu à peu, jour par jour, par toutes les lentes modifications que subit dans un esprit un être aperçu qui devient un être connu, puis un être familier, un être aimé. On prend possession de lui heure par heure, sans s’en douter; on prend possession de ses traits, de ses mouvements, de ses attitudes, de sa personne physique et de sa personne morale. Il entre en vous, dans le regard et dans le coeur, par sa voix, par tous ses gestes, par ce qu’il dit et par ce qu’il pense. On l’absorbe, on le comprend, on le devine dans toutes les intentions de son sourire et de sa parole; il semble enfin qu’il vous appartienne tout entier, tant on aime inconsciemment encore tout ce qui est de lui et tout ce qui vient de lui.

Alors, il demeure impossible de se rappeler ce qu’était cet être devant vos yeux indifférents, la première fois qu’il vous est apparu.

Donc, Paul Brétigny l’aimait! Christiane n’éprouvait de cela ni peur, ni angoisse, mais un attendrissement profond, une joie immense, nouvelle, exquise, d’être aimée et de le savoir.

Elle restait un peu inquiète cependant de l’attitude qu’il prendrait vis-à-vis d’elle, et qu’elle garderait vis-à-vis de lui. Mais comme il était délicat, pour sa conscience, de penser même à ces choses-là, elle cessa d’y songer, en se fiant à sa finesse et à son adresse pour diriger les événements. Elle descendit à l’heure ordinaire, et trouva Paul qui fumait une cigarette devant la porte de l’hôtel. Il la salua avec respect.

– Bonjour, Madame. Vous allez bien, ce matin?

Elle répondit en souriant:

– Fort bien, Monsieur. J’ai dormi admirablement.

Et elle lui tendit la main, avec une crainte qu’il ne la gardât trop. Mais il ne la serra qu’à peine; et ils se mirent à causer tranquillement comme s’ils avaient oublié l’un et l’autre.

Et la journée se passa sans qu’il fît rien pour rappeler son ardent aveu de la veille. Il demeura, les jours suivants, aussi discret et aussi calme; et elle prit confiance en lui. Il avait deviné, croyait-elle, qu’il la blesserait en devenant plus hardi; et elle espéra, elle crut fermement qu’ils s’étaient arrêtés à cette étape charmante de la tendresse où l’on peut s’aimer en se regardant au fond des yeux, sans remords, étant sans souillures.

Elle avait soin, cependant, de ne jamais s’écarter avec lui.

Or, un soir, le samedi de la même semaine où ils avaient été au gour de Tazenat, comme ils remontaient à l’hôtel, vers dix heures, le marquis, Christiane et Paul, car ils avaient laissé Gontran jouant à l’écarté avec MM. Aubry-Pasteur, Riquier et le docteur Honorat dans la grande salle du Casino, Brétigny s’écria, en apercevant la lune qui apparaissait à travers les branches:

– Comme ce serait joli d’aller voir les ruines de Tournoël par une nuit comme celle-ci!

À cette seule pensée, Christiane fut émue, la lune et les ruines ayant sur elle la même influence que sur presque toutes les âmes de femmes.

Elle pressa la main du marquis:

– Oh! petit père, si tu voulais?

Il hésitait, ayant grande envie de se coucher.

Elle insista:

– Songe donc, c’est déjà si beau de jour, Tournoël! Tu disais toi-même que tu n’avais jamais vu une ruine aussi pittoresque, avec cette grande tour au-dessus du château! Qu’est-ce que ça doit être la nuit?

Il consentit enfin:

– Eh bien, allons; mais nous regarderons cinq minutes et nous reviendrons tout de suite. Je veux être couché à onze heures, moi.

– Oui, nous reviendrons tout de suite. Il ne faut pas plus de vingt minutes pour y aller.

Ils partirent tous les trois, Christiane appuyée au bras de son père et Paul marchant à côté d’elle.

Il parlait de voyages qu’il avait faits, de la Suisse, de l’Italie, de la Sicile. Il racontait ses impressions devant certaines choses, son enthousiasme au faîte du mont Rose, alors que le soleil, surgissant à l’horizon de ce peuple de sommets glacés, de ce monde figé des neiges éternelles, jeta sur chacune des cimes géantes une clarté éclatante et blanche, les alluma comme les phares pâles qui doivent éclairer les royaumes des morts. Puis il dit son émotion au bord du cratère monstrueux de l’Etna, quand il s’était senti, bête imperceptible, à trois mille mètres dans les nuages, n’ayant plus que la mer et le ciel autour de lui, la mer bleue au-dessous, le ciel bleu au-dessus, et penché sur cette bouche effroyable de la terre, dont l’haleine le suffoquait.

Il élargissait les images pour émouvoir la jeune femme; et elle palpitait en l’écoutant, apercevant elle-même, dans un élan de sa pensée, ces grandes choses qu’il avait vues.

Tout à coup, au détour de la route, ils découvrirent Tournoël. L’antique château, debout sur son pic, dominé par sa tour haute et mince, percée à jour et démantelée par le temps et par les guerres anciennes, dessinait, sur un ciel d’apparitions, sa grande silhouette de manoir fantastique.

Ils s’arrêtèrent, surpris tous trois. Le marquis dit enfin:

– En effet, c’est très joli; on dirait un rêve de Gustave Doré réalisé. Asseyons-nous cinq minutes.

 

Et il s’assit sur l’herbe du fossé.

Mais Christiane, affolée d’enthousiasme, s’écria:

– Oh, père, allons plus loin! C’est si beau! si beau! Allons jusqu’au pied, je t’en supplie!

Le marquis, cette fois, refusa:

– Non, ma chérie, j’ai assez marché; je n’en puis plus. Si tu veux le voir de plus près, vas-y avec M. Brétigny. Moi, je vous attends ici.

Paul demanda:

– Voulez-vous, Madame?

Elle hésitait, saisie par deux craintes: celle de se trouver seule avec lui, et celle de blesser un honnête homme, en ayant l’air de le redouter.

Le marquis reprit:

– Allez, allez! moi, je vous attends.

Alors, elle songea que son père resterait à portée de leurs voix, et elle dit résolument:

– Allons, Monsieur.

Ils partirent côte à côte.

Mais à peine eut-elle marché pendant quelques minutes qu’elle se sentit envahie par une émotion poignante, par une peur vague, mystérieuse, peur de la ruine, peur de la nuit, peur de cet homme. Ses jambes devenues molles tout à coup, comme l’autre soir au lac de Tazenat, refusaient de la porter plus loin, ployaient sous elle, lui paraissaient s’enfoncer dans la route, où ses pieds demeuraient tenus quand elle voulait les soulever.

Un grand arbre, un châtaignier, planté contre le chemin, abritait le bord d’une prairie. Christiane, essoufflée comme si elle eût couru, se laissa tomber contre le tronc. Et elle balbutia:

– Je m’arrête ici… On voit très bien.

Paul s’assit à côté d’elle. Elle entendait battre son coeur à grands coups précipités. Il dit, après un court silence:

– Croyez-vous que nous ayons déjà vécu?

Elle murmura, sans avoir bien compris ce qu’il lui demandait, tant elle était émue:

– Je ne sais pas. Je n’y ai jamais songé!

Il reprit:

– Moi, je le crois… par moments… ou plutôt je le sens… L’être étant composé d’un esprit et d’un corps, qui semblent distincts mais ne sont sans doute qu’un tout de même nature, doit reparaître lorsque les éléments qui l’ont formé une première fois se trouvent combinés ensemble une seconde fois. Ce n’est pas le même individu assurément, mais c’est bien le même homme qui revient quand un corps pareil à une forme précédente se trouve habité par une âme semblable à celle qui l’animait autrefois. Eh bien, moi ce soir, je suis sûr, Madame, que j’ai vécu dans ce château, que je l’ai possédé, que je m’y suis battu, que je l’ai défendu. Je le reconnais, il fut à moi, j’en suis certain! Et je suis certain aussi que j’y ai aimé une femme qui vous ressemblait, qui s’appelait, comme vous, Christiane! J’en suis tellement certain, qu’il me semble vous voir encore, m’appelant du haut de cette tour. Cherchez, souvenez-vous! Il y a un bois, derrière, qui descend dans une profonde vallée. Nous nous y sommes souvent promenés. Vous aviez des robes légères, les soirs d’été; et je portais de lourdes armes qui sonnaient sous les feuillages.

– Vous ne vous rappelez pas? Cherchez donc, Christiane! Mais votre nom m’est familier comme ceux qu’on entend dès l’enfance! On regarderait avec soin toutes les pierres de cette forteresse, on l’y retrouverait gravé par ma main, jadis! Je vous affirme que je reconnais ma demeure, mon pays, comme je vous ai reconnue, vous, la première fois que je vous ai vue!

Il parlait avec une conviction exaltée, grisé poétiquement par le contact de cette femme, et par la nuit, et par la lune, et par la ruine.

Brusquement il se mit à genoux devant Christiane, et, d’une voix tremblante:

– Laissez-moi vous adorer encore, puisque je vous ai retrouvée. Voilà si longtemps que je vous cherche!

Elle voulait se lever, partir, rejoindre son père; mais elle n’en avait pas la force, elle n’en avait pas le courage, retenue, paralysée par une envie ardente de l’écouter encore, d’entendre entrer dans son coeur ces paroles qui la ravissaient. Elle se sentait emportée dans un songe, dans le songe toujours espéré, si doux, si poétique, plein de rayons de lune et de ballades.

Il lui avait saisi les mains et lui baisait le bout des ongles en balbutiant:

– Christiane… Christiane… prenez-moi… tuez-moi… je vous aime… Christiane…!

Elle le sentait trembler, frissonner à ses pieds. Il lui baisait les genoux maintenant, avec des sanglots profonds dans la poitrine. Elle eut peur qu’il ne devînt fou et se leva pour se sauver. Mais il s’était dressé plus vite qu’elle et l’avait saisie dans ses bras en se jetant sur sa bouche.

Alors, sans un cri, sans révolte, sans résistance, elle se laissa tomber sur l’herbe, comme si cette caresse lui eût cassé les reins en brisant sa volonté. Et il la prit aussi facilement que s’il cueillait un fruit mûr.

Mais, à peine eut-il desserré son étreinte, elle se releva et se sauva, éperdue, frissonnante et glacée soudain comme un être qui vient de tomber à l’eau. Il la rejoignit en quelques enjambées et la saisit par le bras en murmurant:

– Christiane, Christiane!… prenez garde à votre père.

Elle se remit à marcher, sans répondre, sans se retourner, allant droit devant elle d’un pas roide et saccadé. Il la suivait maintenant sans oser lui parler.

Dès que le marquis les aperçut, il se leva:

– Allons vite, dit-il, je commençais à avoir froid. C’est très beau, ces choses-là, mais mauvais pour le traitement.

Christiane se serrait contre son père, comme pour lui demander protection et se réfugier dans sa tendresse.

Aussitôt rentrée dans sa chambre, elle se dévêtit en quelques secondes et s’enfonça dans son lit, en cachant sa tête sous les draps, puis elle pleura. Elle pleura, la figure dans l’oreiller, longtemps, longtemps, inerte, anéantie. Elle ne songeait plus, elle ne souffrait point, elle ne regrettait pas. Elle pleurait sans songer, sans réfléchir, sans savoir pourquoi. Elle pleurait, par instinct, comme on chante quand on est gai. Puis, quand elle fut épuisée de larmes, accablée, courbaturée à force d’avoir sangloté, elle s’endormit de fatigue et de lassitude.

Elle fut réveillée par des coups légers frappés à la porte de sa chambre qui donnait sur le salon. Il faisait grand jour, il était neuf heures. Elle cria: «Entrez!» Et son mari parut, joyeux, animé, coiffé d’une casquette de route, et portant au flanc son petit sac à argent qu’il ne quittait jamais en voyage.

Il s’écria:

– Comment, tu dormais encore, ma chère! Et c’est moi qui te réveille. Voilà! J’arrive sans m’annoncer. J’espère que tu vas bien. Il fait un temps superbe à Paris.

Et, s’étant décoiffé, il s’avança pour l’embrasser.

Elle s’éloignait vers le mur, saisie d’une peur folle, d’une peur nerveuse de ce petit homme rose et content qui tendait ses lèvres vers elle.

Puis, brusquement, elle lui offrit son front en fermant les yeux. Il y posa un baiser calme, et demanda:

– Tu permets que je me lave un peu dans ton cabinet de toilette? Comme on ne m’attendait pas aujourd’hui, on n’a point préparé ma chambre.

Elle balbutia:

– Mais, certainement.

Et il disparut par une porte, au pied du lit.

Elle l’entendait remuer, clapoter, siffloter; puis il cria:

– Quoi de neuf ici? Moi, j’ai des nouvelles excellentes. L’analyse de l’eau a donné des résultats inespérés. Nous pourrons guérir au moins trois maladies de plus qu’à Royat. C’est superbe!

Elle s’était assise dans son lit, suffoquant, la tête égarée par ce retour imprévu qui la frappait comme une douleur et l’étreignait comme un remords. Il reparut, content, répandant autour de lui une forte odeur de verveine. Alors il s’assit familièrement sur le pied du lit et demanda:

– Et le paralytique! Comment va-t-il? Est-ce qu’il recommence à marcher? Il n’est pas possible qu’il ne guérisse point avec ce que nous avons trouvé dans l’eau!

Elle l’avait oublié depuis plusieurs jours, et elle balbutia:

– Mais… je… je crois qu’il commence à aller mieux… je ne l’ai pas vu d’ailleurs cette semaine… je… je suis un peu souffrante…

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