Voyage au bout de la nuit / Путешествие на край ночи. Книга для чтения на французском языке

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Je n’étais point très sage pour ma part, mais devenu assez pratique cependant pour être lâche définitivement. Sans doute donnais-je à cause de cette résolution l’impression d’un grand calme. Toujours est-il que j’inspirais tel que j’étais une paradoxale confiance à notre capitaine, Ortolan lui‐même, qui résolut pour cette nuit‐là de me confier une mission délicate. Il s’agissait, m’expliqua‐t‐il, en confidence, de me rendre au trot avant le jour à Noirceur-sur-la-Lys, ville de tisserands, située à quatorze kilomètres du village où nous étions campés. Je devais m’assurer dans la place même, de la présence de l’ennemi. À ce sujet, depuis le matin, les envoyés n’arrivaient qu’à se contredire. Le général des Entrayes en était impatient. À l’occasion de cette reconnaissance, on me permit de choisir un cheval parmi les moins purulents du peloton. Depuis longtemps, je n’avais pas été seul. Il me sembla du coup partir en voyage. Mais la délivrance était fictive.

Dès que j’eus pris la route, à cause de la fatigue, je parvins mal à m’imaginer, quoi que je fis, mon propre meurtre, avec assez de précision et de détails. J’avançais d’arbre en arbre, dans mon bruit de ferraille. Mon beau sabre à lui seul, pour le potin, valait un piano. Peut-être étais-je à plaindre, mais en tout cas sûrement, j’étais grotesque.

À quoi pensait donc le général des Entrayes en m’expédiant ainsi dans ce silence, tout vêtu de cymbales? Pas à moi bien assurément.

Les Aztèques éventraient couramment, qu’on raconte, dans leurs temples du soleil, quatre-vingt mille croyants par semaine, les offrant ainsi au Dieu des nuages, afin qu’il leur envoie la pluie. C’est des choses qu’on a du mal à croire avant d’aller en guerre. Mais quand on y est, tout s’explique, et les Aztèques et leur mépris du corps d’autrui, c’est le même que devait avoir pour mes humbles tripes notre général Céladon des Entrayes, plus haut nommé, devenu par l’effet des avancements une sorte de dieu précis, lui aussi, une sorte de petit soleil atrocement exigeant.

Il ne me restait qu’un tout petit peu d’espoir, celui d’être fait prisonnier. Il était mince cet espoir, un fil. Un fil dans la nuit, car les circonstances ne se prêtaient pas du tout aux politesses préliminaires. Un coup de fusil vous arrive plus vite qu’un coup de chapeau dans ces moments-là. D’ailleurs, que trouverais-je à lui dire à ce militaire hostile par principe, et venu expressément pour m’assassiner de l’autre bout de l’Europe?.. S’il hésitait une seconde (qui me suffirait) que lui dirais‐je?.. Que serait‐il d’abord en réalité? Quelque employé de magasin? Un rengagé professionnel? Un fossoyeur peut-être? Dans le civil? Un cuisinier?.. Les chevaux ont bien de la chance eux, car s’ils subissent aussi la guerre, comme nous, on ne leur demande pas d’y souscrire, d’avoir l’air d’y croire. Malheureux mais libres chevaux! L’enthousiasme hélas! c’est rien que pour nous, ce putain!

Je discernais très bien la route à ce moment et puis posés sur les côtés, sur le limon du sol, les grands carrés et volumes des maisons, aux murs blanchis de lune, comme de gros morceaux de glace inégaux, tout silence, en blocs pâles. Serait‐ce ici la fin de tout? Combien y passerais-je de temps dans cette solitude après qu’ils m’auraient fait mon affaire? Avant d’en finir? Et dans quel fossé? Le long duquel de ces murs? Ils m’achèveraient peut-être? D’un coup de couteau? Ils arrachaient parfois les mains, les yeux et le reste… On racontait bien des choses à ce propos et des pas drôles! Qui sait?.. Un pas du cheval… Encore un autre… suffiraient? Ces bêtes trottent chacune comme deux hommes en souliers de fer collés ensemble, avec un drôle de pas de gymnastique tout désuni.

Mon cœur au chaud, ce lapin, derrière sa petite grille des côtes, agité, blotti, stupide.

Quand on se jette d’un trait du haut de la Tour Eiffel on doit sentir des choses comme ça. On voudrait se rattraper dans l’espace.

Il garda pour moi secrète sa menace, ce village, mais toutefois, pas entièrement. Au centre d’une place, un minuscule jet d’eau glougloutait pour moi tout seul.

J’avais tout, pour moi tout seul, ce soir-là. J’étais propriétaire enfin, de la lune, du village, d’une peur énorme. J’allais me remettre au trot. Noirceur-sur-la-Lys ça devait être encore à une heure de route au moins, quand j’aperçus une lueur bien voilée au-dessus d’une porte. Je me dirigeai tout droit vers cette lueur et c’est ainsi que je me suis découvert une sorte d’audace, déserteuse il est vrai, mais insoupçonnée. La lueur disparut vite, mais je l’avais bien vue. Je cognai. J’insistai, je cognai encore, j’interpellai très haut, mi en allemand, mi en français, tour à tour, pour tous les cas, ces inconnus bouclés au fond de cette ombre.

La porte finit par s’entrouvrir, un battant.

« Qui êtes‐vous? » fit une voix. J’étais sauvé.

« Je suis un dragon…

– Un Français? » La femme qui parlait, je pouvais l’apercevoir.

« Oui, un Français…

– C’est qu’il en est passé ici tantôt des dragons allemands… Ils parlaient français aussi ceux-là…

– Oui, mais moi, je suis français pour de bon…

– Ah!.. »

Elle avait l’air d’en douter.

« Où sont-ils à présent? demandai-je.

– Ils sont repartis vers Noirceur sur les huit heures… » Et elle me montrait le nord avec le doigt.

Une jeune fille, un châle, un tablier blanc, sortaient aussi de l’ombre à présent, jusqu’au pas de la porte…

« Qu’est-ce qu’ils vous ont fait? que je lui ai demandé, les Allemands?

– Ils ont brûlé une maison près de la mairie et puis ici ils ont tué mon petit frère avec un coup de lance dans le ventre… Comme il jouait sur le pont Rouge en les regardant passer… Tenez! qu’elle me montra… Il est là… »

Elle ne pleurait pas. Elle ralluma cette bougie dont j’avais surpris la lueur. Et j’aperçus – c’était vrai – au fond, le petit cadavre couché sur un matelas, habillé en costume marin; et le cou et la tête livides autant que la lueur même de la bougie, dépassaient d’un grand col carré bleu. Il était recroquevillé sur lui-même, bras et jambes et dos recourbés l’enfant. Le coup de lance lui avait fait comme un axe pour la mort par le milieu du ventre. Sa mère, elle, pleurait fort, à côté, à genoux, le père aussi. Et puis, ils se mirent à gémir encore tous ensemble. Mais j’avais bien soif.

« Vous n’avez pas une bouteille de vin à me vendre? que je demandai.

– Faut vous adresser à la mère… Elle sait peut-être s’il y en a encore… Les Allemands nous en ont pris beaucoup tantôt… »

Et alors, elles se mirent à discuter ensemble à la suite de ma demande et tout bas.

« Y en a plus! qu’elle revint m’annoncer, la fille, les Allemands ont tout pris… Pourtant on leur en avait donné de nous-mêmes et beaucoup…

– Ah oui, alors, qu’ils en ont bu! que remarqua la mère, qui s’était arrêtée de pleurer, du coup. Ils aiment ça…

– Et plus de cent bouteilles, sûrement, ajouta le père, toujours à genoux lui…

– Y en a plus une seule alors? insistai-je, espérant encore, tellement j’avais grand-soif, et surtout de vin blanc, bien amer, celui qui réveille un peu. J’ veux bien payer…

– Y en a plus que du très bon. Y vaut cinq francs la bouteille… consentit alors la mère.

– C’est bien! » Et j’ai sorti mes cinq francs de ma poche, une grosse pièce.

« Va en chercher une! » lui commanda-t-elle tout doucement à la sœur.

La sœur prit la bougie et remonta un litre de la cachette un instant plus tard.

J’étais servi, je n’avais plus qu’à m’en aller.

« Ils vont revenir? demandai-je, inquiet à nouveau.

– Peut‐être, firent‐ils ensemble, mais alors ils brûleront tout… Ils l’ont promis en partant…

– Je vais aller voir ça.

– Vous êtes bien brave… C’est par là! » que m’indiquait le père, dans la direction de Noirceur-sur-la-Lys… Même il sortit sur la chaussée pour me regarder m’en aller. La fille et la mère demeurèrent craintives auprès du petit cadavre, en veillée.

« Reviens! qu’elles lui faisaient de l’intérieur. Rentre donc Joseph, t’as rien à faire sur la route, toi…

– Vous êtes bien brave », me dit-il encore le père, et il me serra la main.

Je repris, au trot, la route du Nord.

« Leur dites pas que nous sommes encore là au moins! » La fille était ressortie pour me crier cela.

« Ils le verront bien, demain, répondis-je, si vous êtes là! » J’étais pas content d’avoir donné mes cent sous. Il y avait ces cent sous entre nous. Ça suffit pour haïr, cent sous, et désirer qu’ils en crèvent tous. Pas d’amour à perdre dans ce monde, tant qu’il y aura cent sous.

« Demain! » répétaient-ils, eux, douteux…

Demain, pour eux aussi, c’était loin, ça n’avait pas beaucoup de sens un demain comme ça. Il s’agissait de vivre une heure de plus au fond pour nous tous, et une seule heure dans un monde où tout s’est rétréci au meurtre c’est déjà un phénomène.

Ce ne fut plus bien long. Je trottais d’arbre en arbre et m’attendais à être interpellé ou fusillé d’un moment à l’autre. Et puis rien.

Il devait être sur les deux heures après minuit, guère plus, quand je parvins sur le faîte d’une petite colline, au pas. De là j’ai aperçu tout d’un coup en contrebas des rangées et encore des rangées de becs de gaz allumés, et puis, au premier plan, une gare tout éclairée avec ses wagons, son buffet, d’où ne montait cependant aucun bruit… Rien. Des rues, des avenues, des réverbères, et encore d’autres parallèles de lumières, des quartiers entiers, et puis le reste autour, plus que du noir, du vide, avide autour de la ville, tout étendue elle, étalée devant moi, comme si on l’avait perdue la ville, tout allumée et répandue au beau milieu de la nuit. J’ai mis pied à terre et je me suis assis sur un petit tertre pour regarder ça pendant un bon moment.

Cela ne m’apprenait toujours pas si les Allemands étaient entrés dans Noirceur, mais comme je savais que dans ces cas-là, ils mettaient le feu d’habitude, s’ils étaient entrés et s’ils n’y mettaient point le feu tout de suite à la ville, c’est sans doute qu’ils avaient des idées et des projets pas ordinaires.

 

Pas de canon non plus, c’était louche.

Mon cheval voulait se coucher lui aussi. Il tirait sur sa bride et cela me fit retourner. Quand je regardai à nouveau du côté de la ville, quelque chose avait changé dans l’aspect du tertre devant moi, pas grand-chose, bien sûr, mais tout de même assez pour que j’appelle. « Hé là! qui va là?.. » Ce changement dans la disposition de l’ombre avait eu lieu à quelques pas… Ce devait être quelqu’un…

« Gueule pas si fort! que répondit une voix d’homme lourde et enrouée, une voix qui avait l’air bien française.

– T’es à la traîne aussi toi? » qu’il me demande de même. À présent, je pouvais le voir. Un fantassin c’était, avec sa visière bien cassée « à la classe ». Après des années et des années, je me souviens bien encore de ce moment-là, sa silhouette sortant des herbes, comme faisaient des cibles au tir autrefois dans les fêtes, les soldats.

Nous nous rapprochions. J’avais mon revolver à la main. J’aurais tiré sans savoir pourquoi, un peu plus.

« Écoute, qu’il me demande, tu les as vus, toi?

– Non, mais je viens par ici pour les voir.

– T’es du 145e dragons?

– Oui, et toi?

– Moi, je suis un réserviste…

– Ah! » que je fis. Ça m’étonnait, un réserviste. Il était le premier réserviste que je rencontrais dans la guerre. On avait toujours été avec des hommes de l’active nous. Je ne voyais pas sa figure, mais sa voix était déjà autre que les nôtres, comme plus triste, donc plus valable que les nôtres. À cause de cela, je ne pouvais m’empêcher d’avoir un peu confiance en lui. C’était un petit quelque chose.

« J’en ai assez moi, qu’il répétait, je vais aller me faire paumer par les Boches… »

Il cachait rien.

« Comment que tu vas faire? »

Ça m’intéressait soudain, plus que tout, son projet, comment qu’il allait s’y prendre lui pour réussir à se faire paumer?

« J’ sais pas encore…

– Comment que t’as fait toujours pour te débiner?.. C’est pas facile de se faire paumer!

– J’ m’en fous, j’irai me donner.

– T’as donc peur?

– J’ai peur et puis je trouve ça con, si tu veux mon avis, j’ m’en fous des Allemands moi, ils m’ont rien fait…

– Tais-toi, que je lui dis, ils sont peut-être à nous écouter… » J’avais comme envie d’être poli avec les Allemands. J’aurais bien voulu qu’il m’explique celui-là pendant qu’il y était, ce réserviste, pourquoi j avais pas de courage non plus moi, pour faire la guerre, comme tous les autres… Mais il n’expliquait rien, il répétait seulement qu’il en avait marre.

Il me raconta alors la débandade de son régiment, la veille, au petit jour, à cause des chasseurs à pied de chez nous, qui par erreur avaient ouvert le feu sur sa compagnie à travers champs. On les avait pas attendus à ce moment-là. Ils étaient arrivés trop tôt de trois heures sur l’heure prévue. Alors les chasseurs, fatigués, surpris, les avaient criblés. Je connaissais l’air, on me l’avait joué.

« Moi, tu parles, si j’en ai profité! qu’il ajoutait. “Robinson, que je me suis dit! – C’est mon nom Robinson!.. Robinson Léon! – C’est maintenant ou jamais qu’il faut que tu les mettes”, que je me suis dit!.. Pas vrai? J’ai donc pris par le long d’un petit bois et puis là, figure‐toi, que j’ai rencontré notre capitaine… Il était appuyé à un arbre, bien amoché le piston!.. En train de crever qu’il était… Il se tenait la culotte à deux mains, à cracher… Il saignait de partout en roulant des yeux… Y avait personne avec lui. Il avait son compte… “Maman! maman!” qu’il pleurnichait tout en crevant et en pissant du sang aussi…

« “Finis ça! que je lui dis. Maman! Elle t’emmerde!”… Comme ça, dis donc, en passant!.. Sur le coin de la gueule!.. Tu parles si ça a dû le faire jouir la vache!.. Hein, vieux!.. C’est pas souvent, hein, qu’on peut lui dire ce qu’on pense, au capitaine… Faut en profiter. C’est rare!.. Et pour foutre le camp plus vite, j’ai laissé tomber le barda et puis les armes aussi… Dans une mare à canards qui était là à côté… Figure-toi que moi, comme tu me vois, j’ai envie de tuer personne, j’ai pas appris… J’aimais déjà pas les histoires de bagarre, déjà en temps de paix… Je m’en allais… Alors tu te rends compte?.. Dans le civil, j’ai essayé d’aller en usine régulièrement… J’étais même un peu graveur, mais j’aimais pas ça, à cause des disputes, j’aimais mieux vendre les journaux du soir et dans un quartier tranquille où j’étais connu, autour de la Banque de France… Place des Victoires si tu veux savoir… Rue des Petits-Champs… C’était mon lot… J’ dépassais jamais la rue du Louvre et le Palais-Royal d’un côté, tu vois d’ici… Je faisais le matin des commissions pour les commerçants… Une livraison l’après-midi de temps en temps, je bricolais quoi… Un peu manœuvre… Mais je veux pas d’armes moi!.. Si les Allemands te voient avec des armes, hein? T’es bon! Tandis que quand t’es en fantaisie, comme moi maintenant… Rien dans les mains… Rien dans les poches… Ils sentent qu’ils auront moins de mal à te faire prisonnier, tu comprends? Ils savent à qui ils ont affaire… Si on pouvait arriver à poil aux Allemands, c’est ça qui vaudrait encore mieux… Comme un cheval! Alors ils pourraient pas savoir de quelle armée qu’on est?..

– C’est vrai ça! »

Je me rendais compte que l’âge c’est quelque chose pour les idées. Ça rend pratique.

« C’est là qu’ils sont, hein? » Nous fixions et nous estimions ensemble nos chances et cherchions notre avenir comme aux cartes dans le grand plan lumineux que nous offrait la ville en silence.

« On y va? »

Il s’agissait de passer la ligne du chemin de fer d’abord. S’il y avait des sentinelles, on serait visés. Peut-être pas. Fallait voir. Passer au-dessus ou en dessous par le tunnel.

« Faut nous dépêcher, qu’a ajouté ce Robinson… C’est la nuit qu’il faut faire ça, le jour, il y a plus d’amis, tout le monde travaille pour la galerie, le jour, tu vois, même à la guerre c’est la foire… Tu prends ton canard avec toi? »

J’emmenai le canard. Prudence pour filer plus vite si on était mal accueillis. Nous parvînmes au passage à niveau, levés ses grands bras rouge et blanc. J’en avais jamais vu non plus des barrières de cette forme-là. Y en avait pas des comme ça aux environs de Paris.

« Tu crois qu’ils sont déjà entrés dans la ville, toi?

– C’est sûr! qu’il a dit… Avance toujours!.. »

On était à présent forcés d’être aussi braves que des braves, à cause du cheval qui avançait tranquillement derrière nous, comme s’il nous poussait avec son bruit, on n’entendait que lui. Toc! et toc! avec ses fers. Il cognait en plein dans l’écho, comme si de rien n’était.

Ce Robinson comptait donc sur la nuit pour nous sortir de là?.. On allait au pas tous les deux au milieu de la rue vide, sans ruse du tout, au pas cadencé encore, comme à l’exercice.

Il avait raison, Robinson, le jour était impitoyable, de la terre au ciel. Tels que nous allions sur la chaussée, on devait avoir l’air bien inoffensifs tous les deux toujours, bien naïfs même, comme si l’on rentrait de permission. « T’as entendu dire que le Ier hussards a été fait prisonnier tout entier?.. dans Lille?.. Ils sont entrés comme ça, qu’on a dit, ils savaient pas, hein! le colonel devant… Dans une rue principale mon ami! Ça s’est refermé… Par-devant… Par-derrière… Des Allemands partout!.. Aux fenêtres!.. Partout… Ça y était… Comme des rats qu’ils étaient faits!.. Comme des rats! Tu parles d’un filon!..

– Ah! les vaches!..

– Ah dis donc! Ah dis donc!.. » On n’en revenait pas nous autres de cette admirable capture, si nette, si définitive… On en bavait. Les boutiques portaient toutes leurs volets clos, les pavillons d’habitation aussi, avec leur petit jardin par-devant, tout ça bien propre. Mais après la Poste on a vu que l’un de ces pavillons, un peu plus blanc que les autres, brillait de toutes ses lumières à toutes les fenêtres, au premier comme à l’entresol. On a été sonner à la porte. Notre cheval toujours derrière nous. Un homme épais et barbu nous ouvrit. « Je suis le Maire de Noirceur – qu’il a annoncé tout de suite, sans qu’on lui demande – et j’attends les Allemands! » Et il est sorti au clair de lune pour nous reconnaître le Maire. Quand il s’aperçut que nous n’étions pas des Allemands nous, mais encore bien des Français, il ne fut plus si solennel, cordial seulement. Et puis gêné aussi. Évidemment, il ne nous attendait plus, nous venions un peu en travers des dispositions qu’il avait dû prendre, des résolutions arrêtées. Les Allemands devaient entrer à Noirceur cette nuit-là, il était prévenu et il avait tout réglé avec la Préfecture, leur colonel ici, leur ambulance là-bas, etc. Et s’ils entraient à présent? Nous étant là? Ça ferait sûrement des histoires! Ça créerait sûrement des complications… Cela il ne nous le dit pas nettement, mais on voyait bien qu’il y pensait.

Alors il se mit à nous parler de l’intérêt général, dans la nuit, là, dans le silence où nous étions perdus. Rien que de l’intérêt général… Des biens matériels de la communauté… Du patrimoine artistique de Noirceur, confié à sa charge, charge sacrée, s’il en était une… De l’église du XVe siècle notamment… S’ils allaient la brûler l’église du XVe ? Comme celle de Condé-sur-Yser à côté! Hein?.. Par simple mauvaise humeur… Par dépit de nous trouver là nous… Il nous fit ressentir toute la responsabilité que nous encourions… Inconscients jeunes soldats que nous étions!.. Les Allemands n’aimaient pas les villes louches où rôdaient encore des militaires ennemis. C’était bien connu.

Pendant qu’il nous parlait ainsi à mi-voix, sa femme et ses deux filles, grosses et appétissantes blondes, l’approuvaient fort, de-ci, de-là, d’un mot… On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et archéologiques, soudain fort vives, puisqu’il n’y avait plus personne à Noirceur dans la nuit pour les contester… Patriotiques, morales, poussées par des mots, fantômes qu’il essayait de rattraper, le Maire, mais qui s’estompaient aussitôt vaincus par notre peur et notre égoïsme à nous et aussi par la vérité pure et simple.

Il s’épuisait en de touchants efforts, le Maire de Noirceur, ardent à nous persuader que notre Devoir était bien de foutre le camp tout de suite à tous, les diables, moins brutal certes mais tout aussi décidé dans son genre que notre commandant Pinçon.

De certain, il n’y avait à opposer décidément à tous ces puissants que notre petit désir, à nous deux, de ne pas mourir et de ne pas brûler. C’était peu, surtout que ces choses-là ne peuvent pas se déclarer pendant la guerre. Nous retournâmes donc vers d’autres rues vides. Décidément tous les gens que j’avais rencontrés pendant cette nuit-là m’avaient montré leur âme.

« C’est bien ma chance! qu’il remarqua Robinson comme on s’en allait. Tu vois. si seulement t’avais été un Allemand toi, comme t’es un bon gars aussi, tu m’aurais fait prisonnier et ça aurait été une bonne chose de faite… On a du mal à se débarrasser de soi-même en guerre!

– Et toi, que je lui ai dit, si t’avais été un Allemand, tu m’aurais pas fait prisonnier aussi? T’aurais peut-être alors eu leur médaille militaire! Elle doit s’appeler d’un drôle de mot en allemand leur médaille militaire, hein? »

Comme il ne se trouvait toujours personne sur notre chemin à vouloir de nous comme prisonniers, nous finîmes par aller nous asseoir sur un banc dans un petit square et on a mangé alors la boîte de thon que Robinson Léon promenait et réchauffait dans sa poche depuis le matin. Très au loin, on entendait du canon à présent, mais vraiment très loin. S’ils avaient pu rester chacun de leur côté, les ennemis, et nous laisser là tranquilles!

Après ça, c’est un quai qu’on a suivi; et le long des péniches à moitié déchargées, dans l’eau, à longs jets, on a uriné. On emmenait toujours le cheval à la bride, derrière nous, comme un très gros chien, mais près du Pont, dans la maison du Pasteur, à une seule pièce, sur un matelas aussi, était étendu encore un mort, tout seul, un Français, commandant de chasseurs à cheval qui ressemblait d’ailleurs un peu à ce Robinson, comme tête.

« Tu parles qu’il est vilain! que me fit remarquer Robinson. Moi j’aime pas les morts…

– Le plus curieux, que je lui répondis, c’est qu’il te ressemble un peu. Il a un long nez comme le tien et toi t’es pas beaucoup moins jeune que lui…

– Ce que tu vois, c’est par la fatigue, forcément qu’on se ressemble un peu tous, mais si tu m’avais vu avant… Quand je faisais de la bicyclette tous les dimanches!.. J’étais beau gosse! J’avais des mollets, mon vieux! Du sport, tu sais! Et ça développe les cuisses aussi… »

 

On est ressortis, l’allumette qu’on avait prise pour le regarder s’était éteinte.

« Tu vois, c’est trop tard, tu vois!.. »

Une longue raie grise et verte soulignait déjà au loin la crête du coteau, à la limite de la ville, dans la nuit; le Jour! Un de plus! Un de moins! Il faudrait essayer de passer à travers celui-là encore comme à travers les autres, devenus des espèces de cerceaux de plus en plus étroits, les jours, et tout remplis avec des trajectoires et des éclats de mitraille.

« Tu reviendras pas par ici toi, dis, la nuit prochaine? qu’il demanda en me quittant.

– Il n’y a pas de nuit prochaine, mon vieux!.. Tu te prends donc pour un général!

– J’ pense plus à rien, moi, qu’il a fait, pour finir… À rien, t’entends!.. J’ pense qu’à pas crever… Ça suffit… J’ me dis qu’un jour de gagné, c’est toujours un jour de plus!

– T’as raison… Au revoir, vieux, et bonne chance!..

– Bonne chance à toi aussi! Peut-être qu’on se reverra! »

On est retournés chacun dans la guerre. Et puis il s’est passé des choses et encore des choses, qu’il est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus.

Pour être bien vus et considérés, il a fallu se dépêcher dare-dare de devenir bien copains avec les civils parce qu’eux, à l’arrière, ils devenaient à mesure que la guerre avançait, de plus en plus vicieux. Tout de suite j’ai compris ça en rentrant à Paris et aussi que leurs femmes avaient le feu au derrière, et les vieux des gueules grandes comme ça, et les mains partout, aux culs, aux poches.

On héritait des combattants à l’arrière, on avait vite appris la gloire et les bonnes façons de la supporter courageusement et sans douleur.

Les mères, tantôt infirmières, tantôt martyres, ne quittaient plus leurs longs voiles sombres, non plus que le petit diplôme que le Ministre leur faisait remettre à temps par l’employé de la Mairie. En somme, les choses s’organisaient.

Pendant des funérailles soignées on est bien tristes aussi, mais on pense quand même à l’héritage, aux vacances prochaines, à la veuve qui est mignonne, et qui a du tempérament, dit-on, et à vivre encore, soi-même, par contraste, bien longtemps, à ne crever jamais peut-être… Qui sait?

Quand on suit ainsi l’enterrement, tous les gens vous envoient des grands coups de chapeau. Ça fait plaisir. C’est le moment alors de bien se tenir, d’avoir l’air convenable, de ne pas rigoler tout haut, de se réjouir seulement en dedans. C’est permis. Tout est permis en dedans.

Dans le temps de la guerre, au lieu de danser à l’entresol, on dansait dans la cave. Les combattants le toléraient et mieux encore, ils aimaient ça. Ils en demandaient dès qu’ils arrivaient et personne ne trouvait ces façons louches. Y a que la bravoure au fond qui est louche. Être brave avec son corps? Demandez alors à l’asticot aussi d’être brave, il est rose et pâle et mou, tout comme nous.

Pour ma part, je n’avais plus à me plaindre. J’étais même en train de m’affranchir par la médaille militaire que j’avais gagnée, la blessure et tout. En convalescence, on me l’avait apportée la médaille, à l’hôpital même. Et le même jour, je m’en fus au théâtre, la montrer aux civils pendant les entractes. Grand effet. C’était les premières médailles qu’on voyait dans Paris. Une affaire!

C’est même à cette occasion, qu’au foyer de l’Opéra-Comique, j’ai rencontré la petite Lola d’Amérique et c’est à cause d’elle que je me suis tout à fait dessalé.

Il existe comme ça certaines dates qui comptent parmi tant de mois où on aurait très bien pu se passer de vivre. Ce jour de la médaille à l’Opéra-Comique fut dans la mienne, décisif.

À cause d’elle, de Lola, je suis devenu tout curieux des États-Unis, à cause des questions que je lui posais tout de suite et auxquelles elle ne répondait qu’à peine. Quand on est lancé de la sorte dans les voyages, on revient quand on peut et comme on peut…

Au moment dont je parle, tout le monde à Paris voulait posséder son petit uniforme. Il n’y avait guère que les neutres et les espions qui n’en avaient pas, et ceux-là c’était presque les mêmes. Lola avait le sien d’uniforme officiel et un vrai bien mignon, rehaussé de petites croix rouges partout, sur les manches, sur son menu bonnet de police, coquinement posé de travers toujours sur ses cheveux ondulés. Elle était venue nous aider à sauver la France, confiait‐elle au Directeur de l’hôtel, dans la mesure de ses faibles forces, mais avec tout son cœur! Nous nous comprîmes tout de suite, mais pas complètement toutefois, parce que les élans du cœur m’étaient devenus tout à fait désagréables. Je préférais ceux du corps, tout simplement. Il faut s’en méfier énormément du cœur, on me l’avait appris et comment! à la guerre. Et je n’étais pas près de l’oublier.

Le cœur de Lola était tendre, faible et enthousiaste. Le corps était gentil, très aimable, et il fallut bien que je la prisse dans son ensemble comme elle était. C’était une gentille fille après tout Lola, seulement, il y avait la guerre entre nous, cette foutue énorme rage qui poussait la moitié des humains, aimants ou non, à envoyer l’autre moitié vers l’abattoir. Alors ça gênait dans les relations, forcément, une manie comme celle-là. Pour moi qui tirais sur ma convalescence tant que je pouvais et qui ne tenais pas du tout à reprendre mon tour au cimetière ardent des batailles, le ridicule de notre massacre m’apparaissait, clinquant, à chaque pas que je faisais dans la ville. Une roublardise immense s’étalait partout.

Cependant j’avais peu de chances d’y échapper, je n’avais aucune des relations indispensables pour s’en tirer. Je ne connaissais que des pauvres, c’est-à-dire des gens dont la mort n’intéresse personne. Quant à Lola, il ne fallait pas compter sur elle pour m’embusquer. Infirmière comme elle était, on ne pouvait rêver, sauf Ortolan peut-être, d’un être plus combatif que cette enfant charmante. Avant d’avoir traversé la fricassée boueuse des héroïsmes, son petit air Jeanne d’Arc m’aurait peut-être excité, converti, mais à présent, depuis mon enrôlement de la place Clichy, j’étais devenu devant tout héroïsme verbal ou réel, phobiquement rébarbatif. J’étais guéri, bien guéri.

Pour la commodité des dames du Corps expéditionnaire américain, le groupe des infirmières dont Lola faisait partie logeait à l’hôtel Paritz et pour lui rendre, à elle particulièrement, les choses encore plus aimables, il lui fut confié (elle avait des relations) dans l’hôtel même, la Direction d’un service spécial, celui des beignets aux pommes pour les hôpitaux de Paris. Il s’en distribuait ainsi chaque matin des milliers de douzaines. Lola remplissait cette fonction bénigne avec un certain petit zèle qui devait d’ailleurs un peu plus tard tourner tout à fait mal.

Lola, il faut le dire, n’avait jamais confectionné de beignets de sa vie. Elle embaucha donc un certain nombre de cuisinières mercenaires, et les beignets furent, après quelques essais, prêts à être livrés ponctuellement juteux, dorés et sucrés à ravir. Lola n’avait plus en somme qu’à les goûter avant qu’on les expédiât dans les divers services hospitaliers. Chaque matin Lola se levait dès dix heures et descendait, ayant pris son bain, vers les cuisines situées profondément auprès des caves. Cela, chaque matin, je le dis, et seulement vêtue d’un kimono japonais noir et jaune qu’un ami de San Francisco lui avait offert la veille de son départ.

Tout marchait parfaitement en somme et nous étions bien en train de gagner la guerre, quand certain beau jour, à l’heure du déjeuner, je la trouvai bouleversée, se refusant à toucher un seul plat du repas. L’appréhension d’un malheur arrivé, d’une maladie soudaine me gagna. Je la suppliai de se fier à mon affection vigilante.

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