Le père Goriot / Отец Горио. Книга для чтения на французском языке

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Из серии: Littérature classique
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Le père Goriot \/ Отец Горио. Книга для чтения на французском языке
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– C’est donc des monstres? dit le père Goriot.

– Et puis, dit madame Couture sans faire attention à l’exclamation du bonhomme, le père et le fils s’en sont allés en me saluant et en me priant de les excuser, ils avaient des affaires pressantes. Voilà notre visite. Au moins, il a vu sa fille. Je ne sais pas comment il peut la renier, elle lui ressemble comme deux gouttes d’eau.

Les pensionnaires, internes et externes, arrivèrent les uns après les autres, en se souhaitant mutuellement le bonjour, et se disant de ces riens qui constituent, chez certaines classes parisiennes, un esprit drolatique dans lequel la bêtise entre comme élément principal, et dont le mérite consiste particulièrement dans le geste ou la prononciation. Cette espèce d’argot varie continuellement. La plaisanterie qui en est le principe n’a jamais un mois d’existence. Un événement politique, un procès en cour d’assises, une chanson des rues, les farces d’un acteur, tout sert à entretenir ce jeu d’esprit qui consiste surtout à prendre les idées et les mots comme des volants, et à se les renvoyer sur des raquettes. La récente invention du Diorama, qui portait l’illusion de l’optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu’un jeune peintre, habitué de la pension Vauquer, y avait inoculée.

– Eh bien! monsieur Poiret, dit l’employé au Muséum, comment va cette petite «santérama»[14]?

Puis, sans attendre la réponse:

– Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il à madame Couture et à Victorine.

– Allons-nous dîner? s’écria Horace Bianchon, un étudiant en médecine, ami de Rastignac, ma petite estomac est descendue osque ad talones[15].

– Il fait un fameux froitorama! dit Vautrin. Dérangez-vous donc, père Goriot! Que diable! votre pied prend toute la gueule du poêle.

– Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vous «froitorama»[16]? Il y a une faute, c’est «froidorama»[17].

– Non, dit l’employé au Muséum, c’est froitorama, par la règle: j’ai froid aux pieds.

– Ah! ah!

– Voici son excellence le marquis de Rastignac, docteur en droit-travers, s’écria Bianchon en saisissant Eugène par le cou et le serrant de manière à l’étouffer. Oh! les autres, oh!

Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sans rien dire, et s’alla placer près des trois femmes.

– Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris, dit à voix basse Bianchon à Vautrin en montrant mademoiselle Michonneau. Moi qui étudie le système de Gall[18], je lui trouve les bosses de Judas.

– Monsieur l’a connu? dit Vautrin.

– Qui ne l’a pas rencontré! répondit Bianchon. Ma parole d’honneur, cette vieille fille blanche me fait l’effet de ces longs vers qui finissent par ronger une poutre.

– Voilà ce que c’est, jeune homme, dit le quadragénaire en peignant ses favoris.

Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses, L’espace d’un matin.

– Ah! ah! voici une fameuse «soupeaurama»[19], dit Poiret en voyant Christophe qui entrait en tenant respectueusement le potage.

– Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c’est une soupe aux choux.

Tous les jeunes gens éclatèrent de rire.

– Enfoncé, Poiret!

– Poirrrrrette enfoncé!

– Marquez deux points à maman Vauquer, dit Vautrin.

– Quelqu’un a-t-il fait attention au brouillard de ce matin? dit l’employé.

– C’était, dit Bianchon, un brouillard frénétique et sans exemple, un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, un brouillard Goriot.

– Goriorama, dit le peintre, parce qu’on n’y voyait goutte.

– Hé, milord Gâôriotte, il être questionne dé véaus.[20]

Assis au bas-bout de la table, près de la porte par laquelle on servait, le père Goriot leva la tête en flairant un morceau de pain qu’il avait sous sa serviette, par une vieille habitude commerciale qui reparaissait quelquefois.

– Eh bien! lui cria aigrement madame Vauquer d’une voix qui domina le bruit des cuillers, des assiettes et des voix. Est-ce que vous ne trouvez pas le pain bon?

– Au contraire, madame, répondit-il, il est fait avec de la farine d’Etampes, première qualité.

– A quoi voyez-vous cela? lui dit Eugène.

– A la blancheur, au goût.

– Au goût du nez puisque vous le sentez, dit madame Vauquer. Vous devenez si économe que vous finirez par trouver le moyen de vous nourrir en humant l’air de la cuisine.

– Prenez alors un brevet d’invention, cria l’employé au Muséum, vous ferez une belle fortune.

– Laissez donc, il fait ça pour nous persuader qu’il a été vermicellier, dit le peintre.

– Votre nez est donc une cornue, demanda encore l’employé du Muséum.

– Cor… quoi? fit Bianchon.

– Cor-nouille.

– Cor-nemuse.

– Cor-naline.

– Cor-niche.

– Cor-nichon.

– Cor-beau.

– Cor-nac.

– Cor-norama.

Ces huit réponses partirent de tous les côtés de la salle avec la rapidité d’un feu de file[21], et prêtèrent d’autant plus à rire, que le pauvre père Goriot regardait les convives d’un air niais, comme un homme qui tâche de comprendre une langue étrangère.

– Cor? dit-il à Vautrin qui se trouvait près de lui.

– Cor aux pieds, mon vieux! dit Vautrin en enfonçant le chapeau du père Goriot par une tape qu’il lui appliqua sur la tête et qui le fit descendre jusque sur les yeux.

Le pauvre vieillard, stupéfait de cette brusque attaque, resta pendant un moment immobile. Christophe emporta l’assiette du bonhomme, croyant qu’il avait fini sa soupe; en sorte que quand Goriot, après avoir relevé son chapeau, prit sa cuiller, il frappa la table. Tous les convives éclatèrent de rire.

– Monsieur, dit le vieillard, vous êtes un mauvais plaisant, et si vous vous permettez encore de me donner de pareils renfoncements…

– Eh bien, quoi, papa? dit Vautrin en l’interrompant.

– Eh bien! vous payerez cela bien cher quelque jour…

– En enfer, pas vrai? dit le peintre, dans ce petit coin noir où l’on met les enfants méchants!

– Eh bien! mademoiselle, dit Vautrin à Victorine, vous ne mangez pas. Le papa s’est donc montré récalcitrant?

– Une horreur, dit madame Couture.

– Il faut le mettre à la raison, dit Vautrin.

– Mais, dit Rastignac, qui se trouvait assez près de Bianchon, mademoiselle pourrait intenter un procès sur la question des aliments, puisqu’elle ne mange pas. Eh! eh! voyez donc comme le père Goriot examine mademoiselle Victorine.

Le vieillard oubliait de manger pour contempler la pauvre jeune fille dans les traits de laquelle éclatait une douleur vraie, la douleur de l’enfant méconnu qui aime son père.

– Mon cher, dit Eugène à voix basse, nous nous sommes trompés sur le père Goriot. Ce n’est ni un imbécile ni un homme sans nerfs. Applique-lui ton système de Gall, et dis-moi ce que tu en penseras. Je lui ai vu cette nuit tordre un plat de vermeil, comme si c’est été de la cire, et dans ce moment l’air de son visage trahit des sentiments extraordinaires. Sa vie me parait être trop mystérieuse pour ne pas valoir la peine d’être étudiée. Oui, Bianchon, tu as beau rire, je ne plaisante pas.

 

– Cet homme est un fait médical, dit Bianchon, d’accord; s’il veut, je le dissèque.

– Non, tâte-lui la tête.

– Ah! bien, sa bêtise est peut-être contagieuse.

Le lendemain Rastignac s’habilla fort élégamment, et alla, vers trois heures de l’après-midi, chez madame de Restaud, en se livrant pendant la route à ces espérances étourdiment folles qui rendent la vie des jeunes gens si belle d’émotions: ils ne calculent alors ni les obstacles ni les dangers, ils voient en tout le succès, poétisent leur existence par le seul jeu de leur imagination, et se font malheureux ou tristes par le renversement de projets qui ne vivaient encore que dans leurs désirs effrénés; s’ils n’étaient pas ignorants et timides, le monde social serait impossible. Eugène marchait avec mille précautions pour ne se point crotter, mais il marchait en pensant à ce qu’il dirait à madame de Restaud, il s’approvisionnait d’esprit, il inventait les reparties d’une conversation imaginaire, il préparait ses mots fins, ses phrases à la Talleyrand, en supposant de petites circonstances favorables à la déclaration sur laquelle il fondait son avenir. Il se crotta, l’étudiant, il fut forcé de faire cirer ses bottes et brosser son pantalon au Palais-Royal. «Si j’étais riche, se dit-il en changeant une pièce de trente sous qu’il avait prise en cas de malheur, je serais allé en voiture, j’aurais pu penser à mon aise.»

Enfin il arriva rue du Helder et demanda la comtesse de Restaud. Avec la rage froide d’un homme sûr de triompher un jour, il reçut le coup d’œil méprisant des gens qui l’avaient vu traversant la cour à pied, sans avoir entendu le bruit d’une voiture à la porte. Ce coup d’œil lui fut d’autant plus sensible qu’il avait déjà compris son infériorité en entrant dans cette cour, où piaffait un beau cheval richement attelé à l’un de ces cabriolets pimpants qui affichent le luxe d’une existence dissipatrice, et sous-entendent l’habitude de toutes les félicités parisiennes. Il se mit, à lui tout seul, de mauvaise humeur. Les tiroirs ouverts dans son cerveau et qu’il comptait trouver pleins d’esprit se fermèrent, il devint stupide. En attendant la réponse de la comtesse, à laquelle un valet de chambre allait dire les noms du visiteur, Eugène se posa sur un seul pied devant une croisée de l’antichambre, s’appuya le coude sur une espagnolette, et regarda machinalement dans la cour. Il trouvait le temps long, il s’en serait allé s’il n’avait pas été doué de cette ténacité méridionale qui enfante des prodiges quand elle va en ligne droite.

– Monsieur, dit le valet de chambre, madame est dans son boudoir et fort occupée, elle ne m’a pas répondu; mais si monsieur veut passer au salon, il y a déjà quelqu’un.

Tout en admirant l’épouvantable pouvoir de ces gens qui, d’un seul mot, accusent ou jugent leurs maîtres, Rastignac ouvrit délibérément la porte par laquelle était sorti le valet de chambre, afin sans doute de faire croire à ces insolents valets qu’il connaissait les êtres de la maison; mais déboucha fort étourdiment dans une pièce où se trouvaient des lampes, des buffets, un appareil à chauffer des serviettes pour le bain, et qui menait à la fois dans un corridor obscur et dans un escalier dérobé. Les rires étouffés qu’il entendit dans l’antichambre mirent le comble à sa confusion.

– Monsieur, le salon est par ici, lui dit le valet de chambre avec ce faux respect qui semble être une raillerie de plus.

Eugène revint sur ses pas avec une telle précipitation qu’il se heurta contre une baignoire, mais il retint assez heureusement son chapeau pour l’empêcher de tomber dans le bain. En ce moment, une porte s’ouvrit au fond du long corridor éclairé par une petite lampe, Rastignac y entendit à la fois la voix de madame de Restaud, celle du père Goriot, et le bruit d’un baiser. Il entra dans la salle à manger, la traversa, suivit le valet de chambre, et rentra dans un premier salon où il resta posé devant la fenêtre, en s’apercevant qu’elle avait vue sur la cour. Il voulait voir si ce père Goriot était bien réellement son père Goriot. Le cœur lui battait étrangement, il se souvenait des épouvantables réflexions de Vautrin. Le valet de chambre attendait Eugène à la porte du salon, mais il en sortit tout à coup un élégant jeune homme, qui dit impatiemment: «Je m’en vais, Maurice. Vous direz à madame la comtesse que je l’ai attendue plus d’une demi-heure.» Cet impertinent, qui sans doute avait le droit de l’être, chantonna quelque roulade italienne en se dirigeant vers la fenêtre où stationnait Eugène, autant pour voir la figure de l’étudiant que pour regarder dans la cour.

– Mais monsieur le comte ferait mieux d’attendre encore un instant Madame a fini, dit Maurice en retournant à l’antichambre.

En ce moment, le père Goriot débouchait près de la porte cochère par la sortie du petit escalier. Le bonhomme tirait son parapluie et se disposait à le déployer, sans faire attention que la grande porte était ouverte pour donner passage à un jeune homme décoré qui conduisait un tilbury. Le père Goriot n’eut que le temps de se jeter en arrière pour n’être pas écrasé. Le taffetas du parapluie avait effrayé le cheval, qui fit un léger écart en se précipitant vers le perron. Ce jeune homme détourna la tête d’un air de colère, regarda le père Goriot, et lui fit, avant qu’il ne sortit, un salut qui peignait la considération forcée que l’on accorde aux usuriers dont on a besoin, ou ce respect nécessaire exigé par un homme taré, mais dont on rougit plus tard. Le père Goriot répondit par un petit salut amical, plein de bonhomie. Ces événements se passèrent avec la rapidité de l’éclair. Trop attentif pour s’apercevoir qu’il n’était pas seul, Eugène entendit tout à coup la voix de la comtesse.

– Ah! Maxime, vous vous en alliez, dit-elle avec un ton de reproche où se mêlait un peu de dépit.

La comtesse n’avait pas fait attention à l’entrée du tilbury. Rastignac se retourna brusquement et vit la comtesse coquettement vêtue d’un peignoir en cachemire blanc, à nœuds roses, coiffée négligemment, comme le sont les femmes de Paris au matin; elle embaumait, elle avait sans doute pris un bain, et sa beauté, pour ainsi dire assouplie, semblait plus voluptueuse; ses yeux étaient humides. L’œil des jeunes gens sait tout voir: leurs esprits s’unissent aux rayonnements de la femme comme une plante aspire dans l’air des substances qui lui sont propres. Eugène sentit donc la fraîcheur épanouie des mains de cette femme sans avoir besoin d’y toucher. Il voyait, à travers le cachemire, les teintes rosées du corsage que le peignoir, légèrement entrouvert, laissait parfois à nu, et sur lequel son regard s’étalait. Les ressources du busc étaient inutiles à la comtesse, la ceinture marquait seule sa taille flexible, son cou invitait à l’amour, ses pieds étaient jolis dans les pantoufles. Quand Maxime prit cette main pour la baiser, Eugène aperçut alors Maxime, et la comtesse aperçut Eugène.

– Ah! c’est vous, monsieur de Rastignac, je suis bien aise de vous voir, dit-elle d’un air auquel savent obéir les gens d’esprit.

Maxime regardait alternativement Eugène et la comtesse d’une manière assez significative pour faire décamper l’intrus.

– Ah çà, ma chère, j’espère que tu vas me mettre ce petit drôle à la porte!

Cette phrase était une traduction claire et intelligible des regards du jeune homme impertinemment fier que la comtesse Anastasie avait nommé Maxime, et dont elle consultait le visage de cette intention soumise qui dit tous les secrets d’une femme sans qu’elle s’en doute. Rastignac se sentit une haine violente pour ce jeune homme. D’abord les beaux cheveux blonds et bien frisés de Maxime lui apprirent combien les siens étaient horribles. Puis Maxime avait des bottes fines et propres, tandis que les siennes, malgré le soin qu’il avait pris en marchant, s’étaient empreintes d’une légère teinte de boue. Enfin Maxime portait une redingote qui lui serait élégamment la taille et le faisait ressembler à une jolie femme, tandis qu’Eugène avait à deux heures et demie un habit noir. Le spirituel enfant de la Charente sentit la supériorité que la mise donnait à ce dandy, mince et grand, à l’œil clair, au teint pâle, un de ces hommes capables de ruiner des orphelins. Sans attendre la réponse d’Eugène, madame de Restaud se sauva comme à tire-d’aile dans l’autre salon, en laissant flotter les pans de son peignoir qui se roulaient et se déroulaient de manière à lui donner l’apparence d’un papillon; et Maxime la suivit. Eugène furieux suivit Maxime et la comtesse. Ces trois personnages se trouvèrent donc en présence, à la hauteur de la cheminée, au milieu du grand salon. L’étudiant savait bien qu’il allait gêner cet odieux Maxime; mais, au risque de déplaire à madame de Restaud, il voulut gêner le dandy. Tout à coup, en se souvenant d’avoir vu ce jeune homme au bal de madame de Beauséant, il devina ce qu’était Maxime pour madame de Restaud, et avec cette audace juvénile qui fait commettre de grandes sottises ou obtenir de grand succès, il se dit: «Voilà mon rival, je veux triompher de lui.» L’imprudent! il ignorait que le comte Maxime de Trailles se laissait insulter, tirait le premier et tuait son homme. Eugène était un adroit chasseur, mais il n’avait pas encore abattu vingt poupées sur vingt-deux dans un tir. Le jeune comte se jeta dans une bergère au coin du feu, prit les pincettes et fouilla le foyer par un mouvement si violent, si grimaud, que le beau visage d’Anastasie se chagrina soudain. La jeune femme se tourna vers Eugène, et lui lança un de ces regards froidement interrogatifs qui disent si bien: «Pourquoi ne vous en allez-vous pas?» que les gens bien élevés savent aussitôt faire de ces phrases qu’il faudrait appeler des phrases de sortie.

Eugène prit un air agréable et dit: «Madame, j’avais hâte de vous voir pour…»

Il s’arrêta tout court. Une porte s’ouvrit. Le monsieur qui conduisait le tilbury se montra soudain, sans chapeau, ne salua pas la comtesse, regarda soucieusement Eugène, et tendit la main à Maxime, en lui disant: «Bonjour» avec une expression fraternelle qui surprit singulièrement Eugène. Les jeunes gens de province ignorent combien est douce la vie à trois.

– Monsieur de Restaud, dit la comtesse à l’étudiant en lui montrant son mari.

Eugène s’inclina profondément.

– Monsieur, dit-elle en continuant et en présentant Eugène au comte de Restaud, est monsieur de Rastignac, parent de madame la vicomtesse de Beauséant par les Marcillac, et que j’ai eu le plaisir de rencontrer à son dernier bal.

«Parent de madame la vicomtesse de Beauséant par les Marcillac!» ces mots, que la comtesse prononça presque emphatiquement, par suite de l’espace d’orgueil qu’éprouve une maîtresse de maison à prouver qu’elle n’a chez elle que des gens de distinction, furent d’un effet magique, le comte quitta son air froidement cérémonieux et salua l’étudiant.

– Enchanté, dit-il, monsieur, de pouvoir faire votre connaissance.

Le comte Maxime de Trailles lui-même jeta sur Eugène un regard inquiet et quitta tout à coup son air impertinent. Ce coup de baguette, dû à la puissante intervention d’un nom, ouvrit trente cases dans le cerveau du Méridional, et lui rendit l’esprit qu’il avait préparé. Une soudaine lumière lui fit voir clair dans l’atmosphère de la haute société parisienne, encore ténébreuse pour lui. La Maison-Vauquer, le père Goriot étaient alors bien loin de sa pensée.

– Je croyais les Marcillac éteints? dit le comte de Restaud à Eugène.

– Oui, monsieur, répondit-il. Mon grand-oncle, le chevalier de Rastignac, a épousé l’héritière de la famille de Marcillac. Il n’a eu qu’une fille, qui a épousé le maréchal de Clarimbault, aïeul maternel de madame de Beauséant. Nous sommes la branche cadette, branche d’autant plus pauvre que mon grand-oncle, vice-amiral, a tout perdu au service du Roi. Le gouvernement révolutionnaire n’a pas voulu admettre nos créances dans la liquidation qu’il a faite de la Compagnie des Indes.

– Monsieur, votre grand-oncle ne commandait-il pas le Vengeur avant 1789?

– Précisément.

– Alors, il a connu mon grand-père, qui commandait le Warwick.

Maxime haussa légèrement les épaules en regardant madame de Restaud, et eut l’air de lui dire: «S’il se met à causer marine avec celui-là nous sommes perdus.» Anastasie comprit le regard de monsieur de Trailles. Avec cette admirable puissance que possèdent les femmes, elle se mit à sourire en disant: «Venez, Maxime; j’ai quelque chose à vous demander. Messieurs, nous vous laisserons naviguer de conserve sur le Warwick et sur le Vengeur.» Elle se leva et fit un signe plein de traîtrise railleuse à Maxime, qui prit avec elle la route du boudoir. A peine ce couple morganatique, jolie expression allemande qui n’a pas son équivalent en français, avait-il atteint la porte que le comte interrompit sa conversation avec Eugène.

 

– Anastasie! restez donc, ma chère, s’écria-t-il avec humeur, vous savez bien que…

– Je reviens, je reviens, dit-elle en l’interrompant, il ne me faut qu’un moment pour dire à Maxime ce dont je veux le charger.

Elle revint promptement. Comme toutes les femmes qui, forcées d’observer le caractère de leurs maris pour pouvoir se conduire à leur fantaisie, savent reconnaître jusqu’où elles peuvent aller afin de ne pas perdre une confiance précieuse, et qui alors ne les choquent jamais dans les petites choses de la vie, la comtesse avait vu d’après les inflexions de la voix du comte qu’il n’y aurait aucune sécurité à rester dans le boudoir. Ces contretemps étaient dus à Eugène. Aussi la comtesse montra-t-elle l’étudiant d’un air et par un geste pleins de dépit à Maxime, qui dit fort épigrammatiquement au comte, à sa femme et à Eugène:

– Écoutez, vous êtes en affaires, je ne veux pas vous gêner; adieu. Il se sauva.

– Restez donc, Maxime! cria le comte.

– Venez dîner, dit la comtesse qui, laissant encore une fois Eugène et le comte, suivit Maxime dans le premier salon où ils restèrent assez de temps ensemble pour croire que monsieur de Restaud congédierait Eugène.

Rastignac les entendait tour à tour éclatant de rire, causant, se taisant; mais le malicieux étudiant faisait de l’esprit avec monsieur de Restaud, le flattait ou l’embarquait dans des discussions, afin de revoir la comtesse et de savoir quelles étaient ses relations avec le père Goriot. Cette femme, évidemment amoureuse de Maxime; cette femme, maîtresse de son mari, liée secrètement au vieux vermicellier, lui semblait tout un mystère. Il voulait pénétrer ce mystère, espérant ainsi pouvoir régner en souverain sur cette femme si éminemment Parisienne.

– Anastasie, dit le comte appelant de nouveau sa femme.

– Allons, mon pauvre Maxime, dit-elle au jeune homme, il faut se résigner. A ce soir…

– J’espère, Nasie, lui dit-il à l’oreille, que vous consignerez ce petit homme dont les yeux s’allumaient comme des charbons quand votre peignoir s’entrouvrait. Il vous ferait des déclarations, vous compromettrait, et vous me forceriez à le tuer.

– Êtes-vous fou, Maxime? dit-elle. Ces petits étudiants ne sont-ils pas, au contraire, d’excellents paratonnerres? Je le ferai, certes, prendre en grippe à Restaud.

Maxime éclata de rire et sortit suivi de la comtesse, qui se mit à la fenêtre pour le voir montant en voiture, faire piaffer son cheval, et agitant son fouet. Elle ne revint que quand la grande porte fut fermée.

– Dites donc, lui cria le comte quand elle rentra, ma chère, la terre où demeure la famille de monsieur n’est pas loin de Verteuil, sur la Charente. Le grand-oncle de monsieur et mon grand-père se connaissaient.

– Enchantée d’être en pays de connaissance, dit la comtesse distraite.

– Plus que vous ne le croyez, dit à voix basse Eugène.

– Comment? dit-elle vivement.

– Mais, reprit l’étudiant, je viens de voir sortir de chez vous un monsieur avec lequel je suis porte à porte dans la même pension, le père Goriot.

A ce nom enjolivé du mot père, le comte, qui tisonnait, jeta les pincettes dans le feu, comme si elles lui eussent brûlé les mains, et se leva.

– Monsieur, vous auriez pu dire monsieur Goriot! s’écria-t-il.

La comtesse pâlit d’abord en voyant l’impatience de son mari, puis elle rougit, et fut évidemment embarrassée; elle répondit d’une voix qu’elle voulut rendre naturelle, et d’un air faussement dégagé: «Il est impossible de connaître quelqu’un que nous aimions mieux…» Elle s’interrompit, regarda son piano, comme s’il se réveillait en elle quelque fantaisie, et dit:

– Aimez-vous la musique, monsieur?

– Beaucoup, répondit Eugène devenu rouge et bêtifié par l’idée confuse qu’il eut d’avoir commis quelque lourde sottise.

– Chantez-vous? s’écria-t-elle en s’en allant à son piano dont elle attaqua vivement toutes les touches en les remuant depuis l’ut d’en bas jusqu’au fa d’en haut. Rrrrah!

– Non, madame.

Le comte de Restaud se promenait de long en large.

– C’est dommage, vous êtes privé d’un grand moyen de succès.

– Ca-a-ro, ca-a-ro, ca-a-a-a-ro, non dubita-re, chanta la comtesse.

En prononçant le nom du père Goriot, Eugène avait donné un coup de baguette magique, mais dont l’effet était inverse de celui qu’avaient frappé ces mots: «parent de madame de Beauséant.» Il se trouvait dans la situation d’un homme introduit par faveur chez un amateur de curiosités, et qui, touchant par mégarde une armoire pleine de figures sculptées, fait tomber trois ou quatre têtes mal collées. Il aurait voulu se jeter dans un gouffre. Le visage de madame de Restaud était sec, froid, et ses yeux devenus indifférents fuyaient ceux du malencontreux étudiant.

– Madame, dit-il, vous avez à causer avec monsieur de Restaud, veuillez agréer mes hommages, et me permettre…

– Toutes les fois que vous viendrez, dit précipitamment la comtesse en arrêtant Eugène par un geste, vous êtes sûr de nous faire, à monsieur de Restaud comme à moi, le plus vif plaisir.

Eugène salua profondément le couple et sortit suivi de monsieur de Restaud, qui, malgré ses instances, l’accompagna jusque dans l’antichambre.

– Toutes les fois que monsieur se présentera, dit le comte à Maurice, ni madame ni moi nous n’y serons.

Quand Eugène mit pied sur le perron, il s’aperçut qu’il pleuvait.

– Allons, se dit-il, je suis venu faire une gaucherie dont j’ignore la cause et la portée, je gâterai par-dessus le marché mon habit et mon chapeau. Je devrais rester dans un coin à piocher le Droit, ne penser qu’à devenir un rude magistrat. Puis-je aller dans le monde quand, pour y manœuvrer convenablement, il faut un tas de cabriolets, de bottes cirées, d’agrès indispensables, de chaînes d’or, dès le matin des gants de daim blancs qui coûtent six francs, et toujours des gants jaunes le soir? Vieux drôle de père Goriot, va!

Quand il se trouva sous la porte de la rue, le cocher d’une voiture de louage, qui venait sans doute de remiser de nouveaux mariés et qui ne demandait pas mieux que de voler à son maître quelques courses de contrebande, fit à Eugène un signe en le voyant sans parapluie, en habit noir, gilet blanc, gants jaunes et bottes cirées. Eugène était sous l’empire de ces rages sourdes qui poussent un jeune homme à s’enfoncer de plus en plus dans l’abîme où il est entré, comme s’il espérait y trouver une heureuse issue. Il consentit par un mouvement de tête à la demande du cocher. Sans avoir plus de vingt-deux sous dans sa poche, il monta dans la voiture où quelques grains de fleurs d’oranger et des brins de cannetille attestaient le passage des mariés.

– Où monsieur va-t-il? demanda le cocher, qui n’avait déjà plus ses gants blancs.

– Parbleu! se dit Eugène, puisque je m’enfonce, il faut au moins que cela me serve à quelque chose! Allez à l’hôtel de Beauséant, ajouta-t-il à haute voix.

– Lequel? dit le cocher Mot sublime qui confondit Eugène. Cet élégant inédit ne savait pas qu’il y avait deux hôtels de Beauséant, il ne connaissait pas combien il était riche en parents qui ne se souciaient pas de lui.

– Le vicomte de Beauséant, rue…

– De Grenelle, dit le cocher en hochant la tête et l’interrompant. Voyez-vous, il y a encore l’hôtel du comte et du marquis de Beauséant, rue Saint-Dominique, ajouta-t-il en relevant le marchepied.

– Je le sais bien, répondit Eugène d’un air sec. Tout le monde aujourd’hui se moque donc de moi! dit-il en jetant son chapeau sur les coussins de devant. Voilà une escapade qui va me coûter la rançon d’un roi. Mais au moins je vais faire ma visite à ma soi-disant cousine d’une manière solidement aristocratique. Le père Goriot me coûte déjà au moins dix francs, le vieux scélérat! Ma foi, je vais raconter mon aventure à madame de Beauséant, peut-être la ferais-je rire. Elle saura sans doute le mystère des liaisons criminelles de ce vieux rat sans queue et de cette belle femme. Il vaut mieux plaire à ma cousine que de me cogner contre cette femme immorale, qui me fait l’effet d’être bien coûteuse. Si le nom de la belle vicomtesse est si puissant, de quel poids doit donc être sa personne? Adressons-nous en haut. Quand on s’attaque à quelque chose dans le ciel, il faut viser Dieu!

Ces paroles sont la formule brève des mille et une pensées entre lesquelles il flottait. Il reprit un peu de calme et d’assurance en voyant tomber la pluie. Il se dit que s’il allait dissiper deux des précieuses pièces de cent sous qui lui restaient, elles seraient heureusement employées à la conservation de son habit, de ses bottes et de son chapeau. Il n’entendit pas sans un mouvement d’hilarité son cocher criant: «La porte, s’il vous plaît?» Un suisse rouge et doré fit grogner sur ses gonds la porte de l’hôtel, et Rastignac vit avec une douce satisfaction sa voiture passant sous le porche, tournant dans la cour, et s’arrêtant sous la marquise du perron. Le cocher à grosse houppelande bleue bordée de rouge vint déplier le marchepied. En descendant de sa voiture, Eugène entendit des rires étouffés qui partaient sous le péristyle. Trois ou quatre valets avaient déjà plaisanté sur cet équipage de mariée vulgaire. Leur rire éclaira l’étudiant au moment où il compara cette voiture à l’un des plus élégants coupés de Paris, attelé de deux cheveux fringants qui avaient des roses à l’oreille, qui mordaient leur frein, et qu’un cocher poudré, bien cravaté, tenait en bride comme s’ils eussent voulu s’échapper. A la Chaussée-d’Antin, madame de Restaud avait dans sa cour le fin cabriolet de l’homme de vingt-six ans. Au faubourg Saint-Germain, attendait le luxe d’un grand seigneur, un équipage que trente mille francs n’auraient pas payé.

– Qui donc est là? se dit Eugène en comprenant un peu tardivement qu’il devait se rencontrer à Paris bien peu de femmes qui ne fussent occupées, et que la conquête d’une de ces reines coûtait plus que du sang. Diantre! ma cousine aura sans doute aussi son Maxime.

Il monta le perron la mort dans l’âme. A son aspect la porte vitrée s’ouvrit; il trouva les valets sérieux comme des ânes qu’on étrille. La fête à laquelle il avait assisté s’était donnée dans les grands appartements de réception, situés au rez-de-chaussée de l’hôtel de Beauséant. N’ayant pas eu le temps, entre l’invitation et le bal, de faire une visite à sa cousine, il n’avait donc pas encore pénétré dans les appartements de madame de Beauséant; il allait donc voir pour la première fois les merveilles de cette élégance personnelle qui trahit l’âme et les mœurs d’une femme de distinction. Étude d’autant plus curieuse que le salon de madame de Restaud lui fournissait un terme de comparaison. A quatre heures et demie la vicomtesse était visible. Cinq minutes plus tôt, elle n’eût pas reçu son cousin. Eugène, qui ne savait rien des diverses étiquettes parisiennes, fut conduit par un grand escalier plein de fleurs, blanc de ton, à rampe dorée, à tapis rouge, chez madame de Beauséant, dont il ignorait la biographie verbale, une de ces changeantes histoires qui se content tous les soirs d’oreille à oreille dans les salons de Paris.

14«santérama» – здоровьерама (здесь и далее – игра слов)
15estomac est descendue osque ad talones – зверски проголодаться
16«froitorama» – студерама, холодерама
17«froidorama» – студень, холодец
18le système de Gall – система Галля – учение о взаимозависимости между формой черепа и морально-этическими, а также умственными способностями.
19«soupeaurama» – супеорама (от слова суп)
20Hé, milord Gâôriotte, il être questionne dé véaus. – Эй, милорд Горио, есть разговор.
21unfeu de file – искра
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