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Malheur à qui est sous toi, et ne se révolte,
Car c’est juste raison de se soustraire
A qui de sang humain veut se nourrir,
s’écrie Sacchetti dans une furieuse invective adressée à Grégoire XI; il y rappelle les massacres ordonnés par le Cardinal de Genève:
… Le sang innocent de Cesena
Répandu par tes loups avec tant de rage:
Femmes grosses, vieilles, mortes en monceaux,
Les membres coupés, saignant par toutes veines;
Filles violées aux cris de: Qui en veut, la prenne!
D’autres réfugiées en nouveau servage;
Aucunes, avec leurs enfants, pour comble d’horreur,
Frappées à mort sur l’autel des églises.
O terre changée par elles en lac de sang rouge!
O Pontife!..45.
Mais il ne se contenta pas de faire des vers. Délégué comme ambassadeur de Florence près des seigneurs de la Romagne par le Conseil des Huit, magistrature dictatoriale créée en vue de la guerre, il se rendit à Bologne avec Matteo Velluti pour collègue, tandis que son frère, Giannozo Sacchetti, était envoyé au même titre à Sienne et à Chiusi; il acquit à la ligue Bologne et quelques autres villes, puis fut dépêché à Milan, y conclut l’alliance entre Barnabò Visconti et la République Florentine, et pendant cinq années ne cessa de réchauffer le zèle des adhérents, de susciter à l’Église de nouveaux ennemis. C’est à cette date que se rapportent ses relations avec les principaux chefs ou capitaines de la ligue: Malatesta de Rimini, Gambacorta de Pise, les Manfredi de Faënza, les Visconti, et surtout avec Ridolfo Varano de Camerino, qui eut le commandement en chef des forces alliées, et dont il rapporte tant de traits dans ses Nouvelles. Au retour de ses missions, en 1372, il fut surpris en mer par les Pisans et fait prisonnier; l’un de ses fils, qui l’accompagnait, Filippo, reçut une blessure grave pendant le combat. La République lui alloua soixante-dix florins d’or en dédommagement de ses pertes. Quelques années auparavant, il avait reçu de son pays une autre marque de faveur singulière. Son frère, Giannozo, se trouva compromis dans une obscure intrigue et convaincu de trahison: il affectait de grands principes religieux, couchait sur la dure, ne portait que des haillons, et n’avait pas laissé cependant d’accepter, en même temps que Franco, les fonctions d’ambassadeur; mais secrètement il travaillait pour le Pape et s’était abouché, à Padoue, avec les chefs des réfugiés Guelfes, que leur attachement au parti de l’Église avait fait bannir de Florence. De concert avec eux, il essaya de décider Carlo de Durazzo à s’emparer de Florence en se rendant à Naples, où il allait, sur la prière du Pape, chasser la reine Jeanne. Surpris avec quelques-uns des conjurés à Marignolle et mis à la torture, Giannozo avoua tout et fut condamné à mort; il eut la tête tranchée le 3 Octobre 1379. D’après une loi de Florence, nul des parents d’un condamné ne pouvait exercer de fonctions publiques: un décret de la Seigneurie, en date de 1380, releva expressément Franco Sacchetti de cette déchéance, manifestant ainsi la haute estime où le tenaient ses concitoyens. En 1383, Sacchetti fut élevé au Priorat; la date mérite d’être signalée: c’était au plus fort de la lutte entre Louis d’Anjou et Carlo de Durazzo, et la peste noire ayant fait de nouveau son apparition à Florence, les principaux habitants abandonnaient la ville, les magistrats désertaient leurs postes; il donna l’exemple du devoir. La même année, au sortir de sa charge, il entra au Conseil des Huit. Le reste de sa vie s’écoula dans des magistratures plus paisibles; on l’envoya successivement en qualité de Podestat à Bibbiena, à San-Miniato, puis à Portico (1398), avec le titre de Gouverneur de la province de Florence. Ses deux fils, Niccolo et Filippo Sacchetti, marchèrent sur ses traces; tous deux furent élevés au Priorat, comme leur père, et le second eut la charge de Gonfalonier de Justice en 1419.
Dans les loisirs que lui laissaient ses fonctions de Podestat, Franco Sacchetti continua de s’adonner à ses goûts littéraires; il ajouta un certain nombre de pièces à son recueil de Canzones et de Sonnets, rédigea ses Trecento Novelle et composa ses Sermons évangéliques. L’étrange discordance qui semble se manifester entre les Sermons, œuvre d’un homme profondément religieux, et les Nouvelles, pour la plupart hostiles aux prêtres, a fait incliner Bottari à croire que Sacchetti, après avoir mené une vie licencieuse, était devenu bigot dans sa vieillesse, par imbécillité. Le cas est fréquent; mais ce n’est pas celui de notre conteur. Cette hypothèse facile dispensait Bottari, prêtre lui-même, d’aller au fond des choses et d’expliquer comment on peut détester le clergé pour son esprit de domination, ses désordres et ses vices, tout en restant un parfait Chrétien, un croyant convaincu. Or, c’est bien là le cas de Sacchetti. En même temps qu’il se plaisait à recueillir ses Nouvelles, de la même plume il écrivait ses Sermons, au nombre de quarante-neuf, un par jour de Carême, et proposait à ses méditations les points les plus ardus de la doctrine catholique; il les écrivait, non pour les autres, mais pour lui-même, et sans doute afin de se raffermir dans sa foi, ébranlée par les spectacles qu’il avait eus sous les yeux. Adversaire acharné de l’Église, en tant que pouvoir temporel; détestant les cuistres, les cafards et les hypocrites, qu’il accable de ses traits satiriques; se moquant, comme Boccace, des reliques miraculeuses, des Saintes qui ont trois bras, des fioles de lait de la Vierge, des ridicules superstitions et surtout de ceux qui en vivent, il essaye pourtant de se persuader que le dogme reste sauf et que la religion n’est pas atteinte par la sottise ou l’impureté de ses ministres; il propose de châtrer tous les prêtres, seul moyen, à son avis, de leur donner de bonnes mœurs (le moyen est peut-être excessif), et en même temps il veut qu’on croie à ce qu’ils enseignent. C’est une inconséquence qui nous paraît aujourd’hui singulière: ce n’en était pas une à cette époque de foi sincère et naïve.
Pour offrir une idée complète de l’homme, de ses pensées intimes et de son talent dans des genres divers, nous avons traduit deux de ces Sermons. Le premier est tout dogmatique; l’auteur y expose le mystère de la présence réelle, d’après les arguments de l’école, ceux qui avaient cours alors: la pierre héliotrope, qui rend invisible; le poussin qui sort de l’œuf sans que personne l’y ait vu entrer, etc.; c’est un travail curieux et qui porte bien sa date. Le second, d’une forme plus littéraire, est une sorte d’oraison funèbre de Jésus-Christ, traitée avec une ampleur et une originalité magistrales; peu de prédicateurs du temps de Sacchetti auraient été capables d’écrire ce morceau d’éloquence sacrée. Parmi ses Nouvelles, nous avons choisi, sans autre parti pris que d’en tirer un livre agréable, celles que recommandent les mérites de la narration, l’intérêt du sujet, la franchise et le naturel du style. Nous aurions pu prendre un plus grand nombre de celles qui daubent sur les prêtres et les moines: elles sont toutes piquantes; mais c’eût été fausser l’esprit du recueil et présenter Sacchetti comme un auteur exclusivement irréligieux, ce qu’il est fort loin d’être. Prélats, hommes de guerre, grands seigneurs, paysans, bourgeois, moines, magistrats, bouffons de Cour à la langue affilée, nonnes confites en dévotion, maris trompés, femmes volages, il met tout le monde en scène, il sait sur tous une foule d’anecdotes et de bons mots; en choisissant les meilleurs, dans chaque sorte, nous avons conservé à l’ensemble sa physionomie générale.
Août 1879.
XII
LES NOUVELLES
DE BANDELLO46
Matteo Bandello n’est pas tout à fait aussi ignoré en France que bien d’autres Novellieri Italiens d’une valeur égale ou supérieure à la sienne; il occupe même chez nous un assez bon rang, grâce à trois circonstances particulières. Henri II, pour le récompenser de son attachement à notre cause durant les guerres d’Italie, en fit un prélat Français, un Évêque d’Agen; Shakespeare lui emprunta le sujet le plus populaire de ses tragédies, Roméo et Juliette, et la critique littéraire, toujours curieuse des sources d’où ont jailli les chefs-d’œuvre, s’est trouvée ainsi amenée à remettre en lumière celui qui passait pour le premier metteur en scène de ce dramatique sujet; deux écrivains Français du XVIe siècle, Boaistuau et son continuateur Belleforest, popularisèrent Bandello, et c’est par eux que Shakespeare le connut; leurs Histoires tragiques, extraites de l’Italien de Bandel, eurent plusieurs éditions consécutives. Voilà ses titres à la notoriété; ils sont pourtant de nature à le faire juger assez inexactement. Évêque, Bandello le fut le moins possible; à peine s’il exerça les fonctions épiscopales, s’étant empressé de déléguer ses pouvoirs à un collègue, afin de rester homme du monde, de vaquer à ses études favorites et de recueillir ses Nouvelles, dont il comptait se prévaloir auprès de la postérité bien plus que de la qualité de prélat; le sujet de Roméo et Juliette ne lui appartient pas absolument: il l’avait trouvé chez un autre conteur, Luigi da Porto, et se l’était approprié en lui donnant des formes nouvelles, une plus grande délicatesse dans la mise en scène, en en faisant un récit mieux lié, mérites qui sont grands assurément, mais qui ne peuvent faire oublier le premier inventeur; enfin, les Histoires tragiques de Boaistuau et de Belleforest sont leur œuvre personnelle à peu près autant que celle de Bandello, et le Privilège qui leur conférait le droit de publier ces Histoires était parfaitement dans le vrai en constatant qu’elles sont «traduites et enrichies outre l’invention de l’auteur». Il y a en effet, dans leur recueil, beaucoup trop de richesses qui leur sont propres. Non contents de bouleverser tout l’ordre des Nouvelles, afin de justifier leur titre en accordant la préférence aux plus tragiques, de retrancher les Dédicaces, qui donnent à chacune d’elles son cadre particulier, de ne respecter ni le style ni la manière de l’auteur, c’est-à-dire ce qui constitue sa personnalité littéraire, ils ont fréquemment modifié ses récits, altéré les circonstances, imaginé d’autres dénouements et intercalé partout des réflexions, des souvenirs de l’histoire Grecque et Romaine, des harangues, des lettres, des sonnets, des romances dont le texte n’offre pas la moindre trace.
Une chose frappe pourtant dans ce fatras et lui valut, il y a trois cents ans, une foule de lecteurs: c’est l’étonnante diversité et l’intérêt de ces Nouvelles, qui offrent pour la plupart les péripéties, les développements de caractère et de passion des romans modernes. En les accommodant au goût du jour, par de désastreuses amplifications, la prétendue traduction Française n’a pu entièrement leur enlever ce qui en constitue le nerf et l’attrait principal. Depuis Boccace, personne n’avait rassemblé un tel nombre de récits, de genres si variés, d’un accent si vrai, et tous de nature à piquer la curiosité, à exciter l’émotion. A ces mérites, qui sont ceux du fond, il faut joindre ceux de la forme, entièrement annulés par Belleforest, mais très réels dans le texte original, bien que Bandello se défende d’être un styliste et allègue qu’en qualité de Lombard il peut lui arriver d’écorcher la pure langue Florentine. Quoi qu’il en dise, c’est un écrivain du genre fleuri, habile à tout exprimer, et fort élégamment, à l’aide de métaphores ingénieuses, ne dédaignant pas le mot pour rire, et enjolivant jusqu’aux situations les plus brutales. S’il est parfois incorrect (il en demande l’absolution, croyons-le sur parole), ce n’est pas impuissance de mieux faire, c’est plutôt crainte que sa prose ne sente l’huile; il écrit comme il aurait conté dans un cercle de galants seigneurs et de jolies femmes, sachant très bien qu’on lui pardonnera une tournure familière, une répétition, s’il relève ces négligences par un trait délicat, une finesse de causeur, un mot piquant.
Pour restituer à ces Nouvelles leur véritable caractère, il ne suffisait pas de les traduire plus exactement qu’au XVIe siècle, il fallait encore leur rendre le cadre dans lequel l’auteur les avait placées. Bayle, en excusant Boaistuan et Belleforest de leur mauvais style, déclarait ne pouvoir leur pardonner d’avoir ajouté, retranché, modifié mille choses, et surtout d’avoir supprimé les Dédicaces; elles font partie intégrante du récit et n’en peuvent être distraites sans amoindrir l’intérêt. «Les Épîtres qui précèdent les Nouvelles, et qui leur servent d’introduction ou de commentaire, nous font connaître», dit Ginguené, «l’origine, l’occasion, les circonstances, les témoins de l’événement, et même le but, toujours moral, que l’auteur se propose; quelquefois on y trouve un tableau des opinions, des mœurs du temps auquel se rapporte le sujet de la Nouvelle, ce qui la rend encore plus vraisemblable et plus intéressante. C’est ainsi qu’il trace à Lancino Curzio et à Bartolomeo Ferraro, philosophe et poète, le tableau le plus vrai et le plus affligeant des vices dominants des femmes et des hommes de son temps. Il nous parle des erreurs des Protestants, mais sans taire les vices des Catholiques, et surtout des ecclésiastiques, qui les ont occasionnées. Il cherche encore à rétablir le véritable caractère politique ou littéraire de certains personnages que l’histoire ou la tradition vulgaire avaient altéré.» (Histoire littéraire d’Italie, tome VIII.)
Depuis Boccace, les Conteurs se mettaient presque tous l’esprit à la torture pour relier entre eux leurs récits, les encadrer dans une fiction agréable qui leur donnât en outre quelque vraisemblance. Mais il était difficile de surpasser, ou même d’égaler cette poétique mise en scène du Décaméron, dont les contrastes produisent un effet si puissant; le mieux qu’on imagina, ce fut de l’imiter. Ser Giovanni Fiorentino, Mariconda, Parabosco se contentèrent de diviser leurs histoires par séries, qu’ils appelèrent des Journées, comme Boccace; en une seule Journée, bien remplie, Firenzuola fit tenir toutes sortes de dissertations amoureuses et une dizaine d’agréables Nouvelles; Grazzini, plus connu sous le nom de Lasca, imagina une suite de Soupers (Cene) où chaque convive tient le dé à son tour; chez Strapparola, ce sont des Nuits, ou plus exactement des Veillées; le prétexte des Cent Nouvelles de Giraldi Cinthio, c’est la retraite à Marseille d’un certain nombre de réfugiés du sac de Rome, qui trompent les ennuis de l’exil par d’amusantes causeries; Erizzo, dans ses Six Journées, nous présente une petite société d’étudiants de Padoue s’exerçant, sur des sujets d’histoire ancienne et moderne, à l’art de la parole. Aucune de ces fictions n’a d’intérêt, et Sacchetti avait été peut-être mieux avisé en s’en passant. Bandello ne voulut pas suivre la route commune; en faisant précéder chacune de ses Nouvelles d’une dédicace, il leur donnait à toutes un cadre particulier, ce qui est assez ingénieux, et, par la même occasion, se disculpait à l’avance du reproche qu’on pourrait lui faire de traiter des sujets déjà mis en œuvre par d’autres. Ce n’est jamais lui qui raconte; il n’a l’air que de servir de secrétaire aux personnages qu’il désigne dans les Épîtres dédicatoires et de la bouche desquels il tient les détails, qu’il s’est borné, nous dit-il, à coucher sur le papier. Sa première Nouvelle, les Noces sanglantes (nous lui conservons ce titre, qui lui a été donné dans la présente traduction), se trouve presque mot pour mot dans Machiavel (Istorie Florentine, lib. II, 2 et 3); mais Bandello déclare l’avoir entendu raconter à l’Alamanni, qui peut-être la tenait de Machiavel; Luigi da Porto a le premier traité le sujet de Roméo et Juliette, mais Bandello nous le donne comme un récit que fit da Porto lui-même, en sa présence, aux bains de Caldiero; et ainsi des autres. Ces questions de priorité entre Conteurs n’ont, d’ailleurs, pas grand intérêt; un sujet maintes fois traité appartient, en définitive, à celui qui en a tiré le meilleur parti, et il convient de réserver l’accusation de plagiat aux véritables faits de piraterie, comme lorsque Brevio, un autre évêque, s’appropriait, sans y changer un mot, le Belphégor de Machiavel et l’insérait dans ses œuvres. Bandello, qui emprunte beaucoup aux uns et autres, y met toujours du sien, et quelquefois d’une façon assez amusante; ainsi, en reprenant un vieux fabliau Français, les Deux Changeurs (Legrand d’Aussy, tome IV), pour en tirer sa IIIe Nouvelle, il intervertit très judicieusement l’ordre des deux historiettes qui la composent, de façon à présenter le mauvais tour joué par Pompeio à Eleonora comme une revanche, tandis que le Changeur du fabliau, bafouant sa maîtresse sans provocation aucune, est assez odieux. Il ne se contente pas de cela, il nous fait sourire avec les précautions qu’il prend de ne pas désigner la ville où la scène se passe, de cacher les noms des personnages, parce que, dit-il, s’expliquer plus au clair ce serait vouloir mettre l’épée à la main à nombre de ses amis. Les héros de l’aventure, si toutefois elle n’est pas tout à fait imaginaire, étaient morts depuis deux ou trois cents ans; mais le moyen de ne pas ajouter une foi entière à un homme si prudent et si scrupuleux!
Un autre reproche, qui lui a été adressé avec tout autant de raison que celui de plagiat, c’est d’avoir une sorte de préférence pour les contes licencieux; ses deux anciens imitateurs Français, qui ne voyaient chez lui qu’aventures tragiques, se seraient donc bien trompés! Apostolo Zeno va jusqu’à dire que «la liberté des tableaux, et même des expressions, dans ses Nouvelles, ne fait honneur ni au Religieux qui les a écrites, ni à l’Évêque qui les a publiées;» Corniani le vilipende en qualité d’apologiste des passions: Bandello se contente d’en être le peintre, un peintre d’un coloris souvent vigoureux, et c’est abuser de la plaisanterie que de lui reprocher de chercher l’émotion et l’intérêt là précisément où il a chance de les rencontrer, dans les passions. Les trois Vertus théologales sont de charmantes personnes, capables d’inspirer d’excellentes homélies, mais on n’en a que faire à moins qu’on ne rédige les Vies des Saints; tant qu’il y aura au monde des poètes, des conteurs et des romanciers, ils s’adresseront de préférence aux sept Péchés capitaux: voilà les Saints de leur calendrier.
Septembre 1879.
XIII
LES RAGIONAMENTI
OU DIALOGUES DE P. ARETINO47
Le Pornodidascalus du grave professeur Allemand Gaspard Barth, est comme on le sait, ou comme on ne le sait pas, la traduction Latine de l’un des célèbres Ragionamenti de Pietro Aretino: le troisième Dialogue de la première Partie. C’est un livre bien intéressant, quoique le Latin, composé, non sur le texte original, mais sur une version ou imitation Espagnole, ne puisse naturellement laisser apercevoir que par à peu près, à travers un double voile, les mérites de l’ouvrage primitif. Ce Dialogue, qui traite de la Vie des Courtisanes, a toujours passé pour le plus curieux, sans que l’on sache au juste pourquoi, car les qualités qu’on lui trouve, les cinq autres Journées des Ragionamenti les ont absolument au même degré: c’est dans toutes la même verve endiablée, la même malignité d’observation et cette abondance de piquants détails, d’expressions pittoresques, de comparaisons singulières, cette extraordinaire variété de types pris sur le vif, de scènes caractéristiques, cette profusion de mots spirituels et de saillies d’une gaieté irrésistible, qui mettraient l’Arétin au rang des premiers écrivains et des meilleurs auteurs comiques, n’était sa mauvaise renommée.
Un jour que nous achevions la lecture du Pornodidascalus, l’envie nous prit de marcher sur les traces de Barth, de compléter son œuvre dans la même langue que lui, et de faire pour la Vie des Religieuses, la Vie des femmes mariées, l’Éducation de la Pippa, les Roueries des hommes et la Ruffianerie ce que le savant philologue avait fait pour la seule Vie des Courtisanes. Mais à mesure que nous avancions dans ce travail de Bénédictin, nous acquérions la certitude que le Diable n’est pas aussi noir qu’on veut bien le peindre; que ce qui nuit à l’Arétin, c’est moins ce qu’il est réellement, que ce qu’on le suppose être, d’après une multitude d’ordures éditées sous son nom; et nous remîmes l’ouvrage sur le métier, bien décidé à donner purement et simplement une traduction Française des six Journées. Cependant, pour ne pas tout perdre de cette version Latine qui nous avait donné beaucoup de mal, nous en avons laissé subsister çà et là quelques bribes, un mot, un lambeau de phrase, parfois une phrase entière, selon l’occurrence, selon que la langue de Pétrone nous semblait plus apte que celle de Bossuet à rendre avec précision la pensée de l’auteur, à mieux exprimer certaines délicatesses, certaines particularités.
De quelque façon que l’on s’y prenne, et tout en usant avec lui des ressources de deux idiomes, l’Arétin n’est pas des plus aisés à traduire: il a, comme Rabelais, son émule, trop d’originalité pour n’être pas souvent obscur; mais l’Elzevier de Leyde ou d’Amsterdam qui le réimprima en 1660 donne aux Lecteurs deux excellents conseils, dont nous avons fait notre profit comme traducteur. Le premier, c’est d’user de patience, à l’égard des endroits difficiles, et de bien réfléchir dessus, jusqu’à ce qu’on les ait compris; le second, c’est de posséder un bon Dictionnaire et de s’en servir. L’Arétin, pas plus que nul autre auteur, ne résiste à l’emploi de ces deux judicieuses recettes. Nous ne nous flattons point cependant de n’avoir pas laissé échapper quelque finesse trop déliée, quelque allusion trop lointaine. «Ces dialogues sont d’une telle difficulté,» dit leur éditeur, «que bien peu de gens, même parmi les Italiens de nation, en saisissent le sens, ce qui m’a décidé de placer en marge quelques notes, afin d’élucider les passages les plus obscurs et de donner la vraie signification des vocables les moins usités.» Ces notes marginales sont malheureusement de peu de valeur et n’éclaircissent pas grand’chose; elles manquent, comme la plupart de celles des commentateurs, aux endroits où on les désirerait le plus. Ce que nous retiendrons encore de la préface de cette édition, c’est l’appréciation suivante: «L’Arétin avait un tel talent pour traiter avec la plus exquise élégance n’importe quel sujet, qu’il en reçut le surnom de Divin; et, entre tous ses écrits, les plus dignes d’admiration et d’estime sont ses Capricieux et plaisants Ragionamenti. Capricieux48, ils le sont, en vérité, et de façon que l’on s’étonne qu’un esprit de cette trempe se soit amusé à traiter de semblables sujets; mais ils sont encore plus plaisants, et si comiques, qu’il n’est pas possible de les lire sans se retenir d’éclater de rire et d’admirer.»
Ces éloges paraîtront sans doute bien hyperboliques à ceux qui ne connaissent l’Arétin que par ces opuscules sans goût, sans esprit et sans style, publiés sous son nom depuis deux ou trois cents ans. Mais quoi! si l’Arétin était le cynique et mauvais écrivain que l’on suppose d’après ces œuvres apocryphes, sans prendre la peine de le juger sur les siennes propres, Gaspard Barth, en le traduisant «pour l’édification de la jeunesse Allemande,» ne l’appellerait pas «l’éminemment ingénieux et presque incomparable démonstrateur des vertus et des vices: ingeniosissimus et fere incomparabilis virtutum et vitiorum demonstrator;» tous ses contemporains ne l’eussent pas choyé, adulé à l’envi; des Rois, des Doges, des Cardinaux, des Princes, des grands seigneurs ne se seraient pas évertués à le combler de cadeaux; l’austère Michel-Ange n’aurait pas été son correspondant assidu; le Titien ne se serait pas laissé appeler par lui «mon compère», ni traiter si longtemps en hôte et commensal dans son splendide palais de Venise; il n’aurait pas fait dix fois son portrait ni chanté de si bon cœur Magnificat à sa table, en mangeant ses perdrix; un Pape ne se serait pas occupé de marier l’une de ses sœurs, un Médicis d’élever ses neveux; un autre Médicis, le chevaleresque Jean des Bandes noires, n’aurait pas tenu à l’avoir à son lit de mort, pour expirer entre ses bras; enfin l’Arioste, arrivé au bout de son long poème et feignant de voir, du haut du navire qui le ramène au port, tous ses amis rassemblés, pour lui faire fête, sur le rivage, n’aurait pas placé l’Arétin au milieu d’eux parmi les plus hautes illustrations de l’époque, et il ne s’écrierait pas avec joie en l’apercevant:
«… Ecco il Flagello
De Principi, il divin Pietro Aretino!»
(Roland furieux, ch. XLVI, st. 14.)
Octobre 1879.