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La Terre

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– C'est bien fait, crève dehors!

Fouan resta là, raidi, immobile, devant cette porte impitoyable, pendant que derrière lui, la pluie continuait avec son roulement monotone. Enfin, il se retourna, il se renfonça dans la nuit d'encre, que noyait cette chute lente et glacée du ciel.

Où alla-t-il? Il ne se le rappela jamais bien. Ses pieds glissaient dans les flaques, ses mains tâtonnaient pour ne pas se heurter contre les murs et les arbres. Il ne pensait plus, ne savait plus, ce coin de village dont il connaissait chaque pierre, était comme un lieu lointain, inconnu, terrible, où il se sentait étranger et perdu, incapable de se conduire. Il obliqua à gauche, craignit des trous, revint à droite, s'arrêta frissonnant, menacé de toutes parts. Et, ayant rencontré une palissade, il la suivit jusqu'à une petite porte, qui céda. Le sol se dérobait, il roula dans un trou. Là, on était bien, la pluie ne pénétrait pas, il faisait chaud; mais un grognement l'avait averti, il était avec un cochon, qui, dérangé, croyant à de la nourriture, lui poussait déjà son groin dans les côtes. Une lutte s'engagea, il était si faible, que la peur d'être dévoré le fit sortir. Alors, ne pouvant aller plus loin, il se coucha contre la porte, ramassé, roulé en boule, pour que l'avancement du toit le protégeât de l'eau. Des gouttes quand même continuèrent à lui tremper les jambes, des souffles lui glaçaient sur le corps ses vêtements mouillés. Il enviait le cochon, il serait retourné avec lui, s'il ne l'avait pas entendu, derrière son dos, manger la porte, avec des reniflements voraces.

Au petit jour, Fouan sortit de la somnolence douloureuse où il s'était anéanti. Une honte le reprenait, la honte de se dire que son histoire courait le pays, que tous le savaient par les routes, comme un pauvre. Quand on n'a plus rien, il n'y a pas de justice, il n'y a pas de pitié à attendre. Il fila le long des haies, avec l'inquiétude de voir une fenêtre s'ouvrir, quelque femme matinale le reconnaître. La pluie tombait toujours, il gagna la plaine, se cacha au fond d'une meule. Et la journée entière se passa pour lui à fuir de la sorte, d'abri en abri, dans un tel effarement, qu'au bout de deux heures, il se croyait découvert et changeait de trou. L'unique idée, maintenant, qui lui battait le crâne, était de savoir si ce serait bien long de mourir. Il souffrait moins du froid, la faim surtout le torturait, il allait pour sûr mourir de faim. Encore une nuit, encore un jour, peut-être. Tant qu'il fit clair, il ne faiblit pas, il aimait mieux finir ainsi que de retourner chez les Buteau. Mais une angoisse affreuse l'envahit avec le crépuscule qui tombait, une terreur de recommencer l'autre nuit, sous ce déluge entêté. Le froid le reprenait jusque dans les os, la faim lui rongeait la poitrine, intolérable. Lorsque le ciel fut noir, il se sentit comme noyé, emporté par ces ténèbres ruisselantes; sa tête ne commandait plus, ses jambes marchaient toutes seules, la bête l'emmenait; et ce fut alors que, sans l'avoir voulu, il se retrouva dans la cuisine des Buteau, dont il venait de pousser la porte.

Justement, Buteau et Lise achevaient la soupe aux choux de la veille. Lui, au bruit, avait tourné la tête, et il regardait Fouan, silencieux, fumant dans ses vêtements trempés. Un long temps se passa, il finit par dire avec un ricanement:

– Je savais bien que vous n'auriez pas de coeur.

Le vieux, fermé, figé, n'ouvrit pas les lèvres, ne prononça pas un mot.

– Allons, la femme, donne-lui tout de même la pâtée, puisque la faim le ramène.

Déjà, Lise s'était levée et avait apporté une écuellée de soupe. Mais Fouan reprit l'écuelle, alla s'asseoir à l'écart, sur un tabouret, comme s'il avait refusé de se mettre à la table, avec ses enfants; et, goulûment, par grosses cuillerées, il avala. Tout son corps tremblait, dans la violence de sa faim. Buteau, lui, achevait de dîner sans hâte, se balançant sur sa chaise, piquant de loin des morceaux de fromage, qu'il mangeait au bout de son couteau. La gloutonnerie du vieillard l'occupait, il suivait la cuillère des yeux, il goguenarda.

– Dites donc, ça parait vous avoir ouvert l'appétit, cette promenade au frais. Mais faudrait pas se payer ça tous les jours, vous coûteriez trop à nourrir.

Le père avalait, avalait, avec un bruit rauque du gosier, sans une parole.

Et le fils continua.

– Ah! ce bougre de farceur qui découche! Il est peut-être allé voir les garces… C'est donc ça qui vous a creusé, hein?

Pas de réponse encore, le même entêtement de silence, rien que la déglutition violente des cuillerées qu'il engouffrait.

– Eh! je vous parle, cria Buteau irrité, vous pourriez bien me faire la politesse de répondre.

Fouan ne leva même pas de la soupe ses yeux fixes et troubles. Il ne semblait ni entendre ni voir, isolé, à des lieues, comme s'il avait voulu dire qu'il était revenu manger, que son ventre était là, mais que son coeur n'y était plus. Maintenant il raclait le fond de l'écuelle avec la cuillère, rudement, pour ne rien perdre de sa portion.

Lise, remuée par cette grosse faim, se permit d'intervenir.

– Lâche-le, puisqu'il veut faire le mort.

– C'est qu'il ne va pas recommencer à se foutre de moi! reprit rageusement Buteau. Une fois, ça passe. Mais vous entendez, sacré têtu? que l'histoire d'aujourd'hui vous serve de leçon! Si vous m'embêtez encore, je vous laisse crever de faim sur la route!

Fouan, ayant fini, quitta péniblement sa chaise; et, toujours muet, de ce silence de tombe qui paraissait grandir, il tourna le dos, il se traîna sous l'escalier, jusqu'à son lit, où il se jeta tout vêtu. Le sommeil l'y foudroya, il dormit à l'instant, sans un souffle, sous un écrasement de plomb. Lise, qui vint le voir, retourna dire à son homme qu'il était peut-être bien mort. Mais Buteau, s'étant dérangé, haussa les épaules. Ah! ouiche, mort! est-ce que ça mourait comme ça? Fallait seulement qu'il eût tout de même roulé, pour être dans un état pareil. Le lendemain enfin lorsqu'ils entrèrent jeter un coup d'oeil, le vieux n'avait pas bougé; et il dormait encore le soir, et il ne se réveilla qu'au matin de la seconde nuit, après trente-six heures d'anéantissement.

– Tiens! vous rev'là! dit Buteau en ricanant. Moi qui croyais que ça continuerait, que vous ne mangeriez plus de pain!

Le vieux ne le regarda pas, ne répondit pas, et sortit s'asseoir sur la route, pour prendre l'air.

Alors, Fouan s'obstina. Il semblait avoir oublié les titres qu'on refusait de lui rendre; du moins, il n'en causait plus, il ne les cherchait plus, indifférent peut-être, en tous cas résigné; mais sa rupture était complète avec les Buteau, il restait dans son silence, comme séparé et enseveli. Jamais, dans aucune circonstance, pour aucune nécessité, il ne leur adressait la parole. La vie demeurait commune, il couchait là, mangeait là, il les voyait, les coudoyait du matin au soir; et pas un regard, pas un mot, l'air d'un aveugle et d'un muet, la promenade traînante d'une ombre, au milieu de vivants. Lorsqu'on se fut lassé de s'occuper de lui, sans en tirer un souffle, on le laissa à son obstination. Buteau, Lise elle-même, cessèrent également de lui parler, le tolérant autour d'eux comme un meuble qui aurait changé de place, finissant par perdre la conscience nette de sa présence. Le cheval et les deux vaches comptaient davantage.

De toute la maison, Fouan n'eut plus qu'un ami, le petit Jules, qui achevait sa neuvième année. Tandis que Laure, âgée de quatre ans, le regardait avec les yeux durs de la famille, se dégageait de ses bras, sournoise, rancunière, comme si elle eût déjà condamné cette bouche inutile, Jules se plaisait dans les jambes du vieux. Et il demeurait le dernier lien, qui le rattachait à la vie des autres, il servait de messager, quand la nécessité d'un oui ou d'un non devenait absolue. Sa mère l'envoyait, et il rapportait la réponse, car le grand-père, pour lui seul, sortait de son silence. Dans l'abandon où il tombait, l'enfant en outre, ainsi qu'une petite ménagère, l'aidait à faire son lit le matin, se chargeait de lui donner sa portion de soupe, qu'il mangeait près de la fenêtre, sur ses genoux, n'ayant jamais voulu reprendre sa place, à la table. Puis, ils jouaient ensemble. Le bonheur de Fouan était d'emmener Jules par la main, de marcher longtemps, droit devant eux; et, ces jours-là, il se soulageait de ce qu'il renfonçait en lui, il en disait, il en disait, à étourdir son compagnon, ne parlant déjà plus qu'avec difficulté, perdant l'usage de sa langue, depuis qu'il cessait de s'en servir. Mais le vieillard qui bégayait, le gamin qui n'avait d'autres idées que les nids et les mûres sauvages, se comprenaient très bien à causer, durant des heures. Il lui enseigna à poser des gluaux, il lui fabriqua une petite cage, pour y enfermer des grillons. Cette frêle main d'enfant dans la sienne, par les chemins vides de ce pays où il n'avait plus ni terres ni famille, c'était tout ce qui le soutenait, le faisait se plaire à vivre encore un peu.

Du reste, Fouan était comme rayé du nombre des vivants, Buteau agissait en son lieu et place, touchait et signait, sous le prétexte que le bonhomme perdait la tête. La rente de cent cinquante francs, provenant de la vente de la maison, lui était payée directement par M. Baillehache. Il n'avait eu qu'un ennui avec Delhomme, qui s'était refusé à verser les deux cents francs de la pension, entre des mains autres que celles de son père; et Delhomme exigeait donc la présence de celui-ci; mais il n'avait pas le dos tourné, que Buteau raflait la monnaie. Cela faisait trois cent cinquante francs, auxquels, disait-il d'une voix geignarde, il devait en ajouter autant et davantage, sans arriver à nourrir le vieux. Jamais il ne reparlait des titres; ça dormait-là, on verrait plus tard. Quant aux intérêts, ils passaient toujours, selon lui, à tenir l'engagement avec le père Saucisse, quinze sous chaque matin, pour l'achat à viager d'un arpent de terre. Il criait qu'on ne pouvait pas lâcher ce contrat, qu'il y avait trop d'argent engagé. Pourtant, le bruit courait que le père Saucisse, terrorisé, menacé d'un mauvais coup, avait consenti à le rompre, en lui rendant la moitié des sommes touchées, mille francs sur deux mille; et, si ce vieux filou se taisait, c'était par une vanité de gueux qui ne voulait point avoir été roulé à son tour. Le flair de Buteau l'avertissait que le père Fouan mourrait le premier: une supposition qu'on lui aurait donné une chiquenaude, à coup sûr, il ne se serait pas relevé.

 

Une année s'écoula, et Fouan, tout en déclinant chaque jour, durait quand même. Ce n'était plus le vieux paysan propret, avec son cuir bien rasé, ses pattes de lièvre correctes, portant des blouses neuves et des pantalons noirs. Dans sa face amincie, décharnée, il ne restait que son grand nez osseux qui s'allongeait vers la terre. Un peu chaque année, il s'était courbé davantage, et maintenant il allait, les reins cassés, n'ayant bientôt qu'à faire la culbute finale, pour tomber dans la fosse. Il se traînait sur deux bâtons, envahi d'une barbe blanche, longue et sale, usant les vêtements troués de son fils, si mal tenu, qu'il en était répugnant au soleil, ainsi que ces vieux rôdeurs de route en haillons, dont on s'écarte. Et, au fond de cette déchéance, la bête seule persistait, l'animal humain, tout entier à l'instinct de vivre. Une voracité le faisait se jeter sur sa soupe, jamais contenté, volant jusqu'aux tartines de Jules, si le petit ne les défendait pas. Aussi le réduisait-on, même on en profitait pour ne plus le nourrir assez, sous le prétexte qu'il en crèverait. Buteau l'accusait de s'être perdu, au Château, dans la compagnie de Jésus-Christ, ce qui était vrai; car cet ancien paysan sobre, dur à son corps, vivant de pain et d'eau, avait pris là des habitudes de godaille, le goût de la viande et de l'eau-de-vie, tellement les vices se gagnent vite, lors même que c'est un fils qui débauche son père. Lise avait dû enfermer le vin en le voyant disparaître. Les jours où l'on mettait un pot-au-feu, la petite Laure restait en faction autour. Depuis que le vieux avait fait la dette d'une tasse de café chez Lengaigne, celui-ci et Macqueron étaient prévenus qu'on ne les payerait pas, s'ils lui servaient des consommations à crédit. Il gardait toujours son grand silence tragique, mais parfois, lorsque son écuelle n'était pas pleine, lorsqu'on enlevait le vin sans lui donner sa part, il fixait longuement sur Buteau des yeux irrités, dans la rage impuissante de son appétit.

– Oui, oui, regardez-moi disait Buteau, si vous croyez que je nourris les bêtes à ne rien foutre! Quand on aime la viande, on la gagne, bougre de goinfre!.. Hein? n'avez-vous pas honte d'être tombé dans la débauche à votre âge!

Fouan, qui n'était pas retourné chez les Delhomme par un entêtement d'orgueil, ulcéré du mot que sa fille avait dit, en arriva à tout endurer des Buteau, les mauvaises paroles, même les bourrades. Il ne songeait plus à ses autres enfants; il s'abandonnait là, dans une telle lassitude, que l'idée de s'en tirer ne lui venait point: ça ne marcherait pas mieux ailleurs, à quoi bon? Fanny, lorsqu'elle le rencontrait, passait raide, ayant juré de ne jamais lui reparler la première. Jésus-Christ, meilleur enfant, après lui avoir gardé rancune de la sale façon dont il avait quitté le Château, s'était amusé un soir à le griser abominablement chez Lengaigne puis à le ramener ainsi devant sa porte: une histoire terrible, la maison en l'air, Lise obligée de laver la cuisine, Buteau jurant qu'une autre fois il le ferait coucher sur le fumier; de sorte que le vieux, craintif, se méfiait maintenant de son aîné, au point d'avoir le courage de refuser les rafraîchissements. Souvent aussi, il voyait la Trouille avec ses oies, quand il s'asseyait dehors, au bord d'un chemin. Elle s'arrêtait, le fouillait de ses yeux minces, causait un instant, tandis que ses bêtes, derrière elle, l'attendaient debout sur une patte, le cou en arrêt. Mais, un matin, il constata qu'elle lui avait volé son mouchoir; et, dès lors, du plus loin qu'il l'aperçut, il agita ses bâtons pour la chasser. Elle rigolait, s'amusait à lancer ses oies sur lui, ne se sauvait que lorsqu'un passant menaçait de la gifler, si elle ne laissait pas son grand-père tranquille.

Cependant, jusque-là, Fouan avait pu marcher, et c'était une consolation, car il s'intéressait encore à la terre, il montait toujours revoir ses anciennes pièces, dans cette manie des vieux passionnés que hantent leurs anciennes maîtresses d'autrefois. Il errait lentement par les routes, de sa marche blessée de vieil homme; il s'arrêtait au bord d'un champ, demeurait des heures planté sur ses cannes; puis, il se traînait devant un autre, s'y oubliait de nouveau, immobile, pareil à un arbre poussé là, desséché de vieillesse. Ses yeux vides ne distinguaient plus nettement ni le blé, ni l'avoine, ni le seigle. Tout se brouillait, et c'étaient des souvenirs confus qui se levaient du passé: cette pièce, en telle année, avait rapporté tant d'hectolitres. Même les dates, les chiffres finissaient par se confondre. Il ne lui restait qu'une sensation vive, persistante: la terre, la terre qu'il avait tant désirée, tant possédée, la terre à qui pendant soixante ans, il avait tout donné, ses membres, son coeur, sa vie, la terre ingrate, passée aux bras d'un autre mâle, et qui continuait de produire sans lui réserver sa part! Une grande tristesse le poignait, à cette idée qu'elle ne le connaissait plus, qu'il n'avait rien gardé d'elle ni un sou ni une bouchée de pain, qu'il lui fallait mourir, pourrir en elle, l'indifférente qui, de ses vieux os, allait se refaire de la jeunesse. Vrai! pour en arriver là, nu et infirme, ça ne valait guère la peine de s'être tué au travail! Quand il avait rôdé ainsi autour de ses anciennes pièces, il se laissait tomber sur son lit, dans une telle lassitude, qu'on ne l'entendait même plus souffler.

Mais ce dernier intérêt qu'il prenait à vivre, s'en allait avec ses jambes. Bientôt, il lui devint si pénible de marcher, qu'il ne s'écarta guère du village. Par les beaux jours, il avait trois ou quatre stations préférées: les poutres devant la maréchalerie de Clou, le pont de l'Aigre, un banc de pierre près de l'école; et il voyageait lentement de l'une à l'autre, mettant une heure pour faire deux cents mètres, tirant sur ses sabots comme sur des voitures lourdes, débauché, déjeté, dans le roulis cassé de ses reins. Souvent, il s'oubliait l'après-midi entière au bout d'une poutre, accroupi, à boire le soleil. Une hébétude l'immobilisait, les yeux ouverts. Des gens passaient qui ne le saluaient plus, car il devenait une chose. Sa pipe même lui était une fatigue, il cessait de fumer, tant elle pesait à ses gencives, sans compter que le gros travail de la bourrer et de l'allumer, l'épuisait. Il avait l'unique désir de ne pas bouger de place, glacé, grelottant, dès qu'il remuait, sous l'ardent soleil de midi. C'était, après la volonté et l'autorité mortes, la déchéance dernière, une vieille bête souffrant, dans son abandon, la misère d'avoir vécu une existence d'homme. D'ailleurs, il ne se plaignait point, fait à cette idée du cheval fourbu, qui a servi et qu'on abat, quand il mange inutilement son avoine. Un vieux, ça ne sert à rien et ça coûte. Lui-même avait souhaité la fin de son père. Si, à leur tour, ses enfants désiraient la sienne, il n'en ressentait ni étonnement ni chagrin. Ça devait être.

Lorsqu'un voisin lui demandait:

– Eh bien! père Fouan, vous allez donc toujours!

– Ah! grognait-il, c'est bougrement long de crever, et ce n'est pourtant pas la bonne volonté qui manque!

Et il disait vrai, dans son stoïcisme de paysan qui accepte la mort, qui la souhaite, dès qu'il redevient nu et que la terre le reprend.

Une souffrance encore l'attendait. Jules se dégoûta de lui, détourné par la petite Laure. Celle-ci, lorsqu'elle le voyait avec le grand-père, semblait jalouse. Il les embêtait, ce vieux! c'était plus amusant de jouer ensemble. Et, si son frère ne la suivait pas, elle se pendait à ses épaules, l'emmenait. Ensuite, elle se faisait si gentille, qu'il en oubliait son service de ménagère complaisante. Peu à peu, elle se l'attacha complètement, en vraie femme déjà qui s'était donné la tâche de cette conquête.

Un soir, Fouan, était allé attendre Jules devant l'école, si las, qu'il avait songé à lui, pour remonter la côte. Mais Laure sortit avec son frère; et, comme le vieux, de sa main tremblante, cherchait la main du petit, elle eut un rire méchant.

– Le v'là encore qui t'embête, lâche-le donc!

Puis, se retournant vers les autres galopins:

– Hein? est-il couenne de se laisser embêter!

Alors, Jules, au milieu des huées, rougit, voulut faire l'homme, s'échappa d'un saut, en criant le mot de sa soeur à son vieux compagnon de promenades:

– Tu m'embêtes!

Effaré, les yeux obscurcis de larmes, Fouan trébucha, comme si la terre lui manquait, avec cette petite main qui se retirait de lui. Les rires augmentaient, et Laure força Jules à danser autour du vieillard, à chanter sur un air de ronde enfantine:

– Tombera, tombera pas… son pain sec mangera, qui le ramassera…

Fouan, défaillant, mit près de deux heures à rentrer seul, tant il traînait les pieds, sans force. Et ce fut la fin, l'enfant cessa de lui apporter sa soupe et de faire son lit, dont la paillasse n'était pas retournée une fois par mois. Il n'eut même plus ce gamin à qui causer, il s'enfonça dans l'absolu silence, sa solitude se trouva élargie et complète. Jamais un mot, sur rien, à personne.

III

Les labours d'hiver tiraient à leur fin, et par cette après-midi de février, sombre et froide, Jean, avec sa charrue, venait d'arriver à sa grande pièce des Cornailles, où il lui restait à faire deux bonnes heures de besogne. C'était un bout de la pièce qu'il voulait semer de blé, une variété écossaise de poulard, une tentative que lui avait conseillée son ancien maître Hourdequin en mettant même à sa disposition quelques hectolitres de semence.

Tout de suite, Jean enraya, à la place où il avait dérayé la veille; et, faisant mordre le soc, les mains aux mancherons de la charrue, il jeta à son cheval le cri rauque dont il l'excitait.

– Dia hue! hep!

Des pluies battantes, après de grands soleils, avaient durci l'argile du sol, si profondément, que le soc et le coutre détachaient avec peine la bande qu'ils tranchaient, dans ce labour à plein fer. On entendait la motte épaisse grincer contre le versoir qui la retournait enfouissant au fond le fumier, dont une couche étalée couvrait le champ. Parfois, un obstacle, une pierre, donnait une secousse.

– Dia hue! hep!

Et Jean, de ses bras tendus veillait à la rectitude parfaite du sillon, si droit, qu'on l'aurait dit tracé au cordeau; tandis que son cheval, la tête basse, les pieds enfoncés dans la raie, tirait d'un train uniforme et continu. Lorsque la charrue s'empâtait, il en détachait la boue et les herbes, d'un branle de ses deux poings; puis elle glissait de nouveau en laissant derrière elle la terre mouvante et comme vivante, soulevée, grasse, à nu jusqu'aux entrailles.

Quand il fut au bout du sillon, il tourna, en commença un autre. Bientôt, une sorte de griserie lui vint de toute cette terre remuée, qui exhalait une odeur forte, l'odeur des coins humides où fermentent les germes. Sa marche lourde, la fixité de son regard, achevaient de l'étourdir. Jamais il ne devait devenir un vrai paysan. Il n'était pas né dans ce sol, il restait l'ancien ouvrier des villes, le troupier qui avait fait la campagne d'Italie; et ce que les paysans ne voient pas, ne sentent pas, lui le voyait, le sentait, la grande paix triste de la plaine, le souffle puissant de la terre, sous le soleil et sous la pluie. Toujours il avait eu des idées de retraite à la campagne. Mais quelle sottise de s'être imaginé que, le jour où il lâcherait le fusil et le rabot, la charrue contenterait son goût de la tranquillité! Si la terre était calme, bonne à ceux qui l'aiment, les villages collés sur elle comme des nids de vermine, les insectes humains vivant de sa chair, suffisaient à le déshonorer et à en empoisonner l'approche. Il ne se souvenait pas d'avoir souffert autant que depuis son arrivée, déjà lointaine, à la Borderie.

Jean dut soulever un peu les mancherons, pour donner de l'aisance. Une légère déviation du sillon lui causa de l'humeur. Il tourna, s'appliqua davantage, en poussant son cheval.

– Dia hue! hep!

– Oui, que de misères, en ces dix années! D'abord, sa longue attente de Françoise; ensuite, la guerre avec les Buteau. Pas un jour ne s'était passé sans vilaines choses. Et, à cette heure qu'il avait Françoise, depuis deux ans qu'ils étaient mariés, pouvait-il se dire heureux? S'il l'aimait toujours, lui, il avait bien deviné qu'elle ne l'aimait pas, qu'elle ne l'aimerait jamais, comme il aurait désiré l'être, à pleins bras, à pleine bouche. Tous deux vivaient en bon accord, le ménage prospérait, travaillait, économisait. Mais ce n'était point ça, il la sentait loin, froide, occupée d'une autre idée, au lit, quand il la tenait. Elle se trouvait enceinte de cinq mois, un de ces enfants faits sans plaisir, qui ne donnent que du mal à leur mère. Cette grossesse ne les avait même pas rapprochés. Il souffrait surtout d'un sentiment de plus en plus net, éprouvé le soir de leur entrée dans la maison, le sentiment qu'il demeurait un étranger pour sa femme; un homme d'un autre pays, poussé ailleurs, on ne savait où, un homme qui ne pensait pas comme ceux de Rognes, qui lui paraissait bâti différemment, sans lien possible avec elle, bien qu'il l'eût rendue grosse. Après le mariage, exaspérée contre les Buteau, elle avait, un samedi, rapporté de Cloyes une feuille de papier timbré, afin de tout laisser par testament à son mari, car elle s'était fait expliquer comment la maison et la terre retourneraient à sa soeur si elle mourait avant d'avoir un enfant, l'argent et les meubles entrant seuls dans la communauté; puis, sans lui donner aucune explication à ce sujet, elle semblait s'être ravisée, la feuille était encore dans la commode, toute blanche; et il en avait ressenti un grand chagrin secret, non qu'il fût intéressé, mais il voyait là un manque d'affection. D'ailleurs, aujourd'hui que le petit allait naître, à quoi bon un testament? Il n'en avait pas moins le coeur gros, chaque fois qu'il ouvrait la commode et qu'il apercevait le papier timbré, devenu inutile.

 

Jean s'arrêta, laissa souffler son cheval. Lui-même secouait son étourdissement, dans l'air glacé. D'un lent regard, il regarda l'horizon vide, la plaine immense, où d'autres attelages, très loin, se noyaient sous le gris du ciel. Il fut surpris de reconnaître le père Fouan, qui revenait de Rognes par le chemin neuf, cédant encore à quelque souvenir, à un besoin de revoir un coin de champ. Puis, il baissa la tête, il s'absorba une minute dans la vue du sillon ouvert, de la terre éventrée à ses pieds: elle était jaune et forte au fond, la motte retournée avait apporté à la lumière comme une chair rajeunie, tandis que, dessous, le fumier s'enterrait en un lit de fécondation grasse; et ses réflexions devenaient confuses, la drôle d'idée qu'on avait eue de fouiller ainsi le sol pour manger du pain, l'ennui où il était de ne pas se sentir aimé de Françoise, d'autres choses plus vagues, sur ce qui poussait là, sur son petit qui naîtrait bientôt, sur tout le travail qu'on faisait, sans en être souvent plus heureux. Il reprit les mancherons, il jeta son cri guttural.

– Dia hue! hep!

Jean achevait son labour, lorsque Delhomme, qui revenait à pied d'une ferme voisine, s'arrêta au bord du champ.

– Dites donc, Caporal, vous savez la nouvelle… Paraît qu'on va avoir la guerre.

Il lâcha la charrue, il se releva, saisi, étonné du coup qu'il recevait au coeur.

– La guerre, comment ça?

Mais avec les Prussiens, à ce qu'on m'a dit… C'est dans les journaux.

Les yeux fixes, Jean revoyait l'Italie, les batailles de là-bas, ce massacre dont il avait été si heureux de se tirer, sans une blessure. A cette époque, de quelle ardeur il aspirait à vivre tranquille, dans son coin! et voilà que cette parole, criée d'une route par un passant, cette idée de la guerre lui allumait tout le sang du corps!

– Dame! si les Prussiens nous emmerdent… On ne peut pas les laisser se foutre de nous.

Delhomme n'était pas de cet avis. Il hocha la tête, il déclara que ce serait la fin des campagnes, si l'on y revoyait les Cosaques comme après Napoléon. Ça ne rapportait rien de se cogner; valait mieux s'entendre.

– Ce que j'en dis, c'est pour les autres… J'ai mis de l'argent, chez monsieur Baillehache. Quoi qu'il arrive, Nénesse, qui tire demain, ne partira pas.

– Bien sûr, conclut Jean, calmé. C'est comme moi, qui ne leur dois plus rien et qui suis marié à cette heure, je m'en fiche qu'ils se battent!.. Ah! c'est avec les Prussiens! Eh bien! on leur allongera une raclée, voilà tout!

– Bonsoir, Caporal!

– Bonsoir!

Delhomme repartit, s'arrêta plus loin pour crier de nouveau la nouvelle, la cria plus loin une troisième fois; et la menace de la guerre prochaine vola par la Beauce, dans la grande tristesse du ciel de cendre.

Jean, ayant terminé, eut l'idée d'aller tout de suite à la Borderie chercher la semence promise. Il détela, laissa la charrue au bout du champ, sauta sur son cheval. Comme il s'éloignait, la pensée de Fouan lui revint, il le chercha et ne le trouva plus. Sans doute, le vieux s'était mis à l'abri du froid, derrière une meule de paille, restée dans la pièce aux Buteau.

A la Borderie, après avoir attaché sa bête, Jean appela inutilement; tout le monde devait être en besogne dehors; et il était entré dans la cuisine vide, il tapait du poing sur la table, lorsqu'il entendit enfin la voix de Jacqueline monter de la cave, où se trouvait la laiterie. On y descendait par une trappe, qui s'ouvrait au pied même de l'escalier, si mal placée, qu'on redoutait toujours des accidents.

– Hein? qui est-ce?

Il s'était accroupi sur la première marche du petit escalier raide, et elle le reconnut d'en bas.

Tiens, Caporal!

Lui aussi la voyait, dans le demi-jour de la laiterie, éclairée par un soupirail. Elle travaillait là, au milieu des jattes, des crémoirs, d'où le petit-lait s'en allait goutte à goutte, dans une auge de pierre; et elle avait les manches retroussées jusqu'aux aisselles, ses bras nus étaient blancs de crème.

– Descends donc… Est-ce que je te fais peur?

Elle le tutoyait comme autrefois, elle riait de son air de fille engageante. Mais lui, gêné, ne bougeait pas.

– C'est pour la semence que le maître m'a promise.

– Ah! oui, je sais… Attends, je monte.

Et, quand elle fut au grand jour, il la trouva toute fraîche, sentant bon le lait, avec ses bras nus et blancs. Elle le regardait de ses jolis yeux pervers, elle finit par demander d'un air de plaisanterie:

– Alors, tu ne m'embrasses pas?.. Ce n'est pas parce qu'on est marié qu'on doit être mal poli.

Il l'embrassa, en affectant de faire claquer fortement les deux baisers sur les joues, pour dire que c'était simplement de bonne amitié. Mais elle le troublait, des souvenirs lui remontaient de tout le corps, dans un petit frisson. Jamais avec sa femme, qu'il aimait tant, il n'avait éprouvé ça.

– Allons, viens, reprit Jacqueline. Je vas te montrer la semence…

Imagine-toi que la servante elle-même est au marché.

Elle traversa la cour, entra dans la grange au blé, tourna derrière une pile de sac; et c'était là, contre le mur, en un tas que des planches maintenaient. Il l'avait suivie, il étouffa un peu de se trouver ainsi seul avec elle, au fond de ce coin perdu. Tout de suite, il affecta s'intéresser à la semence, une belle variété écossaise de poulard.

– Oh! qu'il est gros!

Mais elle eut son roucoulement de gorge, elle le ramena vite au sujet qui l'intéressait.

– Ta femme est enceinte, vous vous en donnez, hein?.. Dis donc, est-ce que ça va avec elle? est-ce que c'est aussi gentil qu'avec moi?

Il devint très rouge, elle s'en amusa, enchantée de le bouleverser de la sorte. Puis, elle parut s'assombrir, sous une pensée brusque.

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