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Le Ventre de Paris

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– Monsieur Gavard, dit le jeune homme, m'envoie pour vous demander…

Il s'arrêta, regarda autour de lui, et baissant la voix:

– Il m'a bien recommandé d'attendre qu'il n'y eût personne et de vous répéter ces paroles, qu'il m'a fait apprendre par coeur: « Demande-leur s'il n'y a aucun danger, et si je puis aller causer avec eux de ce qu'ils savent. »

– Dis à monsieur Gavard que nous l'attendons, répondit Lisa, habituée aux allures mystérieuses du marchand de volailles.

Mais Marjolin ne s'en alla pas; il restait en extase devant la belle charcutière, d'un air de soumission câline. Comme touchée de cette adoration muette, elle reprit:

– Te plais-tu chez monsieur Gavard? Ce n'est pas un méchant homme, tu feras bien de le contenter.

– Oui, madame Lisa.

– Seulement, tu n'es pas raisonnable, je t'ai encore vu sur les toits des Halles, hier; puis, tu fréquentes un tas de gueux et de gueuses. Te voilà homme, maintenant; il faut pourtant que tu songes à l'avenir.

– Oui, madame Lisa.

Elle dut répondre à une dame qui venait commander une livre de côtelettes aux cornichons. Elle quitta le comptoir, alla devant le billot, au fond de la boutique. Là, avec un couteau mince, elle sépara trois côtelettes d'un carré de porc; et, levant un couperet, de son poignet nu et solide, elle donna trois coups secs. Derrière, à chaque coup, sa robe de mérinos noir se levait légèrement; tandis que les baleines de son corset marquaient sur l'étoffe tendue du corsage. Elle avait un grand sérieux, les lèvres pincées, les yeux clairs, ramassant les côtelettes et les pesant d'une main lente.

Quand la dame fut partie et qu'elle aperçut Marjolin ravi de lui avoir vu donner ces trois coups de couperet, si nets et si roides:

– Comment! tu es encore là? cria-t-elle.

Et il allait sortir de la boutique, lorsqu'elle le retint.

– Écoute, lui dit-elle, si je te revois avec ce petit torchon de Cadine… Ne dis pas non. Ce matin, vous étiez encore ensemble à la triperie, à regarder casser des tètes de mouton… Je ne comprends pas comment un bel homme comme toi puisse se plaire avec cette traînée, cette sauterelle… Allons, va, dis à monsieur Gavard qu'il vienne tout de suite, pendant qu'il n'y a personne.

Marjolin s'en alla confus, l'air désespéré, sans répondre.

La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peu tournée du côté des Halles; et Florent la contemplait, muet, étonné de la trouver si belle. Il l'avait mal vue jusque-là, il ne savait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait, au-dessus des viandes du comptoir. Devant elle, s'étalaient, dans des plats de porcelaine blanche, les saucissons d'Arles et de Lyon entamés, les langues et les morceaux de petit salé cuits à l'eau, la tête de cochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte de sardines dont le métal crevé montrait un lac d'huile; puis, à droite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d'Italie et de fromage de cochon, un jambon ordinaire d'un rose pâle, un jambon d'York à la chair saignante, sous une large bande de graisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les plats de la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure aux pistaches; tandis que, tout près d'elle, sous sa main, étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans des terrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le lard de poitrine sur la petite étagère de marbre, au bout du comptoir; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graisse de rôti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tâta l'étuve dont le réchaud mourait; et, silencieuse, elle tourna la tête de nouveau, elle se remit à regarder au fond des Halles. Le fumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paix lourde, par l'odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait une fraîcheur superbe; la blancheur de son tablier et de ses manches continuait la blancheur des plats, jusqu'à son cou gras, à ses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et les pâleurs des graisses transparentes. Intimidé à mesure qu'il la regardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit par l'examiner à la dérobée, dans les glaces, autour de la boutique. Elle s'y reflétait de dos, de face, de côté; même au plafond, il la retrouvait, la tête eu bas, avec son chignon serré, ses minces bandeaux, collés sur les tempes. C'était toute une foule de Lisa, montrant la largeur des épaules, l'emmanchement puissant des bras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu'elle n'éveillait aucune pensée charnelle et qu'elle ressemblait à un ventre. Il s'arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu'il avait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs. Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres à dents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquer pendaient; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, ses lignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reine empâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, la belle charcutière se pencha, sourit d'une façon amicale aux deux poissons rouges qui nageaient dans l'aquarium de l'étalage, continuellement.

Gavard entrait. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l'air important. Quand il se fut assis de biais sur une petite table de marbre, laissant Florent sur sa chaise, Lisa dans son comptoir, et Quenu adossé contre un demi-porc, il annonça enfin qu'il avait trouvé une place pour Florent, et qu'on allait rire, et que le gouvernement serait joliment pincé!

Mais il s'interrompit brusquement, en voyant entrer mademoiselle Saget, qui avait poussé la porte de la boutique, après avoir aperçu de la chaussée la nombreuse société causant chez les Quenu-Gradelle. La petite vieille, en robe déteinte, accompagnée de l'éternel cabas noir qu'elle portait au bras, coiffée du chapeau de paille noire, sans rubans, qui mettait sa face blanche au fond d'une ombre sournoise, eut un léger salut pour les hommes et un sourire pointu pour Lisa. C'était une connaissance; elle habitait encore la maison de la rue Pirouette, où elle vivait depuis quarante ans, sans doute d'une petite rente dont elle ne parlait pas. Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, en ajoutant qu'elle y était née. On n'en sut jamais davantage. Elle ne causait que des autres, racontait leur vie jusqu'à dire le nombre de chemises qu'ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoin de pénétrer dans l'existence des voisins, au point d'écouter aux portes et de décacheter les lettres. Sa langue était redoutée, de la rue Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et de la rue Saint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s'en allait avec son cabas vide, sous le prétexte de faire des provisions, n'achetant rien, colportant des nouvelles, se tenant au courant des plus minces faits, arrivant ainsi à loger dans sa tête l'histoire complète des maisons, des étages, des gens du quartier. Quenu l'avait toujours accusée d'avoir ébruité la mort de l'oncle Gradelle sur la planche à hacher; depuis ce temps, il lui tenait rancune. Elle était très-ferrée, d'ailleurs, sur l'oncle Gradelle et sur les Quenu; elle les détaillait, les prenait par tous les bouts, les savait « par coeur. » Mais depuis une quinzaine de jours, l'arrivée de Florent la désorientait, la brûlait d'une véritable fièvre de curiosité. Elle tombait malade, quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes. Et pourtant elle jurait qu'elle avait déjà vu ce grand escogriffe quelque part.

Elle resta devant le comptoir, regardant les plats, les uns après les autres, disant de sa voix fluette:

– On ne sait plus que manger. Quand l'après-midi arrive, je suis comme une âme en peine pour mon dîner… Puis, je n'ai envie de rien… Est-ce qu'il vous reste des côtelettes panées, madame Quenu?

Sans attendre la réponse, elle souleva un des couvercles de l'étuve de melchior. C'était le côté des andouilles, des saucisses et des boudins. Le réchaud était froid, il n'y avait plus qu'une saucisse plate, oubliée sur la grille.

– Voyez de l'autre côté, mademoiselle Saget, dit la charcutière. Je crois qu'il reste une côtelette.

– Non, ça ne me dit pas, murmura la petite vieille, qui glissa toutefois son nez sous le second couvercle. J'avais un caprice, mais les côtelettes panées, le soir, c'est trop lourd… J'aime mieux quelque chose que je ne sois pas même obligée de faire chauffer.

Elle s'était tournée du côté de Florent, elle le regardait, elle regardait Gavard, qui battait la retraite du bout de ses doigts, sur la table de marbre; et elle les invitait d'un sourire à continuer la conversation.

– Pourquoi n'achetez-vous pas un morceau de petit salé? demanda Lisa.

– Un morceau de petit salé, oui, tout de même…

Elle prit la fourchette à manche de métal blanc posée au bord du plat, chipotant, piquant chaque morceau de petit salé. Elle donnait de légers coups sur les os pour juger de leur épaisseur, les retournait, examinait les quelques lambeaux de viande rose, en répétant:

– Non, non, ça ne me dit pas.

– Alors, prenez une langue, un morceau de tête de cochon, une tranche de veau piqué, dit la charcutière patiemment.

Mais mademoiselle Saget branlait la tête. Elle resta là encore un instant, faisant des mines dégoûtées au-dessus des plats; puis, voyant que décidément on se taisait et qu'elle ne saurait rien, elle s'en alla, en disant:

– Non, voyez-vous, j'avais envie d'une côtelette panée, mais celle qui vous reste est trop grasse… Ce sera pour une autre fois.

Lisa se pencha pour la suivre du regard, entre les crépines de l'étalage. Elle la vit traverser la chaussée et entrer dans le pavillon aux fruits.

– La vieille bique! grogna Gavard.

Et, comme ils étaient seuls, il raconta quelle place il avait trouvée pour Florent. Ce fut toute une histoire. Un de ses amis, monsieur Verlaque, inspecteur à la marée, était tellement souffrant, qu'il se trouvait forcé de prendre un congé. Le matin même le pauvre homme lui disait qu'il serait bien aise de proposer lui-même son remplaçant, pour se ménager la place, s'il venait à guérir.

 

– Vous comprenez, ajouta Gavard, Verlaque n'en a pas pour six mois. Florent gardera la place. C'est une jolie situation… Et nous mettons la police dedans! La place dépend de la préfecture. Hein! sera-ce assez amusant, quand Florent ira toucher l'argent de ces argousins!

Il riait d'aise, il trouvait cela profondément comique.

– Je ne veux pas de cette place, dit nettement Florent. Je me suis juré de ne rien accepter de l'empire. Je crèverais de faim, que je n'entrerais pas à la préfecture. C'est impossible, entendez-vous, Gavard!

Gavard entendait et restait un peu gêné. Quenu avait baissé la tête.

Mais Lisa s'était tournée, regardait fixement Florent, le cou gonflé, la gorge crevant le corsage. Elle allait ouvrir la bouche, quand la Sarriette entra, il y eut un nouveau silence.

– Ah bien! s'écria la Sarriette avec son rire tendre, j'allais oublier d'acheter du lard… Madame Quenu, coupez-moi douze bardes, mais bien minces, n'est-ce pas? pour des alouettes… C'est Jules qui a voulu manger des alouettes… Tiens, vous allez bien, mon oncle?

Elle emplissait la boutique de ses jupes folles. Elle souriait à tout le monde, d'une fraîcheur de lait, décoiffée d'un côté par le veut des Halles. Gavard lui avait pris les mains; et elle, avec son effronterie:

– Je parie que vous parliez de moi, quand je suis entrée Qu'est-ce que vous disiez donc, mon oncle?

Lisa l'appela.

– Voyez, est-ce assez mince comme cela?

Sur un bout de planche, devant elle, elle coupait des bardes, délicatement. Puis, en les enveloppant:

– Il ne vous faut rien autre chose?

– Ma foi, puisque je me suis dérangée, dit la Sarriette, donnez-moi une livre de saindoux… Moi, j'adore les pommes de terre frites, je fais un déjeuner avec deux sous de pommes de terre frites et une botte de radis… Oui, une livre de saindoux, madame Quenu.

La charcutière avait mis une feuille de papier fort sur une balance. Elle prenait le saindoux dans le pot, sous l'étagère, avec une spatule de buis, augmentant à petits coups, d'une main douce, le tas de graisse qui s'étalait un peu. Quand la balance tomba, elle enleva le papier, le plia, le corna vivement, du bout des doigts.

– C'est vingt-quatre sous, dit-elle, et six sous de bardes, ça fait trente sous… Il ne vous faut rien autre chose?

La Sarriette dit que non. Elle paya, riant toujours, montrant ses dents, regardant les hommes en face, avec sa jupe grise qui avait tourné, son fichu rouge mal attaché, qui laissait voir une ligne blanche de sa gorge, au milieu. Avant de sortir, elle alla menacer Gavard en répétant:

– Alors vous ne voulez pas me dire ce que vous racontiez quand je suis entrée? Je vous ai vu rire, du milieu de la rue… Oh! le sournois. Tenez, je ne vous aime plus.

Elle quitta la boutique, elle traversa la rue en courant. La belle Lisa dit sèchement:

– C'est mademoiselle Saget qui nous l'a envoyée.

Puis le silence continua. Gavard était consterné de l'accueil que Florent faisait à sa proposition. Ce fut la charcutière qui reprit la première, d'une voix très-amicale:

– Vous avez tort, Florent, de refuser cette place d'inspecteur à la marée… Vous savez combien les emplois sont pénibles à trouver. Vous êtes dans une position à ne pas vous montrer difficile.

– J'ai dit mes raisons, répondit-il.

Elle haussa les épaules.

– Voyons, ce n'est pas sérieux… Je comprends à la rigueur que vous n'aimiez pas le gouvernement. Mais ça n'empêche pas de gagner son pain, ce serait trop bête… Et puis, l'empereur n'est pas un méchant homme, mon cher. Je vous laisse dire quand vous racontez vos souffrances. Est-ce qu'il le savait seulement, lui, si vous mangiez du pain moisi et de la viande gâtée? Il ne peut pas être à tout, cet homme… Vous voyez que, nous autres, il ne nous a pas empêchés de faire nos affaires… Vous n'êtes pas juste, non, pas juste du tout.

Gavard était de plus en plus gêné. Il ne pouvait tolérer devant lui ces éloges de l'empereur.

– Ah! non, non, madame Quenu, murmura-t-il, vous allez trop loin.

C'est tout de la canaille…

– Oh! vous, interrompit la belle Lisa en s'animant, vous ne serez content que le jour où vous vous serez fait voler et massacrer avec vos histoires. Ne parlons pas politique, parce que ça me mettrait en colère… Il ne s'agit que de Florent, n'est-ce pas? Eh bien, je dis qu'il doit absolument accepter la place d'inspecteur. Ce n'est pas ton avis, Quenu?

Quenu, qui ne soufflait mot, fut très-ennuyé de la question brusque de sa femme.

– C'est une bonne place, dit-il sans se compromettre.

Et, comme un nouveau silence embarrassé se faisait:

– Je vous en prie, laissons cela, reprit Florent. Ma résolution est bien arrêtée. J'attendrai.

– Vous attendrez! s'écria Lisa perdant patience.

Deux flammes roses étaient montées à ses joues. Les hanches élargies, plantée debout dans son tablier blanc, elle se contenait pour ne pas laisser échapper une mauvaise parole. Une nouvelle personne entra, qui détourna sa colère. C'était madame Lecoeur.

– Pourriez-vous me donner une assiette assortie d'une demi-livre, à cinquante sous la livre? demanda-t-elle.

Elle feignit d'abord de ne pas voir son beau-frère; puis, elle le salua d'un signe de tête, sans parler. Elle examinait les trois hommes de la tête aux pieds, espérant sans doute surprendre leur secret, à la façon dont ils attendaient qu'elle ne fût plus là. Elle sentait qu'elle les dérangeait; cela la rendait plus anguleuse, plus aigre, dans ses jupes tombantes, avec ses grands bras d'araignée, ses mains nouées qu'elle tenait sous son tablier. Comme elle avait une légère toux:

– Est-ce que vous êtes enrhumée? dit Gavard gêné par le silence.

Elle répondit un non bien sec. Aux endroits où les os perçaient son visage, la peau, tendue, était d'un rouge brique, et la flamme sourde qui brûlait ses paupières, annonçait quelque maladie de foie, couvant dans ses aigreurs jalouses. Elle se retourna vers le comptoir, suivit chaque geste de Lisa qui la servait, de cet oeil méfiant d'une cliente persuadée qu'on va la voler.

– Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n'aime pas ça.

Lisa avait pris un couteau mince et coupait des tranches de saucisson. Elle passa au jambon fumé et au jambon ordinaire, détachant des filets délicats, un peu courbée, les yeux sur le couteau. Ses mains potelées, d'un rose vif, qui touchaient aux viandes avec des légèretés molles, en gardaient une sorte de souplesse grasse, des doigts ventrus aux phalanges. Elle avança une terrine, en demandant:

– Vous voulez du veau piqué, n'est-ce pas?

Madame Lecoeur parut se consulter longuement; puis elle accepta. La charcutière coupait maintenant dans des terrines. Elle prenait sur le bout d'un couteau à large lame des tranches de veau piqué et de pâté de lièvre. Et elle posait chaque tranche au milieu de la feuille de papier, sur les balances.

– Vous ne me donnez pas de la hure aux pistaches? fit remarquer madame Lecoeur, de sa voix mauvaise.

Elle dut donner de la hure aux pistaches. Mais la marchande de beurre devenait exigeante. Elle voulut deux tranches de galantine; elle aimait ça. Lisa, irritée déjà, jouant d'impatience avec le manche des couteaux, eut beau lui dire que la galantine était truffée, qu'elle ne pouvait en mettre que dans les assiettes assorties à trois francs la livre. L'autre continuait à fouiller les plats, cherchant ce qu'elle allait demander encore. Quand l'assiette assortie fut pesée, il fallut que la charcutière ajoutât de la gelée et des cornichons. Le bloc de gelée, qui avait la forme d'un gâteau de Savoie, au milieu d'une plaque de porcelaine, trembla sous sa main brutale de colère; et elle fit jaillir le vinaigre, en prenant, du bout des doigts, deux gros cornichons dans le pot, derrière l'étuve.

– C'est vingt-cinq sous, n'est-ce pas? dit madame Lecoeur, sans se presser.

Elle voyait parfaitement la sourde irritation de Lisa. Elle en jouissait, tirant sa monnaie avec lenteur, comme perdue dans les gros sous de sa poche. Elle regardait Gavard en dessous, goûtait le silence embarrassé que sa présence prolongeait, jurant qu'elle ne s'en irait pas, puisqu'on faisait « des cachoteries » avec elle. La charcutière lui mit enfin son paquet dans la main, et elle dut se retirer. Elle s'en alla, sans dire un mot, avec un long regard, tout autour de la boutique.

Quand elle ne fut plus là, Lisa éclata.

– C'est encore la Saget qui nous l'a envoyée, celle-là! Est-ce que cette vieille gueuse va faire défiler toutes les Halles ici, pour savoir ce que nous disons!.. Et comme elles sont malignes! A-t-on jamais vu acheter des côtelettes panées et des assiettes assorties à cinq heures du soir! Elles se donneraient des indigestions, plutôt que de ne pas savoir… Par exemple, si la Saget m'en renvoie une autre, vous allez voir comme je la recevrai. Ce serait ma soeur, que je la flanquerais à la porte.

Devant la colère de Lisa, les trois hommes se taisaient.

Gavard était venu s'accouder sur la balustrade de l'étalage, à rampe de cuivre; il s'absorbait, faisait tourner un des balustres de cristal taillé, détaché de sa tringle de laiton. Puis, levant la tête:

– Moi, dit-il, j'avais regardé ça comme une farce.

– Quoi donc? demanda Lisa encore toute secouée.

– La place d'inspecteur à la marée.

Elle leva les mains, regarda Florent une dernière fois, s'assit sur la banquette rembourrée du comptoir, ne desserra plus les dents. Gavard expliquait tout au long son idée: le plus attrapé, en somme, ça serait le gouvernement qui donnerait ses écus. Il répétait avec complaisance:

– Mon cher, ces gueux-là vous ont laissé crever de faim, n'est-ce pas? Eh bien, il faut vous faire nourrir par eux, maintenant… C'est très-fort, ça m'a séduit tout de suite.

Florent souriait, disait toujours non. Quenu, pour faire plaisir à sa femme, tenta de trouver de bons conseils. Mais celle-ci semblait ne plus écouter. Depuis un instant, elle regardait avec attention du côté des Halles. Brusquement, elle se remit debout, en s'écriant:

– Ah! c'est la Normande qu'on envoie maintenant. Tant pis! la Normande payera pour les autres.

Une grande brune poussait la porte de la boutique. C'était la belle poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande. Elle avait une beauté hardie, très-blanche et délicate de peau, presque aussi forte que Lisa, mais d'oeil plus effronté et de poitrine plus vivante. Elle entra, cavalière, avec sa chaîne d'or sonnant sur son tablier, ses cheveux nus peignés à la mode, son noeud de gorge, un noeud de dentelle qui faisait d'elle une des reines coquettes des Halles. Elle portait une vague odeur de marée; et, sur une de ses mains, près du petit doigt, il y avait une écaille de hareng, qui mettait là une mouche de nacre. Les deux femmes, ayant habité la même maison, rue Pirouette, étaient des amies intimes, très-liées par une pointe de rivalité qui les faisait s'occuper l'une de l'autre, continuellement. Dans le quartier, on disait la belle Normande, comme on disait la belle Lisa. Cela les opposait, les comparait, les forçait à soutenir chacune sa renommée de beauté. En se penchant un peu, la charcutière, de son comptoir, apercevait dans le pavillon, en face, la poissonnière, au milieu de ses saumons et de ses turbots. Elles se surveillaient toutes deux. La belle Lisa se serrait davantage dans ses corsets. La belle Normande ajoutait des bagues à ses doigts et des noeuds à ses épaules. Quand elles se rencontraient, elles étaient très-douces, très-complimenteuses, l'oeil furtif sous la paupière à demi close, cherchant les défauts. Elles affectaient de se servir l'une chez l'autre et de s'aimer beaucoup.

– Dites, c'est bien demain soir que vous faites le boudin? demanda la Normande de son air riant.

Lisa resta froide. La colère, très-rare chez elle, était tenace et implacable. Elle répondit oui, sèchement, du bout des lèvres.

– C'est que, voyez-vous, j'adore le boudin chaud, quand il sort de la marmite… Je viendrai vous en chercher.

Elle avait conscience du mauvais accueil de sa rivale. Elle regarda Florent, qui semblait l'intéresser: puis, comme elle ne voulait pas s'en aller sans dire quelque chose, sans avoir le dernier mot, elle eut l'imprudence d'ajouter:

– Je vous en ai acheté avant-hier, du boudin… Il n'était pas bien frais.

– Pas bien frais! répéta la charcutière, toute blanche, les lèvres tremblantes.

Elle se serait peut-être contenue encore, pour que la Normande ne crût pas qu'elle prenait du dépit, à cause de son noeud de dentelle. Mais on ne se contentait pas de l'espionner, on venait l'insulter, cela dépassait la mesure. Elle se courba, les poings sur son comptoir; et, d'une voix un peu rauque:

 

– Dites donc, la semaine dernière, quand vous m'avez vendu cette paire de soles, vous savez, est-ce que je suis allée vous dire qu'elles étaient pourries devant le monde!

– Pourries!.. mes soles pourries!.. s'écria la poissonnière, la face empourprée.

Elles restèrent un instant suffoquées, muettes et terribles, au-dessus des viandes. Toute leur belle amitié s'en allait; un mot avait suffi pour montrer les dents aiguës sous le sourire.

– Vous êtes une grossière, dit la belle Normande. Si jamais je remets les pieds ici, par exemple!

– Allez donc, allez donc, dit la belle Lisa. On sait bien à qui on a affaire.

La poissonnière sortit, sur un gros mot qui laissa la charcutière toute tremblante. La scène s'était passée si rapidement, que les trois hommes, abasourdis, n'avaient pas eu le temps d'intervenir. Lisa se remit bientôt. Elle reprenait la conversation, sans faire aucune allusion à ce qui venait de se passer, lorsque Augustine, la fille de boutique, rentra de course. Alors, elle dit à Gavard, en le prenant en particulier, de ne pas rendre réponse à monsieur Verlaque; elle se chargeait de décider son beau-fière, elle demandait deux jours, au plus. Quenu retourna à la cuisine. Comme Gavard emmenait Florent, et qu'ils entraient prendre un vermout chez monsieur Lebigre, il lui montra trois femmes, sous la rue couverte, entre le pavillon de la marée et le pavillon de la volaille.

– Elles en débitent! murmura-t-il, d'un air envieux.

Les Halles se vidaient, et il y avait là, en effet, mademoiselle Saget, madame Lecoeur et la Sarriette, au bord du trottoir. La vieille fille pérorait.

– Quand je vous le disais, madame Lecoeur, votre beau-frère est toujours fourré dans leur boutique… Vous l'avez vu, n'est-ce pas?

– Oh! de mes yeux vu! Il était assis sur une table. Il semblait chez lui.

– Moi, interrompit la Sarriette, je n'ai rien entendu de mal… Je ne sais pas pourquoi vous vous montez la tête.

Mademoiselle Saget haussa les épaules.

– Ah! bien, reprit-elle, vous êtes encore d'une bonne pâte, vous, ma belle!.. Vous ne voyez donc pas pourquoi les Quenu attirent monsieur Gavard?.. Je parie, moi, qu'il laissera tout ce qu'il possède à la petite Pauline.

– Vous croyez cela! s'écria madame Lecoeur, blême de fureur.

Puis, elle reprit d'une voix dolente, comme si elle venait de recevoir un grand coup:

– Je suis toute seule, je n'ai pas de défense, il peut bien faire ce qu'il voudra, cet homme… Vous avez entendu, sa nièce est pour lui. Elle a oublié ce qu'elle m'a coûté, elle me livrerait pieds et poings liés.

– Mais non, ma tante, dit la Sarriette, c'est vous qui n'avez jamais eu que de vilaines paroles pour moi.

Elles se réconcilièrent sur-le-champ, elles s'embrassèrent. La nièce promit de ne plus être taquine; la tante jura, sur ce qu'elle avait de plus sacré, qu'elle regardait la Sarriette comme sa propre fille. Alors mademoiselle Saget leur donna des conseils sur la façon dont elles devaient se conduire pour forcer Gavard à ne pas gaspiller son bien. Il fut convenu que les Quenu-Gradelle étaient des pas grand'chose, et qu'on les surveillerait.

– Je ne sais quel mic-mac il y a chez eux, dit la vieille fille, mais ça ne sent pas bon… Ce Florent, ce cousin de madame Quenu, qu'est-ce que vous en pensez, vous autres?

Les trois femmes se rapprochèrent, baissant la voix.

– Vous savez bien, reprit madame Lecoeur, que nous l'avons vu, un matin, les souliers percés, les habits couverts de poussière, avec l'air d'un voleur qui a fait un mauvais coup… Il me fait peur, ce garçon-là.

– Non, il est maigre, mais il n'est pas vilain homme, murmura la Sarriette.

Mademoiselle Saget réfléchissait. Elle pensait tout haut:

– Je cherche depuis quinze jours, je donne ma langue aux chiens… monsieur Gavard le connaît certainement… J'ai dû le rencontrer quelque part, je me souviens plus…

Elle fouillait encore sa mémoire, quand la Normande arriva comme une tempête. Elle sortait de la charcuterie.

– Elle est polie, cette grande bête de Quenu! s'écria-t-elle, heureuse de se soulager. Est-ce qu'elle ne vient pas de me dire que je ne vendais que du poisson pourri! Ah! je vous l'ai arrangée!.. En voilà une baraque, avec leurs cochonneries gâtées qui empoisonnent le monde!

– Qu'est-ce que vous lui aviez donc dit? demanda la vieille, toute frétillante, enchantée d'apprendre que les deux femmes s'étaient disputées.

– Moi! mais rien du tout! pas ça, tenez!.. J'étais entrée très-poliment la prévenir que je prendrais du boudin demain soir, et alors elle m'a agonie de sottises… Fichue hypocrite, va, avec ses airs d'honnêteté! Elle payera ça plus cher qu'elle ne pense.

Les trois femmes sentaient que la Normande ne disait pas la vérité; mais elles n'en épousèrent pas moins sa querelle avec un flot de paroles mauvaises. Elles se tournaient du côté de la rue Rambuteau, insultantes, inventant des histoires sur la saleté de la cuisine des Quenu, trouvant des accusations vraiment prodigieuses. Ils auraient vendu de la chair humaine que l'explosion de leur colère n'aurait pas été plus menaçante. Il fallut que la poissonnière recommençât trois fois son récit.

– Et le cousin, qu'est-ce qu'il a dit? demanda méchamment mademoiselle Saget.

– Le cousin! répondit la Normande d'une voix aiguë, vous croyez au cousin, vous!.. Quelque amoureux, ce grand dadais!

Les trois autres commères se récrièrent. L'honnêteté de Lisa était un des actes de foi du quartier.

– Laissez donc! est-ce qu'on sait jamais, avec ces grosses sainte n'y touche, qui ne sont que graisse? Je voudrais bien la voir sans chemise, sa vertu!.. Elle a un mari trop serin pour ne pas le faire cocu.

Mademoiselle Saget hochait la tête, comme pour dire qu'elle n'était pas éloignée de se ranger à cette opinion. Elle reprit doucement:

– D'autant plus que le cousin est tombé on ne sait d'où, et que l'histoire racontée par les Quenu est bien louche.

– Eh! c'est l'amant de la grosse! affirma de nouveau la poissonnière. Quelque vaurien, quelque rouleur qu'elle aura ramassé dans la rue. Ça se voit bien.

– Les hommes maigres sont de rudes hommes, déclara la Sarriette d'un air convaincu.

– Elle l'a habillé tout à neuf, fit remarquer madame Lecoeur. Il doit lui coûter bon.

– Oui, oui, vous pourriez avoir raison, murmura la vieille demoiselle. Il faudra savoir…

Alors, elles s'engagèrent à se tenir au courant de ce qui se passerait dans la baraque des Quenu-Gradelle. La marchande de beurre prétendait qu'elle voulait ouvrir les yeux de son beau-frère sur les maisons qu'il fréquentait. Cependant, la Normande s'était un peu calmée; elle s'en alla, bonne fille au fond, lassée d'en avoir trop conté. Quand elle ne fut plus là, madame Lecoeur dit sournoisement:

– Je suis sûre que la Normande aura été insolente, c'est son habitude… Elle ferait bien de ne pas parler des cousins qui tombent du ciel, elle qui a trouvé un enfant dans sa boutique à poissons.

Elles se regardèrent en riant toutes les trois. Puis, lorsque madame Lecoeur se fut éloignée à son tour:

– Ma tante a tort de s'occuper de ces histoires, ça la maigrit, reprit la Sarriette. Elle me battait quand les hommes me regardaient. Allez, elle peut chercher, elle ne trouvera pas de mioche sous son traversin, ma tante.

Mademoiselle Saget eut un nouveau rire. Et quand elle fut seule, comme elle retournait rue Pirouette, elle pensa que « ces trois pécores » ne valaient pas la corde pour les pendre. D'ailleurs, on avait pu la voir, il serait très-mauvais de se brouiller avec les Quenu-Gradelle, des gens riches et estimés après tout. Elle fit un détour, alla rue Turbigo, à la boulangerie Taboureau, la plus belle boulangerie du quartier. Madame Taboureau, qui était une amie intime de Lisa, avait, sur toutes choses, une autorité incontestée. Quand on disait: « Madame Taboureau a dit ceci, madame Taboureau a dit cela, » il n'y avait plus qu'à s'incliner. La vieille demoiselle, sous prétexte, ce jour-là, de savoir à quelle heure le four était chaud, pour apporter un plat de poires, dit le plus grand bien de la charcutière, se répandit en éloges sur la propreté et sur l'excellence de son boudin. Puis, contente de cet alibi moral, enchantée d'avoir soufflé sur l'ardente bataille qu'elle flairait, sans s'être fâchée avec personne, elle rentra décidément, l'esprit plus libre, retournant cent fois dans sa mémoire l'image du cousin de madame Quenu.

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