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La coucaratcha. II

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«C'est que la trahison de Jolivet était convenue entre lui, moi et Tilmont, et qu'il n'avait vendu le trou qu'il m'avait fait que pour détourner l'attention, et renforcer nos fonds des quinze guinées que le manchot lui avait données pour sa trahison. C'est qu'enfin, pendant cette nuit même je devais m'évader, car le trou de Tilmont était à peu près fini, et les vents paraissaient devoir souffler vigoureusement du N. – O., ce qui nous annonçait une nuit sombre et orageuse.

«Comme je vous l'ai dit, cela se passait huit jours après l'évasion de Dubreuil; mon faux trou avait été vendu, la danse avait recommencé, et j'avais le désespoir sur le front et la France dans le cœur…; car Tilmont venait de m'avertir par un signe convenu que le trou était tout-à-fait fini.

«J'allais monter sur le pont pour voir encore d'où se faisait la brise, lorsque j'entendis le bruit du sifflet du maître, qui appelait tout le monde en haut.

«Au même instant, un timonier vint me prévenir que le commandant me demande sur la dunette.

«Je n'y comprenais rien, je monte tout de même; mais qu'est-ce que je vois? l'état-major anglais en grand uniforme, les troupes sous les armes, les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'habitude, sous le feu de quatre canonnades chargées à mitraille.

«Le commandant Rosa avait un air grave et solennel que je ne lui connaissais pas. Il se tenait debout: à ses pieds était un hamac posé sur le pont et recouvert d'un pavillon noir.

«Le manchot ordonna de battre un ban; et quand les tambours eurent cessé de rouler, il dit en français:

«Il y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s'est évadé. ARRIVÉ AUX BANCS DE VASE, il y est resté engagé. Or, voici ce qui lui est arrivé. Puis, se tournant vers moi: Capitaine, me dit-il, voyez donc si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade? Et en disant ces mots, il écarte d'un coup de pied le pavillon qui couvrait le hamac. Alors je vois un cadavre tout nu, très gonflé, et d'une couleur verdâtre; mais ce qu'il y avait d'horrible, c'était sa figure toute déchiquetée, et surtout les orbites sanglants de ses yeux, qui étaient vides; ils avaient été mangés par les corbeaux…

«A voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair que ce malheureux, enfoui dans une vase épaisse et visqueuse, n'avait pu s'en tirer; que plein de force de vie il y avait attendu la mort pendant des jours!! et que peut-être à la fin de son agonie, en voyant les oiseaux de proie tourner sur sa tête, il avait pu prévoir ce qui l'attendait!..

«Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de rendre l'impression que fit la vue de ce cadavre sur l'équipage et sur moi-même. Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue; car la première pensée qui me vint, fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à traverser, et que le même sort m'attendait peut-être. Mais comme j'ai toujours eu assez d'empire sur moi, je me contins; et quand le maudit manchot, après avoir regardé tout le monde pour juger de l'effet que ça produisait, se retourna de mon côté et me dit de nouveau, Eh bien! capitaine, reconnaissez-vous ce camarade?

«Je croisai mes mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé (qui me coûtait durement à prendre, je vous le jure):

« – Je reconnais parfaitement le camarade, Monsieur… C'est Dubreuil, un matelot de mon pays; mais il n'y a pas grand mal, c'était un mauvais gueux qui battait sa mère.

«Mon sang-froid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria, en poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par les reptiles:

« – Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fatigante, capitaine, car on y use jusqu'à sa peau.

« – Oui, quand on est assez sot pour ne pas emporter de patins, lui dis-je en ricanant malgré moi; car l'imbécile, en me montrant cette jambe mutilée, venait de me donner une idée qui était excellente.

«Il la prit pour une plaisanterie, resta court, et me dit sérieusement:

« – Vous êtes gai, capitaine?

« – Très gai, Monsieur, répondis-je; ainsi croyez-moi, jetez cette charogne à la mer. Ne jouez plus à croquemitaine avec moi, et persuadez-vous bien de ceci: c'est que le ciel du bon Dieu tomberait sur moi, que je gratterais encore pour y faire un trou. Sur ce… bonsoir, Monsieur.

«Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me révoltait; et puis, devant m'évader la nuit-même, j'avais bien d'autres chiens à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubreuil.»

– Et vous avez osé vous évader cette nuit-là, capitaine? dit une de ces dames, dont la terreur était au comble.

« – Oui, Madame, reprit le capitaine d'un air grave; et par l'enfer, ce fut bien une mauvaise nuit que celle-là.»

Et, probablement au souvenir de tout ce qu'il avait déployé de courage et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure du capitaine Tom révéla une magnifique expression de force indomptable et de résolution désespérée. Son regard était fixe et profond, son attitude puissante. Il était sublime ainsi. Un moment j'avais entrevu l'homme que je voulais voir sous son enveloppe naïve et simple.

Et le capitaine continua son récit.

«Ainsi que je vous l'ai dit, continua le capitaine, le trou de Tilmont étant terminé, si la nuit devenait bonne, je devais tenter l'affaire.

«Or, elle devint bonne, la nuit, et si bonne, que, vers les sept heures du soir, il ventait dans notre lac une brise à décorner les bœufs. Le ciel se chargeait de grains dans le nord-ouest; il tombait une pluie fine et glacée, et le temps tournait à l'orage, que c'était une bénédiction.

«A huit heures du soir on battit la retraite. Les matelots gagnèrent leurs hamacs, les officiers leurs chambres: dix minutes après, tous les feux, hormis les feux de garde, étaient éteints, et l'on n'entendit plus que la marche mesurée des factionnaires des batteries et des parapets. Je me glissai alors à pas de loup dans la chambre de Tilmont. Jolivet s'y trouvait. Il faut vous dire que le commandant ayant la conviction que Tilmont ne savait pas nager, et par conséquent ne pouvait songer à s'évader, cet officier était moins gêné que nous autres.

«Je me rappelle cela comme si j'y étais. Jolivet sortit pour faire le guet en dehors; j'entrai. Tilmont était assis sur son lit; devant lui était un pliant, sur ce pliant un pot d'étain, et dedans, quelque chose qui fumait. – Ah çà, ça va-t-il toujours pour cette nuit? me dit Tilmont.

« – Toujours, mon matelot, toujours, la nuit est superbe.

«Là-dessus Tilmont baissa un peu la planche qui cachait le trou, et il vint dans la chambre une rafale d'air qui manqua d'éteindre une petite lampe que nous avions cachée sous le lit; nous vîmes alors un ciel sombre, une nuit noire comme de l'encre, et quelques gouttes de pluie ou d'écume, fouettées par la violence du vent, tombèrent même dans la chambre. – Alors Tilmont replaça la planche, me regarda entre les yeux, et me dit:

– «Mais là, sans rire, sais-tu qu'il ne fait f… pas beau, Tom? – Je le vois, mais je m'en f… (pardon, mesdames). – Mais tu y laisseras ta peau. – Encore une fois, je m'en… moque. Crever là ou ailleurs, c'est tout un. – Mais entends donc ce vent, Tom, vois donc comme il nous bourlingue, Tom.

«En effet, le damné ponton roulait comme une galiote; c'était une jolie tempête. Pour essayer encore de me dégoûter, Tilmont baissa de nouveau la planche du trou, et malgré l'obscurité, nous vîmes alors toute l'étendue du lac blanchie par l'écume des lames; des lames d'un lac!.. vous jugez s'il ventait. Partout le ciel noir et un vent d'enfer. J'avoue que c'était une folie de s'exposer à faire deux lieues et demie à la nage par un temps pareil; mais je m'étais dit: je partirai; je devais partir. Aussi je tins bon; et comme Tilmont regardait encore à son trou: – Quand tu te mettras vingt fois le nez à la fenêtre, lui dis-je, ça n'y changera rien; encore un coup, je pars; foi de Tom, je pars.

«Tilmont savait bien que dès que j'avais dit foi de Tom, c'était fini; aussi me répondit-il d'un air très sérieux, en fermant son trou: adieu, va. – Qu'est-ce que cela, lui dis-je en regardant le fond de ce pot d'étain fumant, qui ne sentait pas absolument mauvais?

– C'est du sucre, du rhum et du café fondus et bouillis ensemble; il y en a une pinte, et tu vas d'abord commencer par me boire ça, Tom. – Non, lui dis-je; que le diable m'étrangle si je fais comme ces chiens d'Anglais, qui ne se trouvent hommes que quand ils sont souls… – Je te dis que tu vas me boire ça, Tom… – Non. – Ah!.. – Et malgré tout, je bus, parce que quand cet enragé de Tilmont avait quelque chose dans sa tête, il fallait que ça fût comme il le voulait; mais quoique j'eusse avalé verre par verre sa diable de mécanique, j'avais le feu dans le ventre. Ah ça maintenant, lui dis-je, et le suif? – Je l'ai, me dit-il; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous en étions convenus.

«Je me mis alors nu comme la main (pardon mesdames); et nous deux Tilmont, nous me frottâmes d'une couche de graisse d'au moins six lignes d'épaisseur; ça n'est pas très-propre, mais c'est un procédé bien simple que je vous recommande dans l'occasion, car avec ça, vous nageriez dans l'eau glacée comme dans l'eau tiède, sans seulement vous apercevoir du froid.

«Dès que je fus suifé comme une baleinière, Tilmont m'attacha au cou un collier de guinées, cousues dans une peau d'anguille; je mis dans mon chapeau ciré une petite carte de la Manche, que j'avais prise dans la géographie de l'enfant d'un sergent d'armes. J'y mis encore une boussole, de l'amadou et un briquet; je passai mon poignard dans le cordon de mon chapeau, que j'attachai bien ferme sur ma tête; et je bouclai sur mes épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêtement complet pour m'habiller, en sortant de l'eau.

 

«Comme je finissais d'attacher la dernière courroie de ce sac, je sens mon Tilmont y glisser quelque chose: c'étaient vingt guinées, tout ce qu'il possédait alors. – Tilmont, lui dis-je, c'est mal; tu abuses de ta position. – Allons, allons, me dit-il d'un air extrêmement impatienté, voyons, pas de palabres… et tes patins pour les bancs de vase, où sont-ils? – Là, derrière mon sac; en faisant la planche, je pourrai les prendre et me les mettre aux pieds. – Ah ça, est-ce bien tout? – C'est bien tout. – Alors, adieu, Tom; bon voyage. – Adieu, Tilmont. – Et il ouvrit le trou en grand. Le vent était si fort qu'il éteignit la lampe. J'embrassai Tilmont sans y voir: je lui dis: – Remercie bien Jolivet pour moi. Et je me glissai par le trou. – Bien des choses chez toi, me dit encore Tilmont…

«Et je n'entendis plus rien, car je m'affalais en double le long d'une corde que le vent faisait balancer. Là, grâce au suif, je ne m'aperçus que j'étais dans l'eau que lorsqu'elle me fouetta la figure.

«En me laissant aller au ressac, je me trouvai près des chaînes du gouvernail; et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et l'agitation des vagues, d'être entendu ou vu par les factionnaires, je plongeai une dizaine de brasses. Quand je revins à flot, j'avais le ponton à ma gauche; je le reconnaissais à ses trois feux, qui brillaient comme trois étoiles au milieu de la nuit.

«Ce qu'il y avait de bon, c'est que le temps était si mauvais, qu'on n'avait pas osé mettre d'embarcations dehors pour faire les rondes de nuit. Du côté des hommes, j'étais déjà tranquille; il n'y avait plus que l'eau, le vent et la vase qui me chiffonnaient.

«Après ça, vanité à part, je nageai comme un poisson. Ce que m'avait fait boire Tilmont me réchauffait au dedans, et le suif m'empêchait de sentir le froid au dehors. La position était tenable, mais il faisait un bien vilain temps tout de même.

«Quand je fus à deux cents brasses du ponton, je ne vis plus rien du tout. Le seul horizon que je pouvais apercevoir tout autour de moi, était un horizon de grosses vagues noirâtres qui devenaient blanches à mesure qu'elles se brisaient sur ma poitrine. Le ciel était couvert d'épais nuages roux qui couraient sous le vent, et la pluie qui tombait à verse me fouettant le visage, m'empêchait de respirer librement, ce qui me gênait le plus.

«Je nageai encore courageusement pendant une demi-heure, et puis j'eus un moment de faiblesse… Je réfléchis que j'aurais peut-être mieux fait d'attendre au lendemain; mais après ça je pensai à ma mère, à mon frère: alors mes forces revinrent; je me sentis comme enlevé sur l'eau, et je ne pus m'empêcher de crier hourra. Je fis à ce moment là, certainement, les vingt meilleures brassées que j'aie jamais faites. J'étais comme exaspéré. Il me semble qu'alors j'aurais nagé dans du feu.

«Il y avait donc près de trois quarts d'heure que j'étais à l'eau, lorsqu'il se fit au N. – O. une petite éclaircie. Je vis un peu de bleu et quelques étoiles entourées de nuages gris. A la faveur de cette éclaircie, je distinguai à l'horizon le faîte d'un moulin qui devait me servir de direction pour passer les bancs de vase. Je m'aperçus alors que j'étais plus près de ces bancs que je ne l'avais cru.

«Et ici je ne sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra bien bête, mais qui ne me parut pas telle à moi, car elle faillit me tuer… C'est qu'à peine j'avais eu pensé à ces bancs de vase, que tout à coup le souvenir de ce Dubreuil, qui avait eu les yeux mangés sur ces mêmes bancs, vint s'emparer de moi et ne me quitta plus.

«Et ce souvenir était presque une réalité, car cette diable de figure avait fait sur moi une telle impression!.. je me la rappelais si bien, qu'il me semblait la voir et si bien que je la voyais…

«Oui, oui, je la voyais comme je la vois encore quelques fois dans mes rêves; ce visage bruni et déchiré, ces lèvres noirâtres et retroussées, ces dents blanches, et surtout ces deux trous saignants où il n'y avait plus d'yeux. Encore une fois, je voyais tout cela; et dans ce moment, au milieu de cette nuit d'orage, voir cela, c'était ennuyeux, croyez-moi…

«J'eus beau me raidir, penser que c'était le rhum que j'avais bu, ouvrir les yeux les plus grands que je le pouvais, les fermer; plonger, battre l'eau, me toucher les bras et le corps, la figure me poursuivait. C'était un cauchemar: j'avais la fièvre, le délire, tout ce que vous voudrez, mais je la voyais…

«A ce moment-là, vraiment, j'ai manqué devenir fou; et pour me fuir moi-même, ou plutôt la damnée figure qui s'attachait à moi, je plongeai avec fureur; mais au bout de deux brasses je me trouvai arrêté par une substance épaisse… Le fond diminua sensiblement… J'étais dans la vase…

«Alors comme si le diable s'en fût mêlé, le vent redoubla de sifflements, la pluie de force; la nuit devint plus épaisse, et il me sembla voir et entendre des nuées de corbeaux au milieu desquels je voyais toujours les deux yeux vides de ce s… Dubreuil qui me regardaient. Ce fut plus fort que moi, je sentais comme une défaillance, et pourtant je me raidissais en criant et râlant du fond de la gorge: Ah! mon Dieu! On aurait dû m'entendre du ponton, quoiqu'il y eût une lieue. A bien dire, ce fut le plus vilain moment de cette nuit-là; car après ça je revins à moi, et je me raisonnai un peu en tirant la brasse pour me sauver de la vase, que je n'avais heureusement qu'effleurée. Enfin, me disais-je… Tom, tu n'es pas une femme… Si tu réussis, pense que tu vas voir ta mère, ton frère; tu as échappé à ce gredin de manchot. Dubreuil a été rongé dans la vase, c'est vrai; mais Dubreuil était un gueux, et tu es un honnête homme; ou, ce qui est plus clair, tu as des patins, et il n'en avait pas… Ainsi du cœur au ventre, mordieu, et va de l'avant…

«Je m'écoutai, et j'eus raison. Je fis de mon mieux; et, toujours nageant et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un endroit où la vase était assez compacte pour me soutenir un instant. Je profitai de cela pour attacher mes patins à mes pieds; et je glissai accroupi sur cette boue liquide comme sur des roulettes. Ces patins étaient faits de deux planches de sapin très-larges et très-minces, qui par la grande surface qu'ils offraient à la vase, m'empêchaient d'y enfoncer. Je traversai ainsi le premier banc: puis je me remis à l'eau et à nager pour gagner les autres.

«Une fois que j'eus goûté de mes patins, je vis que ce n'était qu'un jeu d'enfant: aussi je traversai le second et le troisième banc sans y penser, et je dus arriver au bord du lac environ deux heures et demie après mon départ du ponton.

«C'était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout; il fallait songer à sa toilette: j'étais couvert de limon comme un crabe, vu que ce que j'avais traversé en dernier était de la vase. A force de chercher, je trouvai un ruisseau tout près du moulin; je me débarbouillai, et un quart d'heure après j'étais mis fort décemment en bourgeois. Je bus une goutte de rhum à une gourde dont ce pauvre Tilmont avait précautionné mon sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me dirigeai vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le matin assez loin de Southampton pour ne pas éveiller les soupçons.

«Ce qu'il fallait à tout prix pour moi c'était gagner la côte, et là, de gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche.

«Je ne vous dirai pas toutes les transes que j'éprouvai, obligé de me cacher le jour et de ne marcher que la nuit, payant quelquefois le silence à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enfin vous jugerez des assommantes marches et contre-marches que je dus faire, quand vous saurez que j'avais quitté le ponton depuis neuf jours et que je ne me trouvais encore qu'aux environs de Winchelsea, à vingt-cinq ou trente lieues de Portsmouth tout au plus.

«Je commençais à me démoraliser: tant qu'il n'y avait eu que des obstacles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles… ça monte: mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur, qu'à prendre garde, qu'à avoir peur d'un schériff ou d'un watchman, ça ne m'allait plus.

«Enfin un matin, c'était, pardieu, un mercredi matin, j'avais marché toute la nuit, et je me trouvais auprès de Falkstone, petit port pêcheur sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé, presque sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je m'étais assis sous deux grandes arbres qui ombrageaient un banc situé à la porte d'une assez jolie maison, bâtie tout proche des falaises de la côte.

«J'étais donc là, mon bâton entre mes jambes, réfléchissant si je n'aurais pas plus tôt fait d'engager tout bonnement, le poignard sur la gorge, le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me confier son canot pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cacher comme un malfaiteur, lorsque j'entends chantonner derrière le mur de cette maison: c'était une voix de femme. Machinalement, ou par curiosité, je monte sur le banc, et j'aperçois dans ce jardin une belle jeune femme avec un grand chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une robe blanche. Elle arrangeait des fleurs et ne se doutait pas que je fusse là; mais, au moment où elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou de l'Inde, assez précieux, mais surtout fort remarquable, que je reconnais tout de suite. Ce bijou, et l'endroit de la côte où je me trouvais, me rappelèrent une chose à laquelle je ne pensais ma foi pas: aussi d'un bond je suis sur le mur, du mur dans le jardin, et assez près de la belle dame pour l'arrêter par le bras au moment où elle se sauvait avec une peur horrible. La pauvre femme tremblait de tous ses membres, et il y avait de quoi; mais je la rassurai bientôt en lui disant, en parfait anglais: Vous êtes la femme du capitaine Dulow. Est-il ici? – Oui, Monsieur. – Vous a-t-il parlé du capitaine Tom S., qui lui a donné ce bijou, lui dis-je, en lui montrant un petit poisson d'or à écailles articulées en pierreries qu'elle portait à son cou, suspendu à une chaîne avec sa montre? – Sans doute, monsieur, c'est au capitaine S. que mon mari doit sa liberté, me répondit cette femme en me regardant avec ses grands beaux yeux étonnés. – Eh bien! madame, le capitaine Thomas S. c'est moi, je suis prisonnier, je me sauve, cachez-moi? – Vous, monsieur!.. Ah! quel beau jour pour mon William, monsieur… Suivez-moi.

«Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement, comme j'y comptais; il me tint caché dans sa maison, dont la position était assez commode pour cela. Le jour je ne sortais pas, et le soir, à la brune, nous allions nous promener, sur les falaises, avec sa femme et sa sœur, excellente personne aussi.

«Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon garçon, que je l'avais prié d'accepter pour sa femme, dont il me parlait toujours, ce bijou que j'avais rapporté de l'Inde, en lui disant: Dulow, qu'elle le porte en souvenir de son mari. Vous voyez que ça s'est bien trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai reconnu madame Dulow. Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas la peine de vous le dire, c'est une misère: dans ce temps-là ç'avait été beaucoup pour lui et rien pour moi, mais il s'en souvint; c'était tout simple, à sa place j'aurais fait tout de même.

«Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser la Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner: c'était très difficile de trouver un canot… Il était impossible d'éviter les gardes-côtes… Les vents étaient contraires… et variables (ce qui n'était pas vrai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne volonté. C'était dur, à trente lieues de France.

«Il y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa femme et à sa belle-sœur comme d'habitude: Mesdames, prenez vos chapeaux, et allons nous promener sur les dunes. J'y allai avec eux. Nous nous promenâmes assez longtemps sans rien dire; j'étais triste; le temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la guerre continuait, et je n'y étais pas; et puis enfin il me chagrinait de douter du dévouement de Dulow, qui pourtant n'aurait pas dû être ingrat. Le soleil était couché et la nuit commençait à se faire noire, lorsqu'en arrivant près d'une petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air: Capitaine, que dites-vous de ce vent-là? (c'était une jolie brise de plein nord). Pardieu, lui répondis-je, il n'en faudrait pas plus à un pauvre prisonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché dans la maison de sa mère. – Eh bien! alors, me dit Dulow, capitaine, embrassez ces dames et partez. – Je ne compris pas tout de suite: c'était trop loin de ma pensée du moment.

 

«Dulow me prit par la main en haussant les épaules, et me mena derrière un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande voile, une misaine et une trinquette amarrée à une roche. – Excusez-moi, me dit alors Dulow, si je vous ai fait attendre si longtemps; mais il fallait que j'attendisse le tour de service du garde-côte qui croisera cette nuit dans ces parages; il m'est dévoué; il sait ce que je vous dois: cette nuit vous pourrez passer sans crainte.

«Je reconnus mon Dulow d'autrefois, et je ne m'étonnai de rien; j'embrassai ces dames bien fort, lui aussi, et je sautai dans ce canot.

«J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, de la poudre, une longue-vue de nuit et une mèche. Je fis un dernier signe à ces dames et à Dulow, et je démarrai. J'étais libre…

«Je courus grand large; la mer était superbe; un temps de petite-maîtresse. La longue-vue de nuit me fut bonne; car, au bout d'une heure de marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur laquelle j'avais le cap; je virai de bord et fis quelques bordées. Ce petit accident me retarda un peu; mais le lendemain matin, au point du jour, j'eus le bonheur de voir la terre de France sortir de la brume, et de distinguer la jetée de Calais. Il faisait un soleil magnifique, la mer était comme un miroir, la brise fraîche et toujours du nord. Dans deux heures je devais embrasser ma mère et mon frère.

«Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les flâneurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et qu'en regardant de çà et de là avec leurs longues-vues, voilà qu'ils m'aperçoivent dans mon bateau. – Tiens! un prisonnier qui s'échappe, dit l'un. – Bon… si c'était le capitaine S… dit l'autre. – Ça se pourrait, dit un troisième. – Et ne voilà-t-il pas qu'un mousse au lieu d'entendre: si c'était, entend: c'est le capitaine S… Il part comme un trait, et tombe chez ma mère et mon frère en criant comme un sourd: Voilà le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un canot!

«Heureusement que c'était vrai, car sans cela vous concevez quel horrible coup c'eût été pour ma pauvre mère. Enfin elle accourt avec mon frère sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu; je n'étais pas à une portée de canon du port.

«Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateaux pêcheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre, et me convoyaient: c'étaient des hommes, des femmes, des enfants; c'étaient des hourras, une joie, des cris de vive le capitaine S…! qui me faisaient pleurer comme une bête: et puis au bout de tout ça, sur la jetée, je voyais mon frère soutenant ma pauvre vieille mère qui avait tout au plus la force d'agiter son mouchoir, tant elle était émue.

«Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot, en criant toujours, ma mère…! je me sens arrêté au bas de la jetée par un pékin en noir et en écharpe, flanqué de deux gendarmes, qui me demande mon passeport!

«C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me demander mon passeport. Mon passeport! l'animal! comme si j'arrivais dans sa ville par la grand'-route et en vinaigrette. Demander son passeport au capitaine Tom, qui s'échappait pour la troisième fois des pontons d'Angleterre! C'était à en devenir commissaire soi-même! Un chien qui venait me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds au-dessus de moi! Aussi comme il faisait mine de se mettre en travers de l'échelle, je l'envoyai, lui et ses gendarmes se rafraîchir dans le port; d'un saut je fus sur la jetée, et vous jugez si je fus embrassé par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y eût de fameux, c'est que ces diables de marins étaient furieux, et qu'ils ne voulaient plus laisser sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendarmes, qui barbottaient d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches en détresse,» ajouta le capitaine qui riait encore de souvenir. «Voilà, messieurs, nous dit enfin Tom, de quelle façon je suis revenu cette fois-là d'Angleterre; mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne pense à ce misérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée figure avec ses deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de tour.»

Il me serait impossible de dire l'impression que me fit éprouver cette narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine, l'inflexion de sa voix brève ou sonore, qui se modifiait, qui se pliait si bien à toutes les exigences de ce récit animé.

Je n'ai rien omis, rien changé: mais quelle différence, que cela maintenant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai entendu, à moi qui l'ai vu!

Et puis, ce qu'il y avait encore de merveilleux, c'était ce mélange bizarre de deux hommes: l'un grandiose, énergique, bouillant et intrépide, dur comme l'acier, puisant sa force dans la résistance, ayant vingt fois bravé la mort, les horreurs du carnage et de la tempête; et puis l'homme doux, simple et bon, ayant l'air, pour ainsi dire, d'avoir assisté seulement comme spectateur à cette imposante et terrible partie de sa vie, et de s'en souvenir comme d'un sombre et magnifique drame qu'il aurait vu jouer jadis et qu'il sait par cœur. Ce qui m'avait encore frappé dans ce récit, c'était ce dévouement admirable des marins les uns pour les autres; ces services où il s'agit à chaque pas de vie et de liberté, et qu'ils se rendent avec une insouciance si sublime. Et cela sans se dire merci, frère! car ils ne se disent pas merci entre eux. Mais si un jour le plomb vous atteint au milieu d'une grêle de mitraille, si les vagues écumantes sont sur le point de vous engloutir, vous sentirez une main amie ou reconnaissante vous arracher à son tour à une mort certaine. Et puis, quand vous reviendrez à la vie, peut-être cette main reconnaissante sera-t-elle glacée; mais c'est comme cela qu'elle vous aura dit merci, c'est comme cela qu'une autre fois vous direz merci à d'autres.

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