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Le morne au diable

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CHAPITRE VI.
L’AVERTISSEMENT

Tout ceci s’était passé si rapidement que le chevalier restait ébahi.

– Debout! lui cria le père Griffon, debout!! les Caraïbes! les Caraïbes!! Regardez au dossier de votre fauteuil! et ne restez pas près de la lumière.

Le chevalier se leva vivement et vit en effet une flèche de trois pieds de long profondément enfoncée dans le dossier de son fauteuil.

Deux pouces plus haut, le chevalier était transpercé entre les deux épaules.

Croustillac saisit son épée qu’il avait déposée sur une chaise et courut sur les pas du curé.

Celui-ci, à la tête de ses deux noirs armés de fusils, et précédé de son chien dogue, cherchait l’agresseur de tous côtés; malheureusement la porte de la salle à manger donnait sur le verger treillagé; la nuit était sombre: sans doute, celui qui avait lancé cette flèche était déjà loin ou bien caché dans la cime de quelque arbre touffu.

Snog aboyait et quêtait avec ardeur; le père Griffon rappela ses deux noirs qui s’aventuraient trop imprudemment hors du verger.

– Eh bien! mon père, où sont-ils? dit le chevalier en brandissant son épée, faut-il les charger? Une lanterne… donnez-moi une lanterne; nous allons visiter le verger et les environs de la maison!

– Non, non, pas de lanterne! mon fils! elle servirait de point de mire aux assaillants, s’il y en a plusieurs, et vous seriez trop exposé, vous recevriez quelque flèche en plein corps! Allons, allons, dit le curé en désarmant son fusil après quelques moments d’attente, ce n’est qu’une alerte; rentrons et remercions le Seigneur de la maladresse de cet idolâtre, car il s’en est fallu de peu que vous ne fussiez atteint, mon fils. Ce qui m’étonne, et j’en rends grâce à Dieu, c’est qu’on vous ait manqué; un Caraïbe assez hardi pour s’aventurer ainsi doit avoir le coup d’œil juste et la main sûre.

– Mais quel mal avez-vous fait à ces sauvages, mon père?

– Aucun. J’ai été souvent dans leur carbet de l’île des Saintes, et il m’ont toujours parfaitement accueilli: aussi je ne comprends pas le but de cette attaque… Mais voyons donc cette flèche… je reconnaîtrai bien à son empennure si c’est une flèche caraïbe…

– Il faut faire bonne garde cette nuit, mon père, et pour cela… fiez-vous à moi, dit le Gascon. Vous voyez que ce n’est pas seulement à l’endroit de l’amour que j’ai de la résolution.

– Je n’en doute pas, mon fils, et j’accepte votre offre; je vais faire fermer les fenêtres avec les volets à meurtrières, et barrer solidement la porte. Snog nous servira de sentinelle avancée. Oh! ce ne serait pas la première fois que cette maison de bois soutiendrait un siége. Une douzaine de pirates anglais l’ont attaquée, il y a deux ans; mais avec mes nègres et le procureur fiscal de la Cabesterre qui se trouvait par hasard chez moi, nous avons rudement étrillé ces hérétiques.

En disant ces mots, le père Griffon rentra dans la salle à manger, arracha avec assez de peine la flèche qui tenait au fauteuil par un fer barbelé, et s’écria avec étonnement:

– Il y a un papier attaché à l’empennure de cette flèche.

Puis, en le déployant, il y lut ces mots d’une magnifique écriture bâtarde:

– Premier avertissement au chevalier de Croustillac.

– Au révérend père Griffon, respect et attachement.

Le curé regarda le chevalier sans dire une parole.

Celui-ci prit le papier et lut à son tour.

– Qu’est-ce que cela signifie? s’écria-t-il.

– Cela signifie que je ne me trompais pas en parlant de la sûreté de coup d’œil des Caraïbes. Celui qui a lancé cette flèche vous tuait s’il l’eût voulu. Voyez ce fer barbelé, empoisonné sans doute; il est entré d’un pouce dans le dossier de ce fauteuil de bois de fer; si vous aviez été atteint, vous étiez mort. Quelle adresse n’a-t-il pas fallu pour guider ainsi cette flèche!

– Peste, mon père… Je trouve ceci d’autant plus merveilleusement adroit que je ne suis pas touché, dit le Gascon. Mais que diable ai-je fait à ce sauvage?

Le père Griffon se frappa le front.

– Quand je vous le disais! s’écria-t-il.

– Quoi, mon révérend?

– Premier avertissement au chevalier de Croustillac!

– Eh bien?

– Eh bien! cet avis vient du Morne-au-Diable.

– Vous croyez, mon père?

– J’en suis certain. On a su vos projets, l’on veut vous forcer d’y renoncer.

– Comment les aura-t-on sus?

– A bord de la Licorne, vous ne les avez pas cachés. Quelques passagers, en débarquant il y a trois jours à Saint-Pierre, en auront parlé; ce bruit sera venu jusqu’au comptoir de la Barbe-Bleue, tenu par l’homme d’affaires; et il en aura instruit sa maîtresse.

– Je suis forcé d’avouer, reprit le chevalier en réfléchissant, que la Barbe-Bleue a de singuliers moyens de correspondance! C’est une drôle de petite poste…

– Eh bien mon fils, j’espère que la leçon vous profitera, dit le curé. Puis il ajouta, en s’adressant aux deux noirs qui apportaient les volets crénelés et les leviers pour les assujettir:

– C’est inutile, mes enfants, je vois maintenant qu’il n’y a rien à craindre.

Les deux noirs, habitués à une obéissance passive remportèrent leur attirail défensif.

Le chevalier regardait le père Griffon avec étonnement.

– Sans doute, reprit celui-ci, la parole des habitants du Morne-au-Diable est sacrée; je n’ai maintenant rien à craindre d’eux, ni vous non plus, mon fils, puisque vous êtes averti et que vous renoncerez nécessairement à cette folle entreprise.

– Moi, mon père?

– Comment?..

– Que je devienne à l’instant aussi noir que vos deux nègres, si j’y renonce!

– Que dites-vous?.. malgré cet avertissement?

– Et! qui me dit d’abord que cet avertissement vienne de la Barbe-Bleue? ne peut-il pas venir d’un rival? du boucanier, du flibustier, du Caraïbe? car j’ai de quoi choisir parmi les galants de la beauté du Morne-au-Diable.

– Eh bien! qu’importe!..

– Comment, qu’importe, mon révérend? mais je tiens à montrer à ces drôles ce que c’est que le sang de Croustillac. Ah! ils croient m’intimider!.. Mais ils ne savent donc pas que cette épée que voilà… s’agiterait toute seule dans son fourreau! que sa lame rougirait d’indignation, si je renonçais à mon entreprise!

– Mon fils, c’est de la folie… de la folie…

– Et pour quel pleutre, pour quel bélître passerait le chevalier de Croustillac aux yeux de la Barbe-Bleue, s’il était assez lâche pour se rebuter de si peu?

– De si peu! mais deux pouces plus haut, vous étiez tué.

– Mais comme on a tiré deux pouces plus bas, et que je ne suis pas tué, je consacrerai ma vie à dompter le cœur rebelle de la Barbe-Bleue et à vaincre mes rivaux, fussent-ils dix, vingt, trente, cent, dix mille! ajouta le Gascon avec une exaltation croissante.

– Mais si l’on a agi par l’ordre de la maîtresse du Morne-au-Diable?

– Si l’on a agi par son ordre, elle verra, la cruelle, que je brave la mort qu’elle m’envoie pour arriver jusqu’à son cœur… Elle est femme… elle sera sensible à la valeur. Je ne sais pas si c’est une Vénus, mais je sais que, sans faire tort au dieu Mars, Polyphème-Amador Croustillac est terriblement martial. Or, de la beauté au courage, il n’y a que la main.

Il faut se figurer l’exagération et la prononciation gasconne du chevalier pour avoir une idée de cette scène.

Le père Griffon ne savait s’il devait rire ou s’effrayer de l’opiniâtre détermination du chevalier. Le secret de la confession l’empêchait de parler, d’entrer dans aucun détail sur le Morne-au-Diable; il ne pouvait que supplier le chevalier de renoncer à sa funeste entreprise: ce qu’il tenta, mais en vain.

– Puisque rien ne peut vous ébranler, mon fils, il ne sera pas dit du moins que j’aurai été, même indirectement, le complice de votre entreprise insensée. Vous ignorez où est situé le Morne-au-Diable; ni moi, ni mes nègres, et, je vous l’affirme, nul de mes paroissiens ne voudra vous servir de guide; je les prierai de vous refuser. D’ailleurs la réputation du Morne-au-Diable est telle que personne ne se souciera d’enfreindre mes recommandations.

Cette déclaration du père Griffon sembla donner à réfléchir au chevalier; il baissa d’abord la tête en silence, puis il reprit résolument:

– Je le sais, le Morne-au-Diable est éloigné de quatre lieues d’ici; il est situé dans le nord de l’île; mon cœur me servira de boussole et me guidera vers la dame de mes pensées… avec l’assistance du soleil et de la lune.

– Mais, malheureux insensé! s’écria le père Griffon, il n’y a pas de chemin tracé dans les forêts où vous allez vous engager; les arbres sont si touffus qu’ils vous cacheront la position du soleil; vous vous égarerez.

– J’irai tout droit devant moi, j’arriverai toujours quelque part, votre île n’est pas si grande (soit dit sans humilier la Martinique), mon père, alors je reviendrai sur mes pas et je chercherai jusqu’à ce que je trouve le Morne-au-Diable…

– Mais le sol de ces forêts est souvent impraticable; elles sont infestées des serpents les plus dangereux: je vous dis que vous y aventurer, c’est braver mille morts…

– Eh! mon père, qui ne risque rien n’a rien; s’il y a des serpents, eh bien, je mettrai des échasses, comme les habitants de nos landes!

– Allez donc marcher avec des échasses au milieu des lianes, des ronces, des rochers, des arbres déracinés par le temps! Je vous dis que vous ne savez pas ce que sont nos forêts.

– Si l’on pensait toujours au péril, mon révérend, on ne ferait jamais rien de bon. Est-ce que vous pensez au mal de Siam quand vous soignez ceux de vos paroissiens qui en sont attaqués?

– Mais mon but est pieux, à moi; je puis affronter la mort en faisant mon devoir… tandis que vous y courez certainement pour une vanité.

– Une vanité! mon révérend! une commère qui a des écuelles remplies de diamants, des sacs pleins de perles fines, et peut-être encore cinq à six millions de biens! Peste! quelle vanité!

 

Il n’y avait pas à espérer de vaincre une pareille opiniâtreté: le curé ne l’essaya pas; il conduisit son hôte dans la chambre qu’il lui destinait, bien décidé à mettre tous les obstacles possibles à la fantaisie du chevalier.

Inébranlable dans sa résolution, Croustillac s’endormit profondément. Une ardente curiosité était venue augmenter son entêtement naturel et sa confiance imperturbable dans sa destinée; plus cette confiance avait été jusqu’alors trompée, plus l’aventurier croyait que l’heure promise devait arriver pour lui.

Le lendemain matin, au point du jour, il s’éveilla, et alla sur la pointe du pied jusqu’à la porte de la chambre du père Griffon.

Le curé dormait encore, ne croyant pas le chevalier capable de s’aventurer sans guide dans un pays inconnu. Il se trompait.

Croustillac, pour échapper aux instances et aux reproches de son hôte, partit au moment même.

Il ceignit sa formidable épée, arme assez incommode pour traverser des buissons; il enfonça son feutre sur sa tête, prit une gaule à la main pour effaroucher les serpents, et le jarret ferme, le nez au vent, le cœur un peu palpitant, il quitta la demeure hospitalière du curé du Macouba, et se dirigea vers le nord en suivant pendant quelque temps la lisière d’un bois extrêmement touffu.

Il lui fallut bientôt quitter cette lisière qui, formant un angle vers l’orient, se prolongeait indéfiniment dans cette direction.

Le chevalier, au moment d’entrer dans la forêt, hésita un instant; il se rappela les sages conseils du père Griffon, il songea aux dangers qu’il allait courir; mais, évoquant aussitôt par la pensée les trésors de la Barbe-Bleue, il fut ébloui des monceaux d’or, de perles, de rubis, de diamants qu’il crut voir étinceler et fourmiller à ses yeux; il se figura l’habitante du Morne-au-Diable d’une beauté achevée. Entraîné par ce mirage, il entra résolument dans la forêt, en soulevant un épais rideau de lianes qui retombaient du haut des arbres après s’y être enlacées.

Le chevalier n’oublia pas de battre les buissons avec sa gaule, en criant à haute voix: – Dehors, les serpents… dehors!

Excepté les cris du Gascon, on n’entendait aucun bruit.

Le soleil allait bientôt se lever; l’air, rafraîchi par l’abondante rosée de la nuit et par la brise de mer, était imprégné des odeurs fortes et aromatiques des fleurs tropicales.

La forêt était encore presque plongée dans les ténèbres au moment où le chevalier y pénétra…

Pendant quelques minutes, le profond silence qui régnait dans cette solitude imposante ne fut troublé que par les coups de gaule que le chevalier donnait sur les buissons en répétant: – Dehors, les serpents, dehors!

Peu à peu les cris du Gascon, qui s’éloignait de plus en plus, devinrent moins distincts; puis ils cessèrent tout à fait…

Le morne et profond silence qui régnait alors fut subitement interrompu par une espèce de hurlement sauvage qui n’avait rien d’humain.

Ce bruit et les premiers rayons du soleil qui jaillirent à l’horizon comme une gerbe enflammée semblèrent éveiller les habitants de ces grands bois. Ils y répondirent sur tous les tons; le tapage devint infernal: les glapissements des singes, les miaulements des chats-tigres, les sifflements des serpents, le grognement des sangliers, les beuglements des taureaux éclatèrent de toutes parts avec un ensemble effrayant; les échos de la forêt et des mornes se renvoyèrent ces sons discordants; on eût dit une bande de démons répondant à l’appel d’un démon supérieur.

CHAPITRE VII.
LA CAVERNE

Pendant que le chevalier cherche la route du Morne-au-Diable à travers la forêt, nous conduirons le lecteur vers la partie la plus septentrionale de la côte de la Martinique.

La mer déferlait avec une majestueuse lenteur au pied des grands rochers presque à pic qui défendaient naturellement cette partie de l’île, en formant une sorte de muraille perpendiculaire de deux cents pieds de haut; le continuel ressac des vagues rendait ces parages si dangereux, qu’une embarcation ne pouvait risquer d’aborder en cet endroit sans être infailliblement brisée.

Le site dont nous parlons était d’une simplicité sauvage, grandiose; une ceinture de rochers âpres, nus, d’un rouge fauve, se dessinait sur un ciel d’un bleu de saphir; leur base disparaissait au milieu d’un brouillard de neigeuse écume, soulevée par le choc incessant d’énormes montagnes d’eau qui s’abattaient sur ces récifs en tonnant comme la foudre.

Le soleil dans toute sa force jetait une lumière éblouissante, torride sur cette masse granitique; il n’y avait pas le plus léger nuage sur ce ciel d’airain. A l’horizon apparaissaient, à travers une vapeur brûlante, les terres élevées des autres Antilles.

A quelque distance de la côte, où brisaient les lames, la mer était d’un azur sombre, et calme comme un miroir.

Un objet d’abord imperceptible, tant il offrait peu de surface au-dessus de l’eau, s’approchait rapidement de cette partie de l’île appelée la Cabesterre.

Peu à peu on put distinguer un balaou, pirogue longue, légère, étroite, dont l’arrière et l’avant sont également coupés en taille-mer; cette embarcation non voilée s’avançait à force de rames.

A chaque banc, on distinguait parfaitement un homme qui nageait vigoureusement. Quoique pendant l’espace de trois lieues la côte fût aussi inabordable qu’en cet endroit, l’on ne pouvait douter que le balaou se dirigeât pourtant vers ces rochers.

Le dessein de ceux qui s’approchaient ainsi semblait inexplicable. Bientôt la pirogue fut engagée au milieu des vagues énormes qui déferlaient sur les récifs. Sans la merveilleuse adresse du pilote, qui évitait les masses d’eau dont l’arrière de cette frêle barque était incessamment menacé, elle eût été bientôt submergée.

A deux portées de fusil des rochers, le balaou mit en travers, en profitant d’une intermittence dans la succession des lames, embellie, ou moment de calme qui revient périodiquement après que sept ou huit lames ont déferlé.

Deux hommes, qu’à leurs vêtements on reconnaissait facilement pour des marins européens, assurèrent leur toque sur leur tête, et se jetèrent hardiment à la nage, pendant que leurs compagnons, virant de bord à la fin de l’embellie, regagnèrent le large et disparurent après avoir de nouveau bravé la fureur et l’élévation des vagues avec une merveilleuse habileté.

Pendant ce temps, les deux intrépides nageurs, tour à tour soulevés ou précipités au milieu de lames énormes qu’ils coupaient adroitement, arrivaient au pied des rochers au milieu d’une nappe d’écume.

Ils paraissaient courir à une mort certaine, et devoir être brisés sur les récifs.

Il n’en fut rien.

Ces deux hommes paraissaient connaître parfaitement la côte: ils se dirigèrent vers un endroit où la violence des eaux avait creusé une immense grotte naturelle.

Les vagues, s’engouffrant sous cette voûte avec un bruit horrible, retombaient ensuite en cataracte dans un bassin inférieur, large, creux et profond.

Après quelques sourdes ondulations, les lames s’apaisaient et formaient ainsi, au milieu des parois d’une caverne gigantesque, un petit lac souterrain, dont le trop plein retournait à la mer par quelque conduit caché.

Il fallait une grande témérité pour s’abandonner ainsi à l’impulsion des vagues furieuses qui vous précipitaient dans l’abîme; mais cette submersion momentanée était plus effrayante que dangereuse: l’ouverture de la caverne était si vaste qu’on ne risquait pas de se briser contre les rochers, et la nappe d’eau vous jetait ensuite au milieu d’un étang paisible, entouré d’une grève de sable fin et battu.

Pour ainsi dire tamisée à travers la chute d’eau qui bouillonnait à l’entrée de cette voûte énorme, la lumière y arrivait faible, douce, bleuâtre comme celle de la lune.

Les deux nageurs haletants, étourdis et meurtris par le choc des vagues, sortirent du petit lac et abordèrent sur sa grève, où ils se reposèrent quelque temps.

Le plus grand de ces deux hommes, quoique vêtu du costume d’un simple marin, était le colonel Rutler, partisan exalté du nouveau roi d’Angleterre, Guillaume d’Orange, sous les ordres duquel il avait servi alors que le beau-fils de l’infortuné Jacques II n’était encore que stathouder de Hollande.

Le colonel Rutler était grand et robuste; sa figure avait une expression d’audace, presque de cruauté; ses cheveux, dont quelques mèches roides et mouillées passaient à travers sa toque de marin, étaient d’un rouge ardent; d’épaisses moustaches de même nuance cachaient presque une large bouche surmontée d’un nez crochu comme le bec d’un oiseau de proie.

Rutler, homme fidèle et résolu, servait son maître avec un dévouement aveugle. Guillaume d’Orange lui avait témoigné sa confiance en le chargeant d’une mission aussi difficile que périlleuse, ainsi qu’on le verra plus tard.

Le marin qui accompagnait le colonel était petit, mais vigoureux, actif et déterminé.

Le colonel lui dit en anglais, après un moment de silence:

– Es-tu bien sûr au moins, John, qu’il y a un passage pour sortir d’ici?

– Ce passage existe, colonel, soyez tranquille.

– Pourtant… je n’aperçois rien…

– Tout à l’heure, colonel, lorsque votre vue sera habituée à cette espèce de jour, couleur de clair de lune, vous vous baisserez à plat ventre, et là, à droite, tout au bout d’un long conduit naturel, dans lequel on ne peut avancer qu’en rampant, vous distinguerez la lueur du jour qui y pénètre par une crevasse du roc.

– Si le chemin est sûr, il n’est pas commode.

– Si peu commode, colonel, que je défierais bien au master du brigantin, le Roi des eaux, qui vous a amené à la Barbade, d’entrer avec son gros ventre dans le boyau qui nous reste à traverser. C’est tout au plus si j’ai pu autrefois m’y glisser, moi; il est large comme un tuyau de cheminée.

– Et il aboutit?

– Au fond d’un précipice qui sert de défense au Morne-au-Diable; car de trois côtés ce précipice est à pic, et il est aussi impossible de le descendre que de le gravir…; quant à son quatrième côté, il n’est pas tout à fait impraticable, et en s’aidant des aspérités du roc, on peut arriver par ce chemin jusqu’aux limites du parc de l’habitation de la Barbe-Bleue.

– Je comprends… ce passage souterrain nous conduit au fond d’un abîme dominé par le Morne-au-Diable.

– Justement, colonel, c’est comme si nous étions au fond d’un fossé dont un des côtés inférieurs serait à pic, et l’autre en talus… quand je dis en talus, c’est une manière de parler, car, pour atteindre au sommet du rocher, il nous faudra rester plus d’une fois suspendus à quelque liane entre le ciel et la terre. Mais, arrivés au faîte, nous nous trouverons à l’extrémité du parc du Morne-au-Diable; une fois là, nous nous blottirons dans quelque trou en attendant le moment d’agir.

– Et le moment d’agir ne tardera pas. Allons, allons, allons, pour connaître si bien les êtres, il faut, en effet, que tu aies servi la Barbe-Bleue?

– Je vous l’ai dit, colonel. J’étais venu de la Côte-Ferme avec elle et son premier mari; au bout de trois mois, ils m’ont renvoyé; alors je suis parti pour Saint-Domingue, et je n’ai plus entendu parler d’eux.

– Et elle, la reconnaîtrais-tu bien?

– De taille, de tournure, oui, mais pas de figure, car nous sommes partis de la Côte-Ferme la nuit, et une fois débarquée, on l’a transportée en litière jusqu’au Morne-au-Diable. Quand, par hasard, elle sortait pendant le jour, elle mettait son masque; les uns disaient qu’elle était belle comme un ange; les autres, qu’elle était laide comme un monstre. Je ne puis pas dire qui se trompe, car moi et mes camarades nous ne mettions jamais le pied dans l’intérieur de la maison, le service particulier se faisait par des mulâtresses toujours muettes comme des poissons.

– Et lui?

– Il était beau, grand, mince, élancé; il avait trente-six ans environ; brun, des yeux et une moustache noirs, le nez aquilin.

– C’est lui, c’était bien lui, se disait le colonel à mesure que John faisait ce signalement. C’est ainsi qu’on l’a toujours dépeint. Et l’on ne sait pas comment il est mort?

– On a dit qu’il était mort en voyage; on n’en a pas su davantage.

– Et l’on n’a jamais eu de doutes sur sa mort?

– Ma foi, non, colonel, puisque la Barbe-Bleue s’est remariée deux fois depuis.

– Et ces deux maris, les as-tu vus?

– Non, colonel, car j’arrivais de Saint-Domingue, lorsqu’il y a huit jours vous m’avez engagé pour cette expédition, sachant que je pouvais vous servir. Vous m’avez promis cinquante guinées si je vous introduisais dans l’île malgré les croiseurs français qui, depuis la guerre, ne laissent aucun bâtiment approcher des côtes… abordables… s’entend; aussi notre balaou n’a pas été gêné, car, grâce aux rochers à pic de la Cabesterre, personne ne s’imagine qu’on puisse s’introduire dans l’île de ce côté, et on n’y veille pas.

 

– Et puis, ainsi, personne ne peut soupçonner notre présence dans l’île; et, selon ce que tu m’as dit, la Barbe-Bleue a une espèce de police qui l’instruit de l’arrivée de tous les étrangers.

– Du moins, colonel, on disait dans le temps que les gens qui tiennent ses comptoirs à Saint-Pierre ou à Fort-Royal étaient aux aguets, et que pas un étranger débarquant à la Martinique n’échappait à leur surveillance.

– Tout est donc pour le mieux: tu auras tes cinquante guinées… Mais encore une fois, tu es bien sûr que le conduit souterrain…?

– Soyez donc tranquille, colonel; j’y ai passé, vous dis-je, avec le nègre pêcheur de perles, qui m’a le premier conduit ici.

– Mais pour sortir du précipice, il t’a fallu traverser le parc du Morne-au-Diable?

– Sans doute, colonel, puisque c’était la curiosité de voir ce parc, dans lequel nous ne pouvions jamais entrer, qui m’avait fait accepter l’offre du pêcheur de perles; étant de la maison, je savais la Barbe-Bleue et son mari absents; j’étais donc bien sûr de pouvoir sortir par le jardin après être sorti du précipice: c’est ce que nous avons fait, non pas sans risquer de nous rompre le cou mille fois, mais, que voulez-vous! je mourais d’envie de voir l’intérieur de cette habitation, qui nous était défendue. De fait, c’était un vrai paradis. Ce qui a été très amusant, c’est la surprise de la mulâtresse qui servait de portière; quand elle nous a vus, moi et le noir, elle ne pouvait pas concevoir comment nous avions fait pour entrer. Nous lui avons dit que nous avions échappé à sa surveillance. Elle nous a crus; aussi nous a-t-elle mis à la porte le plus vite possible, et elle s’est tue pour n’être pas chassée par ses maîtres.

Après quelques moments de silence, le colonel dit brusquement à John:

– Ce n’est pas tout, maintenant il n’y a plus à reculer, je dois tout te dire.

– Quoi donc, colonel?

– Une fois introduits dans le Morne-au-Diable, nous aurons un homme à surprendre et à garrotter; quoi qu’il fasse pour se défendre, il ne faudra pas qu’il lui tombe un cheveu de la tête… à moins qu’il ne nous force absolument à défendre notre vie; alors, ajouta le colonel avec un sourire sinistre, alors… deux cents guinées pour toi, que nous réussissions ou non.

– Mille diables… Vous attendez un peu tard pour me dire cela, colonel… Mais maintenant le vin est tiré, il faut le boire.

– Allons, je ne me suis pas trompé, tu es un brave…

– Ah ça! mais cet homme que vous cherchez est-il fort et courageux?

– Mais… dit Rutler, après avoir réfléchi quelques minutes, figure-toi à peu près le premier mari de la veuve… un homme grand et mince.

– Diable… celui-là était mince, c’est vrai; mais une baguette d’acier aussi est mince, ce qui ne l’empêche pas d’être furieusement forte. Voyez-vous, colonel, cet homme-là savait mieux que personne comment on se sert du plomb et du fer; il était si vigoureux que je l’ai vu prendre un nègre insolemment par la ceinture et le jeter à dix pas de lui, comme il eût fait d’un enfant, quoique ce nègre fût plus grand et plus robuste que vous. Ainsi donc, colonel, si l’homme que vous cherchez ressemble à celui-là, nous aurons du mal à le bâter, comme on dit…

– Moins que tu ne le crois… je t’expliquerai ça…

– Et puis, dit John, si par hasard le flibustier, le boucanier ou le Caraïbe, qui, dit-on, fréquentent la veuve, sont aussi là… ça commencera à devenir gênant…

– Écoute-moi, d’après ce que tu m’as dit, il y a au bout du parc un bois où l’on peut se cacher.

– Oui, colonel.

– Excepté le boucanier, le flibustier ou le Caraïbe, personne n’entre dans l’habitation particulière de la Barbe-Bleue?..

– Personne, colonel, excepté les mulâtresses de service…

– Et aussi excepté l’homme que je cherche, bien entendu; j’ai mes raisons pour croire que nous l’y trouverons.

– Bien, colonel.

– Alors rien de plus simple, nous nous embusquons au plus épais du bois, jusqu’à ce que mon homme vienne de notre côté.

– Ce qui ne peut manquer d’arriver, colonel, car le parc n’est pas grand, et quand on s’y promène, il faut forcément passer près d’un bassin de marbre, non loin duquel nous serons très bien cachés…

– Si notre homme ne se promène pas, une fois la nuit venue, nous attendons qu’il soit couché, et nous le surprenons au lit…

– Cela serait plus sûr, colonel, à moins que votre homme n’appelât à son secours un des consolateurs de la Barbe-Bleue!..

– Sois donc tranquille… pourvu qu’avec ton aide je puisse mettre la main sur lui, alors, fût-il entouré de cent personnes armées jusqu’aux dents, il est à moi, j’ai un moyen sûr de le forcer à m’obéir… Ceci me regarde… Tout ce que je te demande, c’est de me conduire dans un endroit d’où je puisse sauter sur lui à l’improviste…

– C’est convenu, colonel…

– Alors, marchons… dit Rutler en se levant.

– A vos ordres, colonel, seulement au lieu de marchons… c’est rampons qu’il faut dire. Mais voyons donc, ajouta John en se baissant, si l’on aperçoit toujours la lumière du jour. Oui, oui… la voilà, mais comme ça paraît loin. A propos, colonel, si depuis que je suis venu ici le conduit avait été bouché par un éboulement, nous ferions, à l’heure qu’il est, une singulière figure! condamnés à rester ici et à mourir de faim… à moins de nous dévorer mutuellement… Impossible de sortir par le gouffre, vu qu’on ne peut pas remonter une chute d’eau comme une truite remonte une cascade…

– C’est vrai, dit Rutler en frémissant, tu m’épouvantes: heureusement il n’en est rien; tu as toujours le sac?

– Oui, oui, colonel; les courroies sont solides, et la peau de lamentin imperméable; nous trouverons là-dedans nos poignards, nos pistolets et notre cartouchière aussi secs que s’ils sortaient d’un râtelier d’armes.

– Allons… John, en route, passe le premier, dit le colonel, il nous faut le temps de faire sécher nos habits.

– Cela ne sera pas long, colonel… une fois au fond du précipice, nous serons comme dans un four; le soleil y donne en plein.

John, se mettant à plat ventre, commença à se glisser dans un passage si étroit, qu’il put à peine s’y introduire.

Les ténèbres y étaient profondes… au loin seulement on distinguait une pâle lueur.

Le colonel suivit John en se traînant sur un sol humide et fangeux..

Pendant quelque temps, les deux Anglais s’avancèrent ainsi, rampant sur les genoux, sur les mains et sur le ventre, dans l’obscurité la plus complète.

Tout à coup John s’arrêta brusquement, et s’écria d’une voix altérée par l’épouvante:

– Colonel…

– Que veux-tu?

– Ne sentez-vous pas une odeur forte?

– Oui, cette odeur est fétide.

– Ne bougez pas… c’est un serpent… fer-de-lance! Nous sommes perdus…

– Un serpent? s’écria le colonel avec effroi.

– Nous sommes morts… Je n’ose pas avancer… l’odeur devient de plus en plus forte, murmura John.

– Tais-toi… Écoute…

Dans une mortelle angoisse, les deux hommes retinrent leur respiration.

Tout à coup, à quelques pas, ils entendirent un bruit continu, précipité, comme si l’on eût battu le sol humide avec un fléau.

L’odeur nauséabonde et subtile que répandent les gros serpents devint de plus en plus pénétrante…

– Le serpent est en fureur, il s’est lové; c’est de sa queue qu’il bat ainsi la terre, dit John d’une voix affaiblie. – Colonel… recommandons notre âme à Dieu…

– Il faut crier pour l’effrayer, dit Rutler.

– Non, non, il se jettera tout de suite sur nous, dit John.

Les deux hommes restèrent quelques moments dans une horrible attente.

Ils ne pouvaient ni se retourner ni changer de position; leur poitrine touchait au sol, leur dos touchait au roc… Ils n’osaient faire un mouvement de recul dans la crainte d’attirer le reptile à leur poursuite.

L’air, de plus en plus imprégné de l’odeur infecte du serpent, devenait suffocant.

– Ne trouves-tu pas sous ta main une pierre pour la lui jeter? dit tout bas le colonel.

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