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Sous la neige

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VI

Le lendemain matin Jotham Powell assistait en tiers à leur petit déjeuner; Ethan s'efforça de dissimuler sa joie sous un air d'indifférence exagéré. Il se renversait sur sa chaise pour lancer quelques miettes au chat, grommelait à propos du temps, et n'offrit pas même à Mattie, lorsqu'elle se leva, de l'aider à débarrasser la table.

Il ne savait pas pourquoi il éprouvait cette joie irraisonnée. Rien en effet n'était changé dans son existence ni dans celle de la jeune fille. Il n'avait pas même effleuré le bout de ses doigts; c'est à peine s'il avait osé la regarder en face. Mais la soirée qu'il avait passée avec elle lui avait fait comprendre ce que serait la vie s'il pouvait la vivre en sa compagnie, et il était heureux de n'avoir rien fait pour troubler cette vision exquise.

Il croyait qu'elle avait deviné les raisons de la contrainte qu'il s'était imposée et qu'elle lui en savait gré.

Il restait à livrer un dernier chargement de bois, et Jotham Powell, – qui, pendant l'hiver, ne travaillait pas régulièrement pour Ethan, – devait lui prêter son aide. Mais durant la nuit il était tombé une neige mouillée, aussitôt changée en grésil, et les routes étaient glissantes comme du verre. D'autre part, le temps restait humide, et il paraissait probable aux deux hommes que dans l'après-midi s'adoucirait encore, facilitant le camionnage.

Ethan proposa donc à Jotham d'aller au bois charger le traîneau, comme ils l'avaient fait le matin précédent: on le conduirait à Starkfield plus tard. Ce plan avait l'avantage de lui permettre d'envoyer Jotham chercher Zeena à la gare, après le dîner de midi, tandis que lui-même se chargerait de la livraison.

Frome donna ordre à Jotham d'aller atteler les chevaux gris, et pendant un moment il se trouva seul dans la cuisine avec Mattie. Celle-ci, ses bras fuselés nus jusqu'aux coudes, avait plongé la vaisselle dans une bassine d'étain. La vapeur qui montait de l'eau chaude perlait sur son front et ses cheveux bruns se tordaient en boucles menues, comme les vrilles de la clématite des haies.

Ethan, le cœur serré, resta un instant à la contempler. Il eût voulu s'écrier: «Jamais plus nous ne serons seuls ainsi!» Au lieu de cela, il prit sur une étagère du buffet sa blague à tabac, la mit dans sa poche et dit:

– Je pense pouvoir être de retour à midi.

– Bien, – répondit-elle.

En s'éloignant, il l'entendit qui fredonnait une chanson.

Il avait l'intention, sitôt le traîneau chargé, de renvoyer Jotham à la ferme et de courir en toute hâte, à pied, chercher au village de la colle pour raccommoder le plat cassé. En temps ordinaire il n'eût eu aucune difficulté à exécuter; mais ce matin-là tout conspirait à le mettre en retard. Pendant qu'il conduisait le traîneau vers le bois, l'un des chevaux glissa sur la glace et se blessa au genou. Lorsqu'on l'eût remis sur pied, Jotham dut retourner à l'écurie chercher un chiffon pour bander la plaie. Enfin, au moment où l'on commençait à pouvoir charger, le grésil se remit à tomber, et les troncs d'arbres devinrent si glissants qu'on eut beaucoup de mal à les manœuvrer et à les placer sur le traîneau.

C'était un de ces matins que Jotham appelait «un fichu temps pour travailler». Sous leurs couvertures humides, les chevaux, grelottant et frappant du sabot, semblaient partager cette opinion. Le travail ne fut achevé que bien après l'heure du dîner, et Ethan dut différer sa course à Starkfield, car il voulait ramener le cheval blessé à l'écurie et laver lui-même la blessure.

Il fit cependant le calcul qu'en partant avec son chargement aussitôt après avoir pris son repas, il avait des chances d'être de retour avec la colle avant que Jotham et le vieil alezan eussent le temps de ramener Zeena des Flats; mais pour que ce plan réussît il fallait que les routes fussent bonnes et que le train de Bettsbridge eût du retard.

Après coup, faisant un retour amèrement ironique sur les événements de la journée, il se rappela quelle importance il avait prêté à ces calculs…

Sitôt le repas de midi achevé, il s'en retourna au bois avec les deux chevaux. Il n'osait pas attendre le départ de Jotham, car celui-ci s'était installé auprès du poêle pour faire sécher ses chaussures.

Ethan ne put que lancer un rapide coup d'œil à Mattie, en même temps qu'il lui murmurait: «Je rentrerai de bonne heure.» Puis, s'imaginant que la jeune fille avait fait un léger signe d'assentiment, il s'en fut sous la pluie…

Il était à mi-chemin du village, conduisant son attelage, quand Jotham Powell le rejoignit, poussant l'alezan traînard dans la direction des Flats.

«Il faut que je me dépêche de faire mes commissions», pensa Ethan, en voyant le traîneau qui l'avait dépassé s'enfoncer dans la descente de la School House Hill. Aussitôt arrivé au village, il travailla furieusement à décharger le bois.

Dès que cette besogne fut terminée il courut chez Michel Eady acheter de la colle. L'épicier et son commis se trouvaient tous deux dans le bas de la rue, et le jeune Denis, qui daignait rarement les remplacer, était installé auprès du poêle avec quelques représentants de la jeunesse dorée de Starkfield.

Ces messieurs accueillirent Ethan avec force plaisanteries et tâchèrent de l'entraîner au bar; mais aucun ne savait où découvrir la colle dont il avait besoin.

Ethan, tourmenté par le désir de se retrouver un dernier instant seul avec Mattie, trépignait d'impatience, tandis que Denis tentait d'infructueuses recherches dans les coins les plus obscurs de la boutique.

– On dirait, – dit-il enfin, – qu'il ne nous en reste plus. Mais si vous voulez attendre avec nous jusqu'à ce que le vieux revienne, peut-être que lui pourra vous en trouver.

– Merci bien, – répondit Ethan, brûlant de partir. – Je vais aller voir plus loin, chez Mrs. Homan.

L'instinct commercial de Denis le poussa à affirmer que ce qui était introuvable dans sa maison, Eady ne pourrait certes pas le rencontrer dans la boutique de la veuve Homan. Ethan, toutefois, était déjà remonté sur son traîneau et faisait route vers le magasin rival. La vieille épicière, après forces recherches et des questions aimables concernant ce qu'il désirait, après lui avoir demandé se la colle de pâte ordinaire ne pourrait pas suffire au cas où elle ne trouverait pas l'autre, finit par dénicher au milieu d'un fouillis de pâtes pectorales et de lacets de corsets, l'unique bouteille de colle qu'elle possédait.

– J'espère au moins que Zeena n'a rien cassé de précieux? – lui cria-t-elle du seuil de sa porte, pendant qu'il remettait ses chevaux dans la direction de la ferme.

Les averses capricieuses du grésil avaient été suivies d'une pluie régulière, et, même débarrassés de leur chargement, les chevaux peinaient un peu. Une fois ou deux, Ethan entendit derrière lui un bruit de grelots; il tourna la tête, pensant que le léger cutter de Zeena et de Jotham pourrait dépasser son traîneau. Mais le vieil alezan ne se montrant pas, il poussa en avant à travers la pluie au pas lent de ses gris pommelés.

L'écurie était vide quand il y remisa les chevaux. Il leur donna les soins les plus sommaires qu'ils eussent jamais reçu de lui; puis, d'un pas rapide, il se dirigea vers la maison et entra dans la cuisine.

Mattie s'y trouvait seule, ainsi qu'il l'avait prévu. Elle était penchée sur une casserole au-dessus du fourneau. Lorsqu'elle entendit son pas elle se retourna en tressaillant et vint vite à sa rencontre.

– Regardez, Mattie, j'ai tout ce qu'il faut pour raccommoder le plat! Je vais aller le prendre tout de suite, – cria-t-il, agitant d'une main la bouteille, tandis que de l'autre il écartait doucement le jeune fille. Celle-ci ne semblait pas l'entendre.

– Oh! Ethan… Zeena est rentrée, – murmura-t-elle, en saisissant le bras de Frome.

Ils échangèrent un regard muet, pâles comme s'ils eussent été pris en faute…

– Mais l'alezan n'est pas à l'écurie! —balbutia le jeune homme.

– Jotham Powell a rapporté des Flats quelques provisions pour sa femme et il a continué tout de suite jusque chez lui.

Ethan regarda vaguement autour de lui. La cuisine lui semblait glaciale et sordide dans ce pluvieux crépuscule d'hiver.

– Comment va-t-elle? – demanda-t-il, parlant aussi à voix basse.

Sans le regarder, Mattie lui répondit:

– Je ne sais pas… Elle est montée tout droit à sa chambre.

– Elle n'a rien dit?

– Non…

Ethan traduisit son inquiétude par un sifflement étouffé. Il remit la colle dans sa poche.

– Ne vous tourmentez pas… Je descendrai cette nuit raccommoder le plat… Il endossa sa pelisse et ressortit pour donner à manger aux chevaux.

Pendant qu'il était à l'écurie, Jotham Powell revint avec le cutter. Quand les bêtes eurent reçu les soins accoutumés, Ethan dit au journalier:

– Rentrez donc un moment. Vous mangerez un morceau avec nous…

Il n'était pas fâché de s'assurer la présence de Jotham pour le repas, car Zeena était toujours «nerveuse» lorsqu'elle revenait de voyage. Mais bien que celui-ci dédaignât rarement l'aubaine d'un repas gratuit, il desserra ses mâchoires rigides pour répondre avec lenteur:

– Merci; il faut que je rentre…

Ethan le considéra avec surprise.

– Voyons, il vaut mieux que vous veniez vous sécher. Je crois qu'il y a un plat chaud pour le souper.

Malgré cette invite alléchante, les muscles du visage de Jotham ne bronchèrent pas, et comme son vocabulaire était restreint, il répéta simplement:

– Il faut que je rentre…

Ethan discerna un vague présage dans l'entêtement de ce refus. Il se demanda ce qui avait pu se produire en cours de route pour motiver chez Jotham cet accès de stoïcisme. Peut-être Zeena n'avait-elle pas pu voir le docteur; peut-être ses conseils lui avaient-ils déplu… Ethan savait qu'en pareil cas la première personne qui se trouvait sur son chemin essuyait toujours le contre-coup de son désappointement.

 

Lorsqu'il rentra dans la cuisine, la lampe éclairait la même scène de confort paisible que la veille au soir. La table avait été mise avec le même soin. Un feu clair brillait dans le poêle, auprès duquel le chat ronronnait, et Mattie s'avançait, portant un plat de doughnuts.

Ethan et la jeune fille se regardèrent un instant en silence.

Puis elle lui dit, comme le soir précédent:

– Je pense qu'il est temps de se mettre à table…

VII

Ethan passa dans l'antichambre se débarrasser de ses vêtements trempés. Il prêta l'oreille, cherchant à entendre le pas de Zeena, et comme tout demeurait silencieux, il l'appela du bas de l'escalier.

Aucune réponse ne vint. Après un moment d'hésitation, il monta et ouvrit la porte le leur chambre. La pièce n'était pas éclairée, mais il finit par découvrir sa femme dans l'obscurité. Elle se tenait assise, droite et immobile, auprès de la fenêtre, et, à la rigidité du contour projeté sur le fond gris du carreau il devina qu'elle n'avait pas encore quitté sa «belle robe» de la veille.

– Eh bien, Zeena? – risqua-t-il du seuil. Comme elle ne bougeait pas, il reprit:

– Le souper est prêt. Vous ne descendez pas?

– Je ne suis pas en état d'avaler une bouchée.

C'était sa phrase habituelle, et il s'attendait à la voir, comme de coutume, se lever pour descendre et prendre place à table. Mais elle demeurait dans son fauteuil et il ne trouva rien de mieux à ajouter que:

– Vous êtes sans doute fatiguée du voyage?

Tournant la tête de son côté, elle lui répondit d'une voix solennelle:

– Je suis beaucoup plus malade que vous ne le pensez…

Les paroles de Zeena l'emplirent d'un étrange pressentiment. Que de fois déjà il les lui avait entendu prononcer! Si aujourd'hui elles étaient vraies?

Il avança d'un pas ou deux dans la pièce obscure et reprit:

– J'espère que non, Zeena.

Elle continuait à le regarder à travers le crépuscule, avec l'air pénétré d'une personne qui aurait conscience d'être marquée pour de grands destins:

– J'ai des complications, – déclara-t-elle.

Ethan savait tout ce qu'impliquait ce mot. La plupart des gens du pays avaient des «troubles», nettement localisés et définis; seuls les élus avaient des «complications». Le fait d'en être atteint communiquait une sorte de supériorité morale, bien que ce fût aussi, dans la plupart des cas, une certitude de mort prochaine. On luttait pendant des années avec des «troubles»; mais on succombait presque toujours à des «complications».

Le cœur de Frome était tiraillé entre deux sentiments contraires, mais sur l'instant ce fut la compassion qui l'emporta. Sa femme semblait à la fois si inaccessible et si seule, assise ainsi, dans l'obscurité, avec de telles pensées…

– Est-ce là ce que vous a dit le nouveau docteur? – demanda-t-il, en baissant instinctivement la voix.

– Oui. Il m'a même assuré qu n'importe quel médecin des hôpitaux exigerait une opération.

Ethan n'ignorait pas que sur cette grave question les femmes du voisinage étaient partagées. Selon l'avis des unes, l'intervention chirurgicale conférait un certain prestige, tandis que les autres s'y dérobaient par pudeur. Aussi, pour des raisons d'économie, Frome s'était-il toujours réjoui de voir en sa femme l'un des plus fermes soutiens de ce dernier parti.

Devant la gravité de cette annonce, il chercha tout d'abord une parole de consolation.

– Mais… êtes-vous bien sûre de la valeur de ce docteur? Aucun, jusqu'à ce jour, ne vous avait parlé ainsi.

Avant même qu'elle lui eût répondu, il comprit son erreur. Sa femme voulait qu'on la plaignît, non pas qu'on la rassurât.

– Je n'avais pas besoin de lui pour savoir que je m'affaiblissais tous les jours… Vous êtes le seul à ne pas vous en être aperçu… D'ailleurs tout Bettsbridge connaît le docteur Buck. Son cabinet est à Worcester, et tous les quinze jours il vient donner des consultations à Shadd's Falls et à Bettsbridge. Élisa Spears s'en allait d'une maladie de reins lorsqu'elle s'adressa à lui: aujourd'hui, elle est sur pied et chante tous les dimanches dans le chœur de l'église.

– Alors, tant mieux… Il faut faire ce qu'il vous a ordonné, – répondit Ethan d'un ton de sympathie.

Le regard toujours posé sur lui, elle répondit:

– C'est bien mon intention… Il fut frappé de la façon dont elle prononça ces mots. Il n'y avait dons son ton ni récrimination ni plainte, mais la sécheresse d'une résolution bien arrêtée.

– Et que vous a-t-il conseillé? – demanda-t-il, redoutant toujours de nouvelles dépenses.

– Il veut que je prenne une servante. Il dit que je ne devrais faire aucun travail de ménage.

– Une servante!

Ethan la regardait stupéfait.

– Oui, et tante Martha m'en a trouvé une tout de suite. Tout le monde me dit que j'ai eu de la chance de dénicher une fille qui consentît à venir s'enterrer ici à la campagne. Aussi, pour être sûr qu'elle ne me lâche pas, lui ai-je promis un supplément d'un dollar par mois. Elle arrivera demain dans l'après-midi.

La colère et la consternation se disputaient le cœur de Frome. Il avait prévu une demande immédiate d'argent, mais non pas un impôt permanent sur ses faibles ressources. Il cessa aussitôt de croire à ce que Zeena venait de lui dire sur la gravité de son état: il ne vit plus dans le voyage à Bettsbridge qu'un complot organisé entre elle et les Pierce pour le contraindre à la dépense d'une servante, et la colère l'emporta en lui sur tout autre sentiment.

– Si vous aviez l'intention de prendre une fille, au moins auriez-vous pu me le dire avant votre départ.

– Comment aurais-je pu vous le dire alors? Est-ce que je savais ce que m'ordonnerait le docteur Buck?

– Oh! le docteur Buck…

L'incrédulité d'Ethan se traduisit par un ricanement.

– Vous a-t-il dit aussi comment je lui paierais ses gages, à cette fille?

La voix de Zeena s'éleva, furieuse, en même temps que la sienne.

– Non, il ne me l'a pas dit. J'aurais eu honte de lui avouer que vous me refusez l'argent nécessaire au rétablissement de ma santé. C'est cependant à soigner votre mère que je l'ai perdue!

– Vous avez perdu la santé à soigner ma mère?

– Oui; et mes parents disaient tous, à cette époque, que vous ne pouviez faire moins que de m'épouser…

– Zeena!

A travers la pénombre qui voilait les visages, leurs pensées semblaient dressées l'une contre l'autre comme des serpents lançant leur venin. Ethan sentait toute l'horreur de cette scène et rougissait d'y prendre part. Cette querelle était aussi insensée et aussi sauvage que le corps à corps de deux ennemis dans l'obscurité…

Il se dirigea vers la cheminée, chercha à tâtons les allumettes, et alluma l'unique chandelle de la pièce. Au premier moment, la faible flamme lutta vainement avec les ombres: puis le visage morose de Zeena se détacha sur les vitres nues, qui peu à peu étaient passées du gris au noir.

C'était la première scène violente qui éclatait entre les époux depuis leur lamentable mariage, sept ans auparavant. Ethan eut l'impression qu'en s'abaissant à une réplique blessante il venait de perdre à jamais un précieux avantage. Mais le problème pratique restait le même, et il fallait le résoudre.

– Vous savez que je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante, Zeena… Il faudra la renvoyer. Je ne peux pas assumer cette charge.

– Le docteur Buck m'a dit que je n'y résisterai pas, si je continue à me tuer de travail. Il ne comprend même pas comment j'ai pu supporter une pareille vie jusqu'à présent.

– Vous tuer de travail…?

Il se maîtrisa, et reprit:

– Soit; vous ne travaillerez pas, puisqu'il vous l'a défendu. Je ferai moi-même l'ouvrage de la maison.

Elle l'interrompit avec aigreur:

– Vous négligez déjà assez la ferme…

C'était tellement vrai qu'il ne trouva rien à répondre.

Zeena profita de son silence pour continuer sur un ton ironique:

– Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de moi en m'envoyant à l'hospice? Je ne serai sans doute pas la première de votre nom à y aller.

Il sursauta sous le sarcasme, mais il le laissa passer et répéta d'une voix sourde:

– Je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante; voilà qui règle la question.

Il y eut une accalmie dans la lutte, comme si les combattants vérifiaient leur armes. Puis Zeena reprit d'une voix blanche:

– Je croyais que vous deviez toucher cinquante dollars d'Andrew Hale, pour le bois…

– Andrew Hale ne paie jamais qu'à trois mois, vous le savez bien.

Ethan avait à peine parlé qu'il se rappela son prétexte de la veille pour ne pas accompagner sa femme à la gare. Le sang lui monta jusqu'au front.

– Mais vous m'aviez dit que vous vous étiez entendu avec Hale pour toucher l'argent hier. C'est même le motif que vous m'aviez donné pour ne pas me conduire aux Flats.

Ethan ne savait pas tromper. Jamais auparavant il n'avait été pris en flagrant délit de mensonge, et toutes les ressources de la dissimulation lui faisaient défaut.

– C'était un malentendu, – balbutia-t-il.

– Vous n'avez pas touché l'argent?

– Non.

– Et vous n'allez pas le toucher?

– Non.

– Ah… Je ne pouvais cependant pas le savoir lorsque j'ai engagé la fille, n'est-ce pas?

– Non… (Il s'arrêta pour maîtriser sa voix.) Mais vous le savez maintenant, – reprit-il… – Je suis désolé de ne pouvoir mieux vous satisfaire, mais vous avez épousé un homme pauvre. Cependant, je ferai de mon mieux…

Elle demeura assise, sans répondre, les bras allongés sur les appuis du fauteuil, les yeux perdus dans le vide. Elle semblait réfléchir.

– Oh! sans doute, nous nous arrangerons, – dit-elle avec douceur.

Ce changement de voix le rassura.

– Bien sûr! Je trouverai tout de même moyen de vous aider, et Mattie…

Pendant qu'il parlait, Zeena paraissait suivre une pensée compliquée. Elle sortit de sa méditation pour dire:

– En tout cas, il y aura la pension de Mattie en moins…

Ethan, croyant la discussion terminée, s'apprêtait déjà à descendre pour le souper. Il s'arrêta court sans comprendre.

– La pension de Mattie?… – commença-t-il.

Zeena se prit à rire. C'était un son étrange, inusité. Frome ne se souvenait pas de l'avoir jamais entendue rire auparavant.

– Vous ne pensiez pas, j'imagine, dit-elle, que j'allais garder les deux? Je comprends que vous ayez été épouvanté à l'idée d'une telle dépense!

Il n'avait encore qu'une notion confuse de ce qu'elle disait. Depuis le début de cette discussion, il avait instinctivement, évité de prononcer le nom de Mattie. Il redoutait vaguement que ce nom n'amenât des critiques, des plaintes, ou des allusions détournées au mariage probable de la jeune fille. Mais la pensée d'une séparation définitive ne lui était pas venue à l'esprit, et même maintenant il ne pouvait s'y faire.

– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, – reprit-il. – Mattie Silver n'est pas une servante. Elle est votre cousine.

– C'est une pauvresse qui nous est tombée sur le dos, à tous, après que son père eut tout fait pour nous ruiner. Je l'ai hébergée toute une année… C'est aux autres maintenant de s'en charger.

Comme elle prononçait ces paroles d'une voix perçante, on entendit frapper à la porte.

– Ethan… Zeena! – appelait gaiement du dehors la voix de Mattie. – Vous n'avez pas oublié l'heure? Il y a longtemps que le souper est prêt. Venez-vous?

Il y eut un instant de silence à l'intérieur de la chambre. Puis, de son siège, Zeena cria:

– Je ne descends pas…

– Vraiment? Je suis désolée… Êtes-vous souffrante? Voulez-vous que je vous monte quelque chose?

Ethan se secoua et entr'ouvrit la porte.

– Descendez, Mattie, je vous prie. Zeena est un peu fatiguée. Je vous suis à l'instant.

Il l'entendit répondre: «Bien!» et son pas alerte résonna dans l'escalier.

La porte une fois refermée, Ethan se retourna vers sa femme. Zeena n'avait pas bougé: son visage demeurait inexorable, et il eut la sensation désespérée de ne pouvoir rien contre elle.

– Vous ne ferez pas cela, Zeena!

– Quoi donc? – proféra-t-elle entre ses lèvres serrées.

– Renvoyer Mattie… ainsi…

– Mais je ne me suis pas engagée à la garder toute la vie!

Frome continua avec une violence croissante:

– Vous ne pouvez cependant pas la chasser comme une voleuse… une pauvre fille qui a toujours fait de son mieux. Elle n'a ni amis ni argent, et qui voulez-vous qui l'accueille? Si vous oubliez qu'elle est de votre sang, les autres, eux, s'en souviendront. Avez-vous songé à ce que diront les gens?

 

Zeena attendit un moment, comme pour lui donner le temps de bien mettre en valeur le contraste entre sa propre impassibilité et son agitation à lui. Puis, d'une voix doucereuse, elle reprit:

– Je sais trop bien ce que les gens pensent des raisons pour lesquelles nous l'avons gardée si longtemps.

La main d'Ethan lâcha le bouton de la porte, contre laquelle il était resté appuyé. La risposte de sa femme était comme un coup de couteau qui lui eût coupé les jarrets, et brusquement il se sentit tout faible et désarmé.

Il avait songé à s'humilier, à lui rappeler qu'en somme Mattie coûtait bien peu, et qu'au besoin ils pourraient acheter un poêle et dresser un lit dans le grenier pour la servante; mais les paroles de sa femme venaient de lui révéler le danger de tels plaidoyers.

– Vous voulez donc qu'elle s'en aille… comme ça, tout de suite? – interrompit-il, craignant d'entendre Zeena compléter sa phrase.

Comme si elle tenait à lui montrer qu'elle gardait tout son sang-froid elle répondit doucement:

– La servante doit arriver de Bettsbridge demain, et il faudra bien qu'elle ait un endroit où dormir…

Ethan regarda sa femme avec haine. Elle n'était plus cette créature apathique qui avait vécu à côté de lui dans un état d'égoïsme morose, mais un être mystérieux et inconnu, déployant une énergie mauvaise qui s'était lentement accumulée pendant les longue années silencieuses. Le sentiment même de son impuissance accroissait son antipathie. Il n'y avait en elle aucune sensibilité, il le savait bien; mais tant qu'il avait pu rester le maître il ne s'en était pas préoccupé… Aujourd'hui, c'était elle que le dominait; et il la détestait de toute son âme.

Mattie, en effet, était la parente de Zeena, non la sienne. Il n'était donc pas en son pouvoir de contraindre sa femme à garder la jeune fille auprès d'eux… Mais toute la longue misère de sa vie manquée, de ses efforts inutiles et de ses ambitions trompées, lui remontait en cet instant avec amertume à la mémoire, et semblait s'incarner en la femme assise là devant lui, cette femme qui, à chaque tournant de son existence, lui avait barré le chemin. Tout ce qu'il avait souhaité, c'était elle qui l'avait empêché de le réaliser; et voici que, maintenant encore, elle prétendait le priver de la seule joie qui lui fît prendre son malheur en patience… Un moment, il sentit jaillir en lui une telle flamme de haine qu'il eut un frisson dans le bras et que son poing se crispa, prêt à tomber sur elle… Brusquement, il fit un pas en avant, et s'arrêta.

– Vous… vous ne descendez pas? – dit-il avec égarement.

– Non; je crois que je vais m'étendre un peu sur le lit, – répondit-elle d'une voix dolente.

Frome lui tourna le dos et sortit. Dans la cuisine, Mattie était assise auprès du poêle, le chat roulé sur ses genoux. Lorsque Ethan entra, elle se leva vivement et déposa sur la table le pâté qu'elle tenait au chaud.

– Zeena n'est pas souffrante? – demanda-t-elle.

– Non.

Elle lui jeta un regard rayonnant.

– Eh bien, alors, asseyez-vous!… Vous devez mourir de faim…

Elle souleva le couvercle, découvrit le pâté et le poussa devant lui. Ses yeux rieurs semblaient dire: «Nous allons donc avoir une soirée de plus à passer ensemble?»

Ethan se servit machinalement et commença à manger. Mais l'angoisse le prit à la gorge, et il laissa retomber sa fourchette.

Le tendre regard de Mattie était toujours posé sur lui.

– Qu'y a-t-il donc? Ce n'est pas bon? demanda-t-elle.

– Oh! si, excellent… Seulement, je…

Il repoussa son assiette et se levant brusquement s'approcha de la jeune fille. Les yeux pleins d'effroi, elle se dressa.

– Ethan, il y a quelque chose! Je m'en doutais bien…

Dans sa terreur elle semblait s'effondrer contre lui. Il la retint, la serra dans ses bras et sentit sur sa joue le frôlement des cils qui palpitaient comme des papillons pris dans un filet.

– Qu'y a-t-il?… qu'il y a-t-il? – balbutiait-elle.

Mais il avait enfin trouvé ses lèvres et s'y désaltérait, inconscient de tout ce qui n'était pas ce bonheur…

Mattie s'abandonna un instant, emportée dans le même courant rapide; puis, pâle et troublée, elle se dégagea et fit un pas en arrière. Son regard muet déchira le cœur de Frome. Il poussa un cri de détresse, comme s'il la voyait se noyer, dans un rêve.

– Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le veux pas! Entendez-vous?

– Partir… partir? – répéta-t-elle. – Je dois donc partir?…

Ces mots continuaient de vibrer entre eux. On eût dit d'une torche d'alarme passée de main en main et jetant des lueurs fugitives sur un paysage nocturne.

Ethan était honteux de son propre manque de sang-froid. Il rougissait de lui avoir si brutalement appris cette nouvelle. La tête lui tournait: il dut s'appuyer à la table. Il croyait encore embrasser Mattie et cependant il mourait de la soif de ses lèvres.

– Ethan, qu'est-il arrivé? Est-ce que Zeena m'en veut?

Ce cri le raffermit, tout en accroissant sa colère et sa pitié.

– Non, non, ce n'est pas cela, – dit-il d'une voix qu'il cherchait à rendre rassurante. – Mais ce nouveau docteur l'a effrayée. Vous savez que lorsqu'elle consulte un nouveau médecin elle croit tout ce qu'il lui dit. Et celui-ci lui a affirmé qu'elle ne se rétablirait qu'à la condition de se reposer et de ne pas faire de travaux de ménage… pendant des mois…

Il s'arrêta, évitant misérablement le regard de Mattie. Un instant, elle demeura silencieuse devant lui, pliée comme une branche à demi rompue: elle était si petite et si frêle qu'il eut le cœur serré.

Soudain, elle redressa la tête et le regarda bien dans les yeux:

– Et elle veut engager à ma place quelqu'un de plus robuste. Est-ce bien cela?

– C'est ce qu'elle dit ce soir.

– Si elle le dit ce soir elle le dira demain…

Tous deux se turent. Ils savaient que Zeena ne se déjugeait jamais et que, pour elle, une résolution prise équivalait à un acte accompli.

Il y eut entre eux un long silence. Mattie dit enfin, à voix basse:

– Ethan, n'ayez pas trop de chagrin…

– Mon Dieu!… mon Dieu!… – gémit-t-il.

L'accès de passion qui l'avait secoué se fondait en une tendresse douloureuse. Il vit les larmes vite refoulées sous les paupières frémissantes de Mattie, et il eut envie de la prendre dans ses bras pour la consoler.

– Vous laissez refroidir le souper, – lui rappela-t-elle avec un pâle sourire.

– Mattie, Mattie… où irez-vous?

Les yeux de la jeune fille s'abaissèrent à nouveau, et une lueur d'inquiétude traversa son visage. Ethan s'aperçut que pour la première fois la pensée de l'avenir se dressait devant elle.

– Je trouverai quelque travail à Stamford, – dit-elle d'une voix mal assurée, comme si elle savait qu'Ethan devinait qu'elle n'en gardait guère l'espoir.

Il se laissa retomber sur sa chaise, et se cacha la tête dans les mains. A l'idée qu'elle s'en irait toute seule à la recherche d'une place le désespoir s'empara de lui. Dans l'unique endroit où elle était connue, elle ne trouverait qu'indifférence ou animosité, et dans d'autres villes quelle chance avait-elle de se tirer seule d'affaire, sans expérience, sans entraînement, parmi les millions de pauvres gens à l'affût? Il se souvint de tristes histoires entendues naguère à Worcester… il revit les visages flétris de certaines jeunes filles dont la première jeunesse avait été aussi protégée que celle de Mattie… Il ne pouvait y songer sans une révolte de tout son être. Brusquement, il se redressa.

– Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le permettrai pas! Elle a toujours fait à sa guise, mais cette fois ce sera mon tour…

Mattie fit un geste rapide et Frome entendit le pas de sa femme derrière lui…

Zeena entrait dans la pièce en traînant ses savates éculées. Elle s'assit tranquillement à la table, prenant sa place habituelle entre son mari et sa cousine.

– Je me sens un tout petit peu mieux, et le docteur Buck m'a conseillé de manger le plus possible pour soutenir mes forces, même si je n'ai pas d'appétit, – dit-elle d'une voix geignante, tendant la main pour que Mattie lui passât la théière. Sa «belle robe» avait été remplacée par la percale foncée et le châle de tricot brun qui formaient son habillement de tous les jours; et avec ces vêtements elle avait repris son visage et ses manières accoutumés.

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