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Le Speronare

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Ce dut être quelque chose d'effrayant à voir que cette avalanche d'hommes se ruant par cet escalier jeté sur l'abîme, et cela sous le feu de soixante à quatre-vingts pièces de canon. Deux cents furent précipités qui n'étaient que blessés peut-être, et qui s'écrasèrent dans leur chute: huit cents arrivèrent en bas et se répandirent dans ce qu'on appelle la grande marine. Là on était à l'abri du feu; mais tout était à recommencer encore, ou plutôt rien n'était achevé: il fallait prendre Capri, la forteresse principale, et les forts Saint-Michel et San-Salvador.

Alors, et après l'oeuvre du courage, vint l'oeuvre de la patience; quatre cents hommes se mirent au travail. En avant des thermes de Tibère, dont les ruines puissantes les protégeaient contre l'artillerie de la forteresse, ils commencèrent à creuser un petit port, tandis que les quatre cents autres, retrouvant dans leurs embrasures les canons ennemis, tournaient les uns vers la ville et préparaient des batteries de brèche, tournaient les autres vers les vaisseaux qu'on voyait arriver luttant contre le vent contraire, et préparaient des boulets rouges.

Le port fut achevé vers les deux heures de l'après-midi; alors on vit s'avancer de la pointe du cap Campanetta les embarcations renvoyées la veille et qui revenaient chargées de vivres, de munitions et d'artillerie. Le général Lamarque choisit douze pièces de vingt-quatre; quatre cents hommes s'y attelèrent, et à travers les rochers, par des chemins qu'ils frayèrent eux-mêmes à l'insu de l'ennemi, les traînèrent au sommet du mont Solaro qui domine la ville et les deux forts. Le soir, à six heures, les douze pièces étaient en batterie. Soixante à quatre-vingts hommes restèrent pour les servir; les autres descendirent et vinrent rejoindre leurs compagnons.

Mais, pendant ce temps, une étrange chose s'opérait. Malgré le vent contraire, la flotte était arrivée à portée de canon et avait commencé le feu. Six frégates, cinq bricks, douze bombardes et seize chaloupes canonnières assiégeaient les assiégeants, qui à la fois se défendaient contre la flotte et attaquaient la ville. Sur ces entrefaites, l'obscurité vint; force fut d'interrompre le combat; Naples eut beau regarder de tous ses yeux, cette nuit-là le volcan était éteint ou se reposait.

Malgré la mer, malgré la tempête, malgré le vent, les Anglais parvinrent pendant la nuit à jeter dans l'île deux cents canonniers et cinq cents hommes d'infanterie. Les assiégés se trouvaient donc alors près d'un tiers plus forts que les assiégeants.

Le jour vint: avec le jour la canonnade s'éveilla entre la flotte et la côte, entre la côte et la terre. Les trois forts répondaient de leur mieux à cette attaque qui, divisée, était moins dangereuse pour eux, quand tout à coup quelque chose comme un orage éclata au-dessus de leurs têtes: une pluie de fer écrasa à demi-portée les canonniers sur leurs pièces. C'étaient les douze pièces de 24 qui tonnaient à la fois.

En moins d'une heure, le feu des trois forts fut éteint; au bout de deux heures, la batterie de la côte avait pratiqué une brèche. Le général Lamarque laissa cent hommes pour servir les pièces qui devaient tenir la flotte en respect, se mit à la tête de six cents autres et ordonna l'assaut.

En ce moment un pavillon blanc fut hissé sur la forteresse. Hudson Lowe demandait à capituler. Treize cents hommes, soutenus par une flotte de quarante à quarante-cinq voiles, offraient de se rendre à sept cents, ne se réservant que la retraite avec armes et bagages. Hudson Lowe s'engageait en outre à faire rentrer la flotte dans le port de Ponza. La capitulation était trop avantageuse pour être refusée; les neuf cents prisonniers du fort Sainte-Barbe furent réunis à leurs treize cents compagnons. A midi, les deux mille deux cents hommes d'Hudson Lowe quittaient l'île, abandonnant à Lamarque et à ses huit cents soldats la place, les forts, l'artillerie et les munitions.

Douze ans plus tard, Hudson commandait dans une autre île, non point cette fois à titre de gouverneur, mais de geôlier, et son prisonnier, comme une insulte qui devait compenser toutes les tortures qu'il lui avait fait souffrir, lui jetait à la face cette honteuse reddition de Caprée.

Je visitai le talus et l'escalier, c'est-à-dire l'endroit par lequel quinze cents hommes étaient montés et mille étaient descendus; rien qu'à les regarder, on a le vertige; chaque marche de l'escalier porte encore la trace de quelque mitraille.

J'avais fait toute cette excursion seul. Jadin avait trouvé une vue à croquer, et s'était arrêté au tiers de la montée. Je le rejoignis en descendant, et nous regagnâmes ensemble le port. Là, nous fûmes entourés de vingt-cinq bateliers qui se mirent à nous tirer chacun de leur côté: c'étaient les ciceroni de la Grotte d'azur. Comme on ne peut pas venir à Caprée sans voir la Grotte d'azur, j'en choisis un et Jadin un autre, car il faut une barque et un batelier par voyageur, l'entrée étant si basse et si resserrée qu'on ne peut y pénétrer qu'avec un canot très étroit.

La mer était calme, et cependant elle brise, même dans les plus beaux temps, avec une si grande force contre la ceinture des rochers qui entoure l'île, que nos barques bondissaient comme dans une tempête, et que nous étions obligés de nous coucher au fond et de nous cramponner aux bords pour ne pas être jetés à la mer. Enfin, après trois quarts d'heure de navigation pendant lesquels nous longeâmes le sixième à peu près de la circonférence de l'île, nos bateliers nous prévinrent que nous étions arrivés. Nous regardâmes autour de nous, mais nous n'apercevions pas la moindre apparence de la plus petite grotte, lorsqu'ils nous montrèrent un point noir et circulaire que nous apercevions à peine au-dessus de l'écume des vagues: c'était l'orifice de la voûte.

La première vue de cette entrée n'est pas rassurante: on ne comprend pas comment on pourra la franchir sans se briser la tête contre le rocher. Comme la question nous parut assez importante pour être discutée, nous la posâmes à nos bateliers, lesquels nous répondirent que nous avions parfaitement raison, en restant assis, mais que nous n'avions qu'à nous coucher tout à fait, et que nous éviterions le danger. Nous n'étions pas venus si loin pour reculer. Je donnai le premier l'exemple; mon batelier s'avança en ramant avec des précautions qui indiquaient que, tout habitué qu'il était à une pareille opération, il ne la regardait cependant pas comme exempte de tout danger. Quant à moi, dans la position où j'étais, je ne voyais plus rien que le ciel; bientôt, je me sentis soulever sur une vague, la barque glissa avec rapidité, je ne vis plus rien qu'un rocher qui sembla pendant une seconde peser sur ma poitrine. Puis, tout à coup, je me trouvai dans une grotte si merveilleuse, que j'en jetai un cri d'étonnement, et je me relevai d'un mouvement si rapide pour regarder autour de moi, que je manquai d'en faire chavirer notre embarcation.

En effet, j'avais devant moi, autour de moi, dessus moi, dessous moi et derrière moi, des merveilles dont aucune description ne pourrait donner l'idée, et devant lesquelles le pinceau lui-même, ce grand traducteur des souvenirs humains, demeure impuissant. Qu'on se figure une immense caverne toute d'azur, comme si Dieu s'était amusé à faire une tente avec quelque reste du firmament; une eau si limpide, si transparente, si pure, qu'on semblait flotter sur de l'air épaissi; au plafond, des stalactites pendantes comme des pyramides renversées; au fond, un sable d'or mêlé de végétations sous-marines; le long des parois qui se baignent dans l'eau, des pousses de corail aux branches capricieuses et éclatantes; du côté de la mer un point, une étoile, par lequel entre le demi-jour qui éclaire ce palais de fée; enfin, à l'extrémité opposée, une espèce d'estrade ménagée comme le trône de la somptueuse déesse qui a choisi pour sa salle de bains l'une des merveilles du monde.

En ce moment toute la grotte prit une teinte foncée, comme la terre lorsqu'au milieu d'un jour splendide un nuage passe tout à coup devant le soleil. C'était Jadin qui entrait à son tour, et dont la barque fermait l'orifice de la caverne. Bientôt il fut lancé près de moi par la force de la vague qui l'avait soulevé, la grotte reprit sa belle couleur d'azur, et sa barque s'arrêta tremblotante près de la mienne, car cette mer, si agitée et si bruyante au-dehors, n'avait plus au-dedans qu'une respiration douce et silencieuse comme celle d'un lac.

Selon toute probabilité, la Grotte d'azur était inconnue des anciens. Aucun poète n'en parle, et certes, avec leur imagination merveilleuse, les Grecs n'eussent point manqué d'en faire le palais de quelque déesse marine au nom harmonieux, et dont ils nous eussent laissé l'histoire. Suétone, qui nous décrit avec tant de détails les thermes et les bains de Tibère, eût bien consacré quelques mots à cette piscine naturelle que le vieil empereur eût choisie sans aucun doute pour théâtre de quelques-unes de ses monstrueuses voluptés. Non, la mer peut-être était plus haute à cette époque qu'elle n'est maintenant, et la merveille marine n'était connue que d'Amphitrite et de sa cour de sirènes, de naïades et de tritons.

Mais parfois, comme Diane surprise par Actéon, Amphitrite se courrouce contre ces indiscrets voyageurs qui la poursuivent dans cette retraite. Alors, en quelques instants, la mer monte et ferme l'orifice, de sorte que ceux qui sont entrés ne peuvent plus sortir. En ce cas, il faut attendre que le vent, qui a sauté tout à coup de l'est à l'ouest, passe au sud ou au septentrion; et il est arrivé que des visiteurs venus pour passer vingt minutes dans la Grotte d'azur, y sont restés deux, trois et même quatre jours. Aussi les bateliers, dans la prévoyance de cet accident, emportent-ils toujours avec eux une certaine quantité d'une espèce de biscuit destiné à nourrir les prisonniers. Quant à l'eau, elle filtre en deux ou trois endroits de la grotte, assez abondamment pour que l'on n'ait rien à craindre de la soif. Nous fîmes quelques reproches à notre batelier d'avoir attendu si tard à nous raconter un fait aussi peu rassurant; mais il nous répondit avec une naïveté charmante.

 

– Dame! Excellence, si l'on disait cela tout d'abord aux voyageurs, il y en a la moitié qui ne voudraient pas venir, et ça ferait du tort aux bateliers.

J'avoue que depuis cette circonstance accidentelle, j'étais pris d'une certaine inquiétude, qui faisait que je trouvais la Grotte d'azur infiniment moins agréable qu'elle ne m'avait paru d'abord. Malheureusement notre batelier nous avait raconté ces détails au moment où nous nous déshabillions pour nous baigner dans cette eau si belle et si transparente qu'elle n'a pas besoin, pour attirer le pêcheur, des chants de la poétique ondine de Goethe. Nous ne voulûmes point perdre les préparatifs faits, nous achevâmes ceux qui restaient à faire en toute hâte, et nous piquâmes chacun une tête.

C'est seulement lorsqu'on est à cinq ou six pieds au-dessous de la surface de l'eau, qu'on peut en apprécier l'incroyable pureté. Malgré le voile qui enveloppe le plongeur, aucun détail ne lui échappe; on aperçoit aussi clairement qu'au travers de l'air le moindre coquillage du fond ou la moindre stalactite de la voûte; seulement, chaque chose prend une teinte encore plus foncée.

Au bout d'un quart d'heure, nous remontâmes chacun dans notre barque, et nous nous rhabillâmes sans avoir séduit, à ce qu'il paraît, aucune des nymphes invisibles de cet humide palais, qui n'eussent point manqué, dans le cas contraire, de nous retenir au moins vingt-quatre heures. La chose était humiliante; mais, comme nous n'avions la prétention ni l'un ni l'autre d'être des Télémaques, nous en prîmes notre parti. Nous nous recouchâmes au fond de notre canot respectif et nous sortîmes de la Grotte d'azur avec les mêmes précautions et le même bonheur que nous y étions entrés: seulement nous fûmes six minutes sans pouvoir ouvrir les yeux; la clarté ardente du soleil nous aveuglait. Nous n'avions pas fait cent pas que déjà ce que nous venions de voir n'avait plus pour nous que la consistance d'un rêve.

Nous abordâmes de nouveau au port de Caprée. Pendant que nous réglions nos comptes avec nos bateliers, Pietro nous montra un homme couché au grand soleil et étendu la face contre le sable. C'était le pêcheur qui, neuf ou dix ans auparavant, avait découvert la Grotte d'azur en cherchant des fruits de mer le long des rochers. Il était venu aussitôt faire part de sa découverte aux autorités de l'île, et leur avait demandé ou le privilège de conduire seul les voyageurs dans le nouveau monde qu'il avait découvert, ou une remise sur le prix que se feraient payer ceux qui les conduiraient. Les autorités, qui avaient vu dans cette découverte un moyen d'attirer les étrangers sur leur île, avaient accédé à la seconde proposition, de sorte que depuis ce temps le nouveau Christophe Colomb vivait de ses rentes, après lesquelles il ne se donnait pas même la peine de courir, et qui, on le voit, lui arrivaient en dormant. C'était le personnage de toute l'île dont le sort était le plus envié.

Comme nous avions vu tout ce que Caprée pouvait nous offrir de curieux, nous remontâmes dans notre chaloupe, et nous regagnâmes le speronare, qui, profitant de quelques bouffées de vent de terre, remit à la voile et s'achemina tout doucement dans la direction de Palerme.

GAETANO SFERRA

Bientôt nous fûmes de nouveau surpris par le calme. Après nous avoir fait faire huit à dix milles, la brise tomba, démentant le proverbe qui dit que c'est en mer qu'on trouve le vent. Nos matelots alors reprirent leurs avirons, et nous nous remîmes à marcher à la rame.

En tout autre lieu du monde, cette manière de voyager nous eût paru insupportable; mais, sur cette magnifique mer Tyrrhénienne, sous ce ciel éclatant, en vue de toutes ces îles, de tous ces promontoires, de tous ces caps aux doux noms, la traversée, au contraire, devenait une longue et douce rêverie. Quoique nous fussions au 24 août, la chaleur était tempérée par cette brise délicieuse et pleine de saveur marine, qui semble porter la vie avec elle. De temps en temps nos matelots, pour se dissimuler à eux-mêmes la fatigue de l'exercice auquel le calme les contraignait, chantaient en choeur une chanson en patois sicilien, dont la mesure, comme réglée sur le mouvement de la rame, semblait s'incliner et se relever avec eux. Ce chant avait quelque chose de doux et de monotone, qui s'accordait admirablement avec le léger ennui que, dans son impatience d'atteindre l'avenir et de franchir l'espace, l'homme éprouve chaque fois que le mouvement qui l'emporte n'est point en harmonie avec la rapidité de sa pensée. Aussi ce chant avait-il un charme tout particulier pour moi. C'est qu'il était parfaitement d'accord avec la situation; c'est qu'il allait au paysage, aux hommes, aux choses; c'est qu'il était pour ainsi dire une émanation mélodieuse de l'âme, dans laquelle l'art n'entrait pour rien; quelque chose comme un parfum ou comme une vapeur qui, flottant au-dessus d'une vallée ou s'élevant aux flancs d'une montagne, complète le paysage au milieu duquel on se trouve, et va éveiller un sens endormi, qui croyait n'avoir rien à faire dans tout cela, et se trouve au contraire tout à coup charmé au point de croire que cette fête de la nature est pour lui seul et de s'en regarder comme le roi.

La journée s'écoula ainsi sans que nous eussions fait plus de douze ou quinze milles, et sans que nous pussions perdre de vue ni les côtes de l'ancienne Campanie, ni l'île de Caprée; puis vint le soir, amenant quelques souffles de brise, dont nous profitâmes pour faire à la voile un mille ou deux, mais qui, en tombant bientôt, nous laissèrent dans le calme le plus complet. L'air était si pur, la nuit si transparente, les étoiles avaient tant de lumière, que nous traînâmes nos matelas hors de notre cabine et que nous nous étendîmes sur le pont. Quant à nos matelots, ils ramaient toujours, et de temps en temps, comme pour nous bercer, ils reprenaient leur mélancolique et interminable chanson.

La nuit passa sans amener aucun changement dans la température; les matelots s'étaient partagé la besogne; quatre ramèrent constamment, tandis que les quatre autres se reposaient. Enfin le jour vint, et nous réveilla avec ce petit sentiment de fraîcheur et de malaise qu'il apporte avec lui. A peine si nous avions fait dix autres milles dans la nuit. Nous étions toujours en vue de Caprée, toujours en vue des côtes. Si ce temps-là continuait, la traversée promettait de durer quinze jours. C'était un peu long. Aussi, ce que la veille nous avions trouvé admirable commençait à nous paraître monotone. Nous voulûmes nous mettre à travailler; mais, sans être indisposés nullement par la mer, nous avions l'esprit assez brouillé pour comprendre que nous ne ferions que de médiocre besogne. En mer, il n'y a pas de milieu; il faut une occupation matérielle et active qui vous aide à passer le temps, ou quelque douce rêverie qui vous le fasse oublier.

Comme nous nous rappelions avec délices notre bain de la veille, et que la mer était presque aussi calme, presque aussi transparente et presque aussi bleue que celle de la Grotte d'azur, nous demandâmes au capitaine s'il n'y aurait pas d'inconvénient à nous baigner tandis que Giovanni pécherait notre déjeuner. Comme il était évident que nous irions en nageant aussi vite que le speronare, et que le plaisir que nous prendrions ne retiendrait en rien notre marche, le capitaine nous répondit qu'il ne voyait d'autre inconvénient que la rencontre possible des requins, assez communs à cette époque dans les parages où nous nous trouvions, à cause du passage du pesce spado [Note: Espadon.], dont ils sont fort friands, quoique celui-ci, à l'aide de l'épée dont la nature l'a armé, leur oppose une rude défense. Comme la nature n'avait pas pris à notre endroit les mêmes précautions qu'elle a prises pour le pesce spado, nous hésitions fort à donner suite à notre proposition, lorsque le capitaine nous assura qu'en nageant autour du canot, et en plaçant deux hommes en sentinelle, l'un à la poupe et l'autre à la proue du bâtiment, nous ne courions aucun danger, attendu que l'eau était si transparente, que l'on pouvait apercevoir les requins à une grande profondeur, et que, prévenus aussitôt qu'il en paraîtrait un, nous serions dans la barque avant qu'il ne fût à nous.

Ce n'était pas fort rassurant: aussi étions-nous plus disposés que jamais à sacrifier notre amusement à notre sûreté, lorsque le capitaine, qui vit que nous attachions à la chose plus d'importance qu'elle n'en avait réellement, nous offrit de se mettre à l'eau avec Filippo en même temps que nous. Cette proposition eut un double effet: d'abord elle nous rassura, ensuite elle piqua notre amour-propre. Comme nous avions à faire avec notre équipage un voyage qui n'était pas sans offrir quelques dangers de différentes espèces, nous ne voulions pas débuter en lui donnant une mauvaise idée de notre courage. Nous ne répondîmes donc à la proposition qu'en donnant l'ordre aux sentinelles de prendre leur poste, et à Pietro de mettre le canot à la mer. Lorsque toutes ces précautions furent prises, nous descendîmes par l'escalier. Quant au capitaine et à Filippo, ils ne firent pas tant de façons, et sautèrent tout bonnement par-dessus le bord; mais, à notre grand étonnement, nous ne vîmes reparaître que le capitaine; Filippo était passé par-dessous le bâtiment, afin d'explorer les environs, à ce qu'il paraît. Un instant après, nous l'aperçûmes qui revenait par la proue, en nous annonçant qu'il n'avait absolument rien découvert qui pût nous inquiéter. Le capitaine, sans être de sa force, nageait aussi admirablement bien. Je fis remarquer à Jadin qu'il avait au côté droit de la poitrine une blessure qui ressemblait fort à un coup de couteau. Comme le capitaine était beau garçon, et qu'en Sicile et en Calabre les coups de couteau s'adressent plus particulièrement aux beaux garçons qu'aux autres, nous pensâmes que c'était le résultat de la vengeance de quelque frère ou de quelque mari, et je me promis d'interroger à la première occasion le capitaine là-dessus.

Au bout de dix minutes, nous entendîmes de grands cris; mais il n'y avait pas à s'y tromper, c'étaient des cris de joie. En effet, Giovanni venait de piquer une magnifique dorade, et s'avançait de l'arrière à babord, la portant triomphalement au bout de son harpon, pour nous demander à quelle sauce nous désirions la manger. La chose était trop importante pour être résolue ainsi sans discussion; nous remontâmes donc immédiatement à bord pour examiner l'animal de plus près et pour arrêter une sauce digne de lui. Le capitaine et Filippo nous suivirent; on amarra de nouveau la chaloupe à son poste, et nous entrâmes en délibération. Quelques observations qui nous parurent assez savantes, émises par le capitaine, nous déterminèrent pour une espèce de matelote. Ce n'était pas sans motifs que j'avais appelé le capitaine au conseil; je ne perdais pas de vue la cicatrice de sa poitrine, et je voulais en connaître l'histoire. Je l'invitai donc à déjeuner avec nous, sous prétexte que, si son avis à l'endroit de la dorade était erroné, je voulais le punir en le forçant de la manger tout entière. Le capitaine se défendit d'abord de ce trop grand honneur que nous voulions lui faire; mais, voyant que nous insistions, il finit par accepter. Aussitôt il disparut dans l'écoutille, et Pietro s'occupa des préparatifs du déjeuner.

Le couvert était bientôt dressé. On posait une longue planche sur deux chaises, c'était la table; on tirait nos matelas de cuir sur le pont, c'étaient nos sièges. Nous nous couchions, comme des chevaliers romains, dans notre triclinium en plein air, et, sur le moindre signe que nous faisions, tout l'équipage s'empressait de nous servir.

Au bout de dix minutes, le capitaine reparut, orné de ses plus beaux habits et portant à la main une bouteille de muscat de Lipari, qu'après force circonlocutions il se hasarda à nous offrir. Nous acceptâmes sans aucune difficulté, et il parut on ne peut plus touché de notre condescendance.

C'était un excellent homme que le capitaine Arena, et qui n'avait à notre avis qu'un seul défaut, c'était de garder pour Jadin et moi une trop respectueuse obséquiosité. Cela empêchait entre lui et nous cette communication rapide et familière de pensées à l'aide de laquelle j'espérais descendre un peu dans la vie sicilienne. Je ne faisais aucun doute que tous ces hommes endurcis aux fatigues, habitués aux tempêtes, parcourant la Méditerranée en tous sens depuis leur enfance, n'eussent force récits de traditions nationales ou d'aventures personnelles à nous faire, et j'avais compté sur les récits du pont pour défrayer ces belles nuits orientales, où la veille est plus douce que le sommeil; mais avant d'en arriver là, nous voyions bien qu'il y avait encore du chemin à faire, et nous commencions par le capitaine, afin d'arriver plus tard et par degrés jusqu'aux simples matelots.

 

Notre dorade ne se fit pas attendre. Du plus loin que nous l'aperçûmes, l'odeur qu'elle répandait autour d'elle nous prévint en sa faveur; et bientôt, à notre satisfaction, son goût justifia son parfum. Dès lors, nous reconnûmes que le capitaine était doublement à cultiver, et nous redoublâmes d'attentions.

Nous avions pris le soin, en partant de Naples, de faire une certaine provision de vin de Bordeaux. Quoique le capitaine fût d'une sobriété extrême, nous parvînmes à lui en faire boire deux ou trois verres. Le vin de Bordeaux a, comme on le sait, des qualités essentiellement conciliantes. A la fin du déjeuner, nous étions parvenus à lui faire à peu près oublier la distance qu'il avait mise lui-même entre lui et nous: une dernière attention finit par nous le livrer pieds et poings liés; Jadin lui offrit de faire pour sa femme le portrait de son petit garçon. Le capitaine devint fou de joie; il appela monsieur Peppino, qui se roulait à l'avant au milieu des tonneaux et des cordages avec son ami Milord. L'enfant accourut sans se douter de ce qui l'attendait; son père lui expliqua la chose en italien, et, soit curiosité, soit obéissance, il s'y prêta de meilleure grâce que nous ne nous y attendions.

J'envoyai à l'équipage, qui continuait de ramer de toute sa force, deux bouteilles de vin de Bordeaux; nous débouchâmes le cruchon de muscat, nous allumâmes les cigares, et Jadin se mit à la besogne.

Ce n'était pas tout, il fallait diriger la conversation du côté de la fameuse cicatrice qui avait attiré mes regards. J'en trouvai l'occasion en parlant de notre bain et en félicitant le capitaine sur la manière dont il nageait.

– Oh! quant à cela, excellence, ce n'est point un grand mérite, me répondit-il. Nous sommes de père en fils, depuis deux cents ans, de véritables chiens de mer, et, étant jeune homme, j'ai traversé plus d'une fois le détroit de Messine, du village Delia Pace au village de San-Giovanni, d'où est ma femme.

– Et combien y a-t-il? demandai-je.

– Il y a cinq milles, dit le capitaine; mais cinq milles qui en valent bien huit à cause du courant.

– Et depuis que vous êtes marié, repris-je en riant, vous ne vous hasardez plus à faire de pareilles folies.

– Oh! ce n'est point depuis que je suis marié, répondit le capitaine; c'est depuis que j'ai été blessé à la poitrine: comme le fer a traversé le poumon, au bout d'une heure que je suis à l'eau, je perds mon haleine, et je ne peux plus nager.

– En effet, j'ai remarqué que vous aviez une cicatrice. Vous vient-elle d'un duel ou d'un accident?

– Ni de l'un ni de l'autre, excellence. Elle vient tout bonnement d'un assassinat.

– Et un drôle d'assassinat, encore, dit Pietro, profitant de ses privilèges et se mêlant de la conversation sans cesser de ramer.

L'exclamation, comme on le comprend bien, n'était point de nature à diminuer ma curiosité.

– Capitaine, continuai-je, est-ce qu'il y a de l'indiscrétion à vous demander quelques détails sur cet événement?

– Non, plus maintenant, répondit le capitaine, attendu qu'il n'y a que moi de vivant encore des quatre personnages qui y étaient intéressés; car, quant à la femme, elle est religieuse, et c'est comme si elle était morte. Je vais vous raconter la chose, quoique ce ne soit pas sans un certain remords que j'y pense.

– Un remords! Allons donc, capitaine, vous n'avez, pardieu! rien à vous reprocher là-dedans; vous vous êtes conduit en bon et brave Sicilien.

– Je crois que j'aurais cependant mieux fait, reprit le capitaine en soupirant, de laisser le pauvre diable tranquille.

– Tranquille! Un gaillard qui vous avait fourré trois pouces de fer dans l'estomac. Vous avez bien fait, capitaine, vous avez bien fait!

– Capitaine, repris-je à mon tour, vous doublez notre curiosité, et maintenant, je vous en préviens, je ne vous laisse pas de repos que vous ne m'ayez tout raconté.

– Allons, jeune enfant, dit Jadin à Peppino, ne bouge pas. Nous en sommes aux yeux, capitaine.

Je traduisis l'invitation à Peppino, et le capitaine reprit:

– C'était en 1825, au mois de mai, il y a de cela un peu plus de dix ans, comme vous voyez; nous étions allés à Malte pour y conduire un Anglais qui voyageait pour son plaisir, comme vous. C'était le deuxième ou troisième voyage que nous faisions avec ce petit bâtiment-ci, que je venais d'acheter. L'équipage était le même à peu près, n'est-ce pas, Pietro?

– Oui, capitaine, à l'exception de Sienni; vous savez bien que nous étions entrés à votre service après la mort de votre oncle, de sorte que ça n'a quasi pas changé.

– C'est bien cela, reprit le capitaine; mon pauvre oncle est mort en 1825.

– Oh! mon Dieu, oui! Le 15 septembre 1825, reprit Pietro avec une expression de tristesse dont je n'aurais pas cru son visage joyeux susceptible.

– Enfin, la mort de mon pauvre oncle n'a rien à faire dans tout ceci, continua le capitaine en soupirant. Nous étions à Malte depuis deux jours; nous devions y rester huit jours encore, de sorte qu'au lieu de me tenir sur mon bâtiment comme je devais le faire, j'étais allé renouveler connaissance avec de vieux amis que j'avais à la Cité Villette. Les vieux amis m'avaient donné à dîner, et après le dîner nous étions allés prendre une demi-tasse au café Grec. Si vous allez jamais à Malte, allez prendre votre café là, voyez-vous; ce n'est pas le plus beau, mais c'est le meilleur établissement de toute la ville, rue des Anglais, à cent pas de la prison.

– Bien, capitaine, je m'en souviendrai.

– Nous venions donc de prendre notre tasse de café; il était sept heures du soir, c'est-à-dire qu'il faisait tout grand jour. Nous causions à la porte, quand tout à coup je vois déboucher, au coin d'une petite ruelle dont le café fait l'angle, un jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, pâle, effaré, sans chapeau, hors de lui-même enfin. J'allais frapper sur l'épaule de mon voisin pour lui faire remarquer cette singulière apparition, quand tout à coup, le jeune homme vient droit à moi, et avant que j'aie eu le temps de me défendre, me donne un coup de couteau dans la poitrine, laisse le couteau dans la blessure, repart comme il était venu, tourne l'angle de la rue, et disparaît.

Tout cela fut l'affaire d'une seconde. Personne n'avait vu que j'étais frappé, moi-même je le savais à peine. Chacun se regardait avec stupéfaction, et répétait le nom de Gaëtano Sferra. Moi, pendant ce temps-là, je sentais mes forces qui s'en allaient.

– Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, ce farceur-là, Giuseppe? me dit mon voisin; comme tu es pâle!

– Ce qu'il m'a fait? répondis-je; tiens. – Je pris le couteau par le manche, et je le tirai de la blessure. – Tiens, voilà ce qu'il m'a fait. Puis, comme mes forces s'en allaient tout à fait, je m'assis sur une chaise, car je sentais que j'allais tomber de ma hauteur.

– A l'assassin! à l'assassin! cria tout le monde. C'est Gaëtano Sferra.

Nous l'avons reconnu, c'est lui. A l'assassin!

– Oui, oui, murmurai-je machinalement; oui, c'est Gaëtano Sferra. A l'assassin! à l'assas… Ma foi! c'était fini, j'avais tourné de l'oeil.

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