Le Tour De La Vie

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Le Tour De La Vie
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Sommario

Première partie

Aller

Un

Deux

Trois

Quatre

Cinq

Six

Sept

Huit

Neuf

Dix

Seconde partie

Retour

Un

Deux

Trois

Quatre

Cinq

Six

Sept

Huit

Neuf

Remerciements

Alessio Rega

© 2020 Alessio Rega

Traduction: Martial Plantrose

Copertina: © Adobe Stock - tenkende

Édition italienne publiée par Les Les Flâneurs Edizioni

Alessio Rega

Le tour de la vie


À ma soeur, Sabrina,

toujours à mes côtés malgré tout

« Je sais ce que tu ressens. C’est comme être derrière une vitre, vous ne pouvez toucher à rien de ce que vous voyez. J’ai passé les trois quarts de ma vie en lock-out, jusqu’à ce que je réalise que le seul moyen est de le briser. Et si vous avez peur de vous blesser, essayez d’imaginer que vous êtes déjà vieux et presque mort, plein de regrets ».

Andrea De Carlo, Due di due

Première partie

Aller

Un

Je venais d’avoir 18 ans depuis quelques jours mais j’avais l’impression de ne jamais avoir existé.

Jusqu’alors j’étais resté là, à regarder les évènements se dérouler sous mes yeux, j’avais interprété le film de ma vie comme un acteur de second rôle, en me faisant littéralement trainer par tout ce qui arrivait autour de moi, comme le font les feuilles sèches en automne qui, toutes légères, sont emportées au loin par le vent. Je vivais dans un état d’attente pérenne, de mon point de vue tout me semblait fragile et sans contours bien précis.

Je vivais en périphérie sud de Bari, dans un quartier à mi-chemin entre le milieu bourgeois et un environnement populaire, parmi de vieux immeubles tous identiques et d’autres plus récents. La ville s’élargissait et avait rapidement commencé à grignoter la campagne, presque comme dans un jeu vidéo, quand PacMan avalait des ronds jaunes pour libérer la route. Notre appartement se trouvait au sixième étage d’un immeuble situé justement dans une de ces nouvelles et élégantes zones résidentielles : plus de 100m2 avec quatre pièces, en plus de la cuisine et de deux salles de bains. Ma chambre était au fond d’un long couloir. C’était mon bunker, où je trouvais refuge à chaque fois que je me sentais mal à l’aise ou que je voulais rester seul avec mes pensées. C’était une pièce plutôt lumineuse où l’ordre régnait seulement en apparence. Les murs étaient encore tapissés des photos de moi plus petit, quand je souriais pendant des vacances à la mer avec mes parents, et de posters jaunis de Marco Van Basten et de George Weah : l’élégance face à la puissance. Des figurines d’autres footballeurs étaient placées un peu partout au hasard alors que sur une étagère trônaient des coupes et des médailles en toc, autant de souvenirs de tournois gagnés ou auxquels j’avais simplement participé, de parties lors desquelles je me roulais dans la boue ou que je transpirais sous le soleil.

Quand je les regardais je pensais à mon père quand le dimanche matin il m’accompagnait sur le terrain où je jouais avec mon équipe. Il suivait le match derrière le grillage et il m’encourageait en me disant : « Allez ! C’est bien ! Ouais comme ça… ». J’étais content car avec lui je pouvais parler de foot, la seule grande passion de mon enfance. En voiture, sur le trajet du retour, il me donnait plein de conseils sur comment contrer un adversaire ou sur comment, aussi, passer la balle. Il essayait de rester zen dans ses explications, et ne m’obligeait jamais à l’écouter si je n’en avais pas envie, même s’il savait bien que j’aimais entendre ses leçons. C’est là que j’avais l’impression d’être un apprenti sorcier, prêt à saisir tous les précieux enseignements qu’il me donnait, toutes les ficelles du métier.

Comme la plupart des enfants, j’admirais fortement mon père, et, dans mon ingénue enfance, je voulais, un jour, être comme lui. Il avait été bon comme footballeur. Il avait joué dans quelques équipes amateurs mais tout de même importantes dans la région, jusqu’à frôler la promotion en championnat professionnel. Puis il avait dû abandonner son rêve, d’abord parce que mon grand-père voulait qu’il finisse ses études d’économie, puis parce que ma mère, sa fiancée à l’époque, détestait le foot et qu’elle ne pouvait pas supporter le fait qu’il soit tous les week-ends dans les stades des Pouilles et du sud de l’Italie avec son équipe. Notre famille était une famille comme les autres, moyennement attentive à mes besoins et protectrice juste ce qu’il faut.

Un jour, pourtant, ma mère après des mois de troubles et de hauts et de bas avait décidé de mettre un terme à leur mariage nous laissant tous sans voix. Elle disait qu’elle ne se sentait plus satisfaite ni comme femme, ni comme épouse, elle n’était plus comblée par ce rapport qui les unissait depuis plus de vingt ans. Le temps avait éteint la passion alors que les habitudes avaient suffoqué les émotions et les sentiments. Mon père avait du mal à se faire à l’idée et il essayait par tous les moyens de sauver sa famille. Il lui avait offert toutes sortes de cadeaux, avait essayé d’être gentil à tout bout de champs mais toutes ses tentatives étaient restées vaines. Ma mère était de plus en plus froide, distante et sans intérêt envers lui. Rien n’aurait pu lui faire changer d’idée. Ce n’était en effet pas ce genre d’attention dont elle avait besoin. Son cœur s’était desséché et il était devenu impossible de l’ébranler tellement il était devenu insensible. Et plus mon père lui mettait la pression, plus elle s’éloignait. A la fin, il avait tourné la page et avait préféré capituler plutôt que de ruiner d’avantage une histoire désormais finie. Ils se sont laissés en bons termes, au moins en apparence, presque comme un frère et une sœur, ne permettant ainsi pas à la rancune de nier et d’effacer l’affection qui encore les unissait. Depuis plus ou moins deux ans maintenant mon père était parti à Milan, pour prendre le poste de directeur général d’une société de services informatiques avec des filiales partout dans le monde. Il s’était alors retrouvé tout seul, sans plus aucune famille et sans ses habitudes quotidiennes. Il devait établir un nouvel équilibre, tout recommencer loin de Bari. C’était un choix de raison que cependant je ne parvenais pas vraiment à accepter. Ils étaient restés ensemble tellement d’années, ils avaient partagé leurs joies et leurs douleurs, des moments intenses et heureux mais aussi des heures perdues dans la monotonie de journées vides et insignifiantes d’une coexistence obligée. C’était étrange de penser comment un lien aussi long pouvait se briser en l’espace d’un instant et combien d’innombrables choix peuvent se décider en quelques secondes.

Depuis que mon père était parti, le dimanche ce n’était plus la même chose. J’avais encore en tête, comme des flashs maintenant lointains, toutes ces occasions où nous mangions rapidement pour arriver à l’heure au stade, acheter un Coca pour moi et un café Borghetti pour lui et nous mettre en colère quand Bari perdait un dimanche et aussi le suivant, malgré les buts à répétition de Protti et d’Andersson. Toutes ces choses que nous ne faisions plus ensemble, tous ces moments que nous ne partagions plus. Il me téléphonait tous les jours mais les kilomètres qui nous séparaient étaient trop nombreux et les câbles téléphoniques ne parvenaient pas à raccourcir les distances. A la fin je m’étais habitué à ça aussi, comme il arrivait souvent pour de nombreuses autres choses dans ma vie : je n’y faisais même plus attention. Petit à petit j’ai commencé à oublier ses gestes du quotidien, l’odeur de son après-rasage, la façon qu’il avait de me fulminer du regard quand il était en colère.

J’avais passé les vacances à la mer, chez mes grands-parents maternels qui avaient une maison à Rosamarina, un grand village touristique à quelques kilomètres d’Ostuni, rendez-vous historique de la bonne société de Bari. Médecins, notaires, avocats et professeurs d’université se défiaient en de stériles preuves de force qui se basaient sur l’étalage de la villa la plus élégante ou de la fête la plus exclusive. Une suffisance qui contaminait aussi leurs enfants qui semblaient voler deux mètres au-dessus du sol avec leurs couteux polos Ralph Lauren au col relevé. Ma mère essayait de nous rejoindre le week-end ou quand son travail le lui permettait. Mes grands-parents en profitaient et n’arrêtaient pas de me gâter, en me couvrant de cadeaux et en m’achetant tout ce que je voulais. Et pourtant c’était comme si je vivais dans une bulle faite de mouvements répétés et d’habitudes bien ancrées qui, si d’un côté me transmettaient une sensation de sécurité, de l’autre contribuaient à faire augmenter mon apathie pour la vie en général.

 

La seule distraction digne de ce nom cet été là, je l’avais vécue fin juillet, quand j’avais passé une semaine en France, à Paris, avec mon père et ma sœur. L’idée seule de prendre l’avion m’effrayait, même si j’essayais de ne pas le faire voir, en cachant ma peur derrière un tas de questions sur les endroits et les monuments à visiter, sans toutefois être très crédible. J’avais probablement hérité de cette peur de voler de ma mère, maniaque du contrôle et de l’ordre. La seule pensée que quelque chose pouvait lui échapper la rendait folle, à la différence de moi qui réagissais en sombrant dans la panique.

La journée la plus amusante, on l’avait passée à Euro Disney : un véritable et agréable plongeon dans les années de mon enfance quand les problèmes des adultes restaient loin et silencieux en arrière-plan de mes insouciantes journées. A chaque fois que dans le parc d’attraction on croisait Cendrillon ou Blanche Neige, ou bien Aladin et Jasmine, ma sœur commençait à sautiller et à hurler comme une folle. C’était difficile de la contrôler : pour elle c’était comme vivre un rêve, elle se frottait les yeux, toute incrédule, elle ne parvenait pas à se rendre compte que ses héros pouvaient être là, en vrai, avec elle. Je ne l’avais jamais vue aussi heureuse et insouciante. Elle m’attendrissait tellement. Mon père s’employait à exaucer tous nos vœux, toutes nos demandes, sans faire attention à la dépense. Ça avait été sept jours intenses où mon père avait essayé de nous donner toute l’affection qu’il ne pouvait pas nous apporter pendant le reste de l’année, en essayant de colmater les brèches qu’il avait laissées. J’aurais voulu que ma mère soit là aussi, mais je savais que ce n’était plus possible et que ces jours auraient inévitablement été différents.

Un jour, tard dans l’après-midi début septembre, j’étais sur le balcon de ma chambre, assis sur un transat en train de distraitement feuilleter les pages d’un vieux Dylan Dog. La radio, pendant ce temps-là, diffusait Smells like teen spirit de Nirvana. Nevermind avait été une des premières cassettes que j’avais achetées avec mon argent de poche. Je l’avais écoutée tellement de fois que la bande était maintenant plutôt consumée mais le son rauque qui en sortait contribuait à lui donner de nouvelles vibrations.

Les journées étaient encore longues, le ciel vers l’ouest s’était teint de rose et d’orange, les nuages prenaient des formes étranges et traçaient des dessins qui se dissipaient à l’horizon. L’air était tiède et plus aussi étouffant et lourd que pendant presque tout l’été.

De temps en temps je me penchais au balcon, je voyais les voitures qui parcouraient rapidement la route pour ne devenir rapidement que des points au loin. A un moment, ma sœur m’a appelé. Elle avait envie de jouer, aussi je l’ai rejointe et on s’est assis par terre avec les jambes croisées.

« Gabri, elle rentre quand maman ? » m’a-t’elle demandé à un moment, préoccupée.

« Bientôt, bientôt. Ne t’inquiète pas, il y a de la circulation. Elle va vite arriver ». J’essayais de la rassurer même si elle semblait anxieuse. Après elle a souri de façon nerveuse et a recommencé à jouer pendant que le lui caressais ses boucles blondes et douces.

Le téléphone a tout à coup sonné, je me suis immédiatement levé et je suis allé répondre en pensant que c’était ma mère qui m’avertissait de son retard, comme ça arrivait souvent à l’époque. Mais, à l’autre bout du fil, c’était ma grand-mère qui me demandait comment ça allait et si j’avais des nouvelles importantes à lui donner. Je lui ai répondu que tout allait bien et pendant que je le faisais, j’avais l’impression d’employer un ton répétitif et monocorde. Ma grand-mère avait toujours été très prévenante envers nous, ses seuls petits-enfants, et elle ne se rendait pas compte que l’affection qu’elle avait pour nous devenait quelques fois presque suffocante. Et depuis que mes parents s’étaient séparés, c’était comme si elle se sentait investie de nouvelles responsabilités. Je voyais qu’elle ne me faisait pas confiance, comme si j’étais incapable de m’occuper non seulement de moi mais aussi de ma sœur.

Peu après huit heures ma mère est enfin rentrée à la maison et Martina lui a tout de suite sauté dans les bras. Moi, par contre, je me suis contenté de lui faire un signe très discret de la tête. J’attendais ses questions habituelles sur comment nous avions passé l’après-midi ou sur qui avait pu téléphoner ou si encore nous avions des nouvelles importantes à lui dire. J’aurais voulu lui dire que ce n’était pas juste de garder Martina à la maison avec le si bel après-midi de soleil que nous avions eu. Mais encore une fois, je me suis tu, par peur que mes pensées soient mal interprétées ou encore inadéquates. Je me suis juste contenté de lui dire de rappeler mamie. Elle est allée se changer et est revenue aussitôt dans une robe à fleurs et à bretelles qui lui serrait la taille et mettait ses formes en valeur. Elle avait quarante cinq ans mais en faisait au minimum dix de moins grâce aux soins maniaques, salle de sport et traitements de beauté, qu’elle consacrait à son corps, qui ne montrait rien de ses deux grossesses ou des signes naturels du temps. Elle était encore trop jeune et attirante pour se contenter de survivre, pour renoncer à ses rêves et surtout à l’amour.

Son travail lui prenait beaucoup de temps et souvent elle devait s’absenter aussi pendant le week-end. Elle était avocate, et travaillait dans un des cabinets les plus renommés et prestigieux de la ville où elle s’occupait de conseil fiscal pour plusieurs entreprises. Elle semblait sereine, malgré tout. Elle était en train de récupérer l’équilibre qui lui servait pour repartir et ce n’était probablement qu’un moment de passage, une transition, une période d’ajustement émotionnel et physique, nécessaire pour elle avant de replonger dans une nouvelle histoire, dans une nouvelle passion. C’était une femme libre de choisir qui aimer, quoi faire et avec qui passer son temps. Martina et moi étions son monde, son coin de paradis après de longues journées de travail, de rencontres et de réunions interminables. Notre rapport était pourtant dernièrement entré dans une phase plutôt compliquée : c’était devenu toujours plus difficile de se parler peut-être car je la tenais pour responsable de sa séparation d’avec mon père. Je savais, aussi, que tôt ou tard, elle aurait eu besoin de quelqu’un auprès d’elle, d’une personne avec qui partager une nouvelle phase de sa vie. Ce n’était pas facile d’accepter l’idée qu’elle puisse être avec un autre homme, mais en fin des comptes, je ne pouvais pas l’empêcher d’être heureuse, de se sentir vivante.

Alors que j’y pensais, j’ai commencé à me poser mille questions, j’essayais de me rappeler la dernière fois que j’avais été heureux mais je ne me souvenais d’aucun moment particulièrement significatif. Le divorce de mes parents avait déclenché une série d’insécurités en moi qui me tourmentaient et qui mettaient en doute tout ce à quoi j’avais cru jusque là. Ma mère s’était rendu compte de mon inquiétude.

« Mais qu’est-ce que t’as ? On peut savoir à quoi tu penses ? Je te parle depuis cinq minutes et j’ai l’impression d’avoir un mur en face de moi ! »

« Mais rien maman. Juste un peu de pensées. Tout va bien, vraiment ! »

« C’est dur de te comprendre. Tu ne me racontes plus rien, quand je te demande quelque chose tu ne me réponds pratiquement pas ! »

Devant ses mots je suis resté muet, j’ai haussé les épaules et j’ai tout de suite mis des barrières par peur de révéler mon intimité profonde, d’apparaître vulnérable. Ma mère n’a pas insisté, elle a changé de discours comme si elle s’était rendu compte de mon embarras, de mon sentiment d’inadaptation. Ou peut-être qu’elle n’avait simplement pas envie de commencer une énième discussion.

« Je suis fatiguée, je n’ai pas envie de cuisiner » a-t-elle coupé court.

Elle n’avait jamais été une parfaite femme d’intérieur, elle avait grandi dans une famille aisée et quelqu’un s’était toujours occupé des tâches domestiques pour elle. Et nous aussi, on avait une dame mauricienne à notre service. Elle était sympathique et dès que je le pouvais je parlais avec elle, je lui posais des questions sur son pays ou sur sa famille. Elle me répondait toujours très cordialement, dans un italien presque parfait. Elle me faisait de larges sourires, en montrant ses dents blanches qui contrastaient avec sa peau mate. C’était la personne la plus gaie que je connaissais, elle semblait vraiment être heureuse de sa vie. Ma mère continuait à fouiller dans le placard et le frigo sans grande motivation. A la fin, résignée, elle m’a demandé si j’avais envie d’une pizza : j’avais déjà ouvert le répertoire téléphonique pour chercher le numéro de la pizzeria. Ça finissait toujours comme cela.

J’ai commencé à feuilleter les pages et plus je cherchais, plus je remontais les années, à quand j’avais douze ou treize ans, quand j’étais encore au collège. J’ai repensé à quand, le samedi soir, j’allais avec mes amis à la pizzeria, toujours la même, avec toujours la même pizza aux saucisses de Francfort, et le même serveur qui devenait fou pour les commandes et qui, régulièrement, se mettait en colère, je repensais à cette bière qui nous donnait l’impression d’être plus grands et qui nous permettait de nous la jouer avec les filles. Et puis, encore, à dix heures et demie, tous à la maison, pour ne pas se faire prendre par les parents, un baiser volé, naïf, malicieux. Les rires, les pleurs, les rêves, les adieux. J’ai repensé à quand nous étions petits et à quand tout nous semblait hors de portée. Des souvenirs pas si lointains que cela, encore vifs. Et pourtant déjà passés, partis à jamais. Ils remontaient ponctuellement à la surface à chaque fois que j’allais commencer une nouvelle année scolaire. Il ne restait que vingt jours maintenant à la prochaine rentrée. Et ce soir-là la pizza semblait meilleure, plus croquante, et chaque bouchée était une petite illumination. Martina s’est sali les mains et avait le visage barbouillé de mozzarella et de tomate. Ma mère et moi avons ri. Martina s’est fâchée. On a ri encore plus.

Deux

Les jours de septembre qui manquaient avant le début de l’école, je les avais presque tous passés enfermé à la maison, en me consumant les pouces et les yeux sur ma Playstation. Ma seule compagnie était un ventilateur toujours allumé qui tournait à la vitesse maximale pour m’apporter un peu de fraicheur. Je cherchais dans les flashs de l’écran de la télé quelque chose qui aurait pu interrompre l’ennui qui me rongeait, telle une mite affamée qui grignote le bois. J’avais le sentiment d’être vidé et pessimiste, découragé, à la limite de la dépression. Rien n’allait comme je voulais ni comme je me l’attendais. C’était une phase de ma vie pleine de zones d’ombre, je n’arrivais pas à entrevoir la sortie, cette maudite lumière au bout du tunnel. Tout se passait avec une extrême lenteur, sans aucun rythme. J’aurais aimé me faire de l’expérience, connaître de nouvelles filles ou même être intéressant au moins pour une d’entre elles. Mais elles me semblaient être à des années lumière de moi, avec des intérêts et des exigences que je ne me sentais pas capable de satisfaire. J’avais comme l’impression de ne pas être particulièrement attirant, comme si j’étais transparent aux yeux du genre féminin. Ces pensées ne faisaient qu’augmenter mon apathie et en même temps elles minaient les racines de ma déjà bien faible estime en moi.

Presque tous les soirs je retrouvais Giulio au bar à côté du nouveau supermarché du quartier. On n’arrêtait pas de fumer et de boire de la bière, comme deux retraités n’ayant plus d’attentes, déjà fatigués et las de la vie. Pour essayer de rompre cette monotonie, Giulio me racontait comment il passait sa journée au travail. Il était homme à tout faire dans un parc aquatique derrière le périph, pas très loin de là où nous habitions. Il était payé au noir pour dix, voire douze heures de boulot par jour, sans contrat ni même d’assurance. D’ailleurs, c’était le seul moyen pour lui de mettre de l’argent de côté pour s’acheter une voiture d’occasion.

 

Pour se sentir moins seul, il avait même essayé de me convaincre d’aller bosser avec lui.

« Regarde-toi, t’es blanc comme un cadavre. Ça te ferait du bien un peu de soleil ! »

« J’ai pas envie de bosser comme une mule ! J’ai pas besoin d’argent, je ne saurais pas comment le dépenser. »

« Et voilà, le fils à papa de mes couilles ! Quand tu parles comme ça je t’mettrais bien mon pied au cul ! »

« C’est pas d’ma faute si mes parents ont un boulot hyper bien payé. Pourquoi je devrais aller me casser le dos avec toi ? »

Dans ces moments-là je percevais dans les yeux de Giulio une sorte de mépris, comme si le poids de nos différentes extractions sociales était pour moi une faute impardonnable. Son exigence de devoir gagner tout ce qu’il possédait l’avait rendu bien plus entreprenant, moins couillon, déjà paré à affronter le vrai monde des adultes.

A cette époque, on ne fréquentait aucune fille de façon assidue et on n’avait pas non plus de bande fixe. Nos amies d’école nous semblaient tellement insignifiantes que parfois on préférait même ne pas sortir avec elles ces rares fois où elles nous le proposaient. Un samedi soir, par contre, on avait rendez-vous Place Ferrarese avec deux filles que Giulio avait connues au parc aquatique: Anna et Lidia se ressemblaient tellement qu’au début j’ai pensé que c’était deux sœurs. Quand on s’est présentés, j’ai tout de suite essayé de comprendre à laquelle je pouvais intéresser le plus. En vrai on essayait de faire bonne impression sur les deux car aucun de nous n’avait fait son choix, nos champs d’action se mélangeaient et se superposaient à la recherche de signes : on étudiait la situation, la bonne manière d’avoir plus de confiance en nous pour essayer de mettre la main sous leur t-shirt. Dès les premiers échanges, j’avais compris que Giulio était plus intéressé par Lidia, donc j’ai choisi Anna, plus par exclusion que pas vrai intérêt de ma part. Et quand on la voyait de plus près, Anna était moins jolie que son amie. Il y avait quelque chose d’asymétrique dans son visage mais je n’arrivais pas à trouver quoi, peut-être la ligne des yeux ou son nez droit. Et pourtant je n’avais pas vraiment envie de faire plus de manières que cela.

On s’est promenés le long des murs de la vielle ville. Il faisait chaud, l’humidité rendait nos vêtements collants. L’air était dense des odeurs qui s’échappaient des cuisines des nombreux restaurants qui remplissaient les ruelles étroites du centre historique qui avait recommencé à vivre depuis peu, après de nombreuses années pendant lesquelles il était impossible d’y aller à cause des organisations criminelles. Sur le parapet il y avait des groupes de jeunes qui discutaient vivement et des couples d’amoureux qui s’embrassaient. On a marché longtemps, lentement, en s’arrêtant quand on croisait quelqu’un qu’on connaissait ou pour prendre quelque chose à boire. Près de la Basilique de Saint Nicolas on s’est assis sur un banc : les deux filles se sont mises au milieu. Giulio a tout de suite commencé à parler de choses de l’école, il imitait les profs en écorchant leur voix, il inventait des histoires étranges en exagérant sur ce qu’il se passait vraiment. Moi je l’aidais, en confirmant et en hochant la tête sur tout ce qu’il disait, même pour les histoires qu’il inventait de toutes pièces. Des fois j’essayais moi aussi de raconter une blague, de me mettre dans la peau du personnage mais l’attention d’Anna et de Lidia se reportait très vite sur lui. Les deux filles riaient en s’échangeant des regards complices et malicieux et posaient des questions, fascinées par ses dons comiques, par sa façon d’être drôle et bizarre, par les expressions de son visage. J’enviais Giulio pour sa façon d’être et pour l‘assurance de ses mouvements : j’aurais moi aussi voulu être plus libre et désinvolte, sans peur de toujours sembler inadapté et en retard sur tout.

A certains moments, quand la conversation m’excluait, je m’absentais par la pensée, en me laissant capturer par les lumières du port, par le fond du paysage qui depuis les murs allait se perdre vers le bord de mer et ses immeubles de l’époque fasciste, illuminés comme pour une fête. Je voyais au loin les gros paquebots de croisière prêts à appareiller vers des destinations exotiques, les derniers ferrys de la saison pour la Grèce, pleins de jeunes aux espoirs cachés dans des sacs de couchage, d’amours qui naissaient ou alors déjà finies et qui voulaient être oubliées le plus vite possible. J’admirais Bari et la mer : j’aimais tellement ma ville que je croyais vraiment que ça pouvait être la plus belle du monde. J’essayais de l’imaginer avec les yeux d’un étranger, en essayant de ressentir sa propre stupeur, d’éprouver l’euphorie et le frisson de la nouveauté.

La soirée a passé vite et quand Lidia et Anna sont parties, nous n’avons pu que constater que maintenant les bus ne circulaient plus. On s’est mis quand même à courir vers l’arrêt le plus proche même si on savait que c’était une course inutile. A la fin, résignés et en sueur, on est rentrés à la maison à pied, en échangeant des détails et nos impressions sur la soirée qui venait de se conclure : des considérations stéréotypées et machistes sur les femmes et sur les différentes stratégies de séduction pour pouvoir coucher avec elles. Devant la porte d’entrée de mon immeuble, Giulio m’a dit qu’il avait enfin réussi à mettre de côté les sous pour s’acheter la Punto noire que son cousin vendait. J’ai haussé les épaules, presque comme pour dire que je m’en foutais. L’été se terminait presque, dans quelques mois j’aurais moi aussi eu le permis et ma mère m’aurait passé son Opel Corsa et le problème de la voiture, pour aller me balader et avoir une chance en plus pour draguer des filles, aurait de toute manière été résolu parce que j’en aurais eu une moi aussi.

Après ce soir-là, on n’a plus revu ni Anna ni Lidia. Quelques jours plus tard, Giulio n’a dit qu’il avait aperçu Lidia embrasser un autre mec et il m’a demandé de ne plus essayer de revoir Anna, comme si nous vivions en symbiose et que nous devions nous comporter de la même façon. Je me suis laissé convaincre même si après est apparue une certaine gêne. Peut-être que Giulio pensait qu’entre Anna et moi il pouvait y avoir quelque chose et ça, ça pouvait l’ennuyer car ça aurait enlevé du temps à notre amitié. Je me suis senti un peu limité, comme si je devais forcément partager toutes mes décisions avec lui.

Trois

Je n’arrivais pas à dormir, il faisait chaud et j’étais en sueur. Les températures n’avaient pas encore baissé et l’été n’avait pas l’air d’être pressé de s’en aller. Mon cœur battait de façon irrégulière. Je tournais et virais dans les draps, nerveux, empli d’attentes. Je ne parvenais pas à trouver une position confortable, j’avais l’impression de dormir sur des clous. Des fois je me retournais vers mon chevet et je fixais le display fluorescent et clignotant de mon radioréveil qui l’indiquait l’heure.

03h12

04h33

05h08

J’avais en moi une anxiété injustifiée, violente et insouciante au point que j’avais peur de devenir fou d’un moment à l’autre. J’avais en moi des pensées qui se suivaient comme dans un cercle difficile à interrompre. Je suis sorti du lit avec les mains froides et moites et les pieds glacés. Je marchais lentement vers la cuisine pour éviter de me cogner contre un meuble car mes yeux non plus ne s’étaient pas encore habitués à l’obscurité. Une nouvelle année scolaire, la dernière, était sur le point de démarrer, et j’étais étonné qu’un évènement aussi banal en fin de comptes, puisse provoquer en moi autant d’agitation et de tension. Au fond j’étais assez convaincu que rien n’allait changé, que le quotidien lent et monotone des heures de classe fait de formules et de codes à apprendre par cœur aurait bien vite eu le dessus sur n’importe quelle improbable nouveauté.

Alors que je marchais dans le couloir je me suis cogné le genou droit dans le coin de la porte de la cuisine. Une douleur lancinante ! Et pourtant cette porte avait toujours été là, comment avais-je pu faire pour ne pas la voir ? L’obscurité faisait sembler les choses comme différentes, elle cachait de petits pièges en donnant aux objets une autre consistance. Je pensais que ça pouvait arriver aussi avec les gens. Quelques fois, en effet, on pense connaître quelqu’un uniquement parce que l’on a vécu avec pendant longtemps mais après on découvre que les personnes que l’on côtoie sont totalement différentes de comment on les a toujours imaginées, de comment on s’est trompé sur elles ou de comment on aurait voulu qu’elles soient. L’espace d’un instant mon esprit s’est arrêté sur mes parents : juste un flash triste et monochrome.

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