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Contes à Ninon

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LA FÉE AMOUREUSE

Entends-tu, Ninon, la pluie de décembre battre nos vitres? Le vent se plaint dans le long corridor. C'est une vilaine soirée, une de ces soirées où le pauvre grelotte à la porte du riche que le bal entraîne dans ses danses, sous les lustres dorés. Laisse là tes souliers de satin, viens t'asseoir sur mes genoux, près de l'âtre brûlant. Laisse là la riche parure: je veux ce soir te dire un conte, un beau conte de fée.



Tu sauras, Ninon, qu'il y avait autrefois, sur le haut d'une montagne, un vieux château sombre et lugubre. Ce n'étaient que tourelles, que remparts, que ponts-levis chargés de chaînes; des hommes couverts de fer veillaient nuit et jour sur les créneaux, et seuls les soldats trouvaient bon accueil auprès du comte Enguerrand, le seigneur du manoir.



Si tu l'avais aperçu, le vieux guerrier, se promenant dans les longues galeries, si tu avais entendu les éclats de sa voix brève et menaçante, tu aurais tremblé d'effroi, tout comme tremblait sa nièce Odette, la pieuse et jolie damoiselle. N'as-tu jamais remarqué, le matin, une pâquerette s'épanouir aux premiers baisers du soleil parmi des orties et des ronces! Telle s'épanouissait la jeune fille parmi de rudes chevaliers. Enfant, lorsque au milieu de ses jeux elle apercevait son oncle, elle s'arrêtait, et ses yeux se gonflaient de larmes. Maintenant, elle était grande et belle; son sein s'emplissait de vagues soupirs; et un effroi plus âpre encore la saisissait, chaque fois que venait à paraître le seigneur Enguerrand.



Elle demeurait dans une tourelle éloignée, s'occupant à broder de belles bannières, se reposant de ce travail en priant Dieu, en contemplant de sa fenêtre la campagne d'émeraude et le ciel d'azur. Que de fois, la nuit, se levant de sa couche, elle était venue regarder les étoiles, et, là, que de fois son coeur de seize ans s'était élancé vers les espaces célestes, demandant à ces soeurs radieuses ce qui pouvait l'agiter ainsi. Après ces nuits sans sommeil, après ces élans d'amour, elle avait des envies de se suspendre au cou du vieux chevalier; mais une rude parole, un froid regard l'arrêtaient, et, tremblante, elle reprenait son aiguille. Tu plains la pauvre fille, Ninon; elle était comme la fleur fraîche et embaumée dont on dédaigne l'éclat et le parfum.



Un jour, Odette la désolée suivait de l'oeil en rêvant deux tourterelles qui fuyaient, lorsqu'elle entendit une voix douce au pied du château. Elle se pencha, elle vit un beau jeune homme qui, la chanson sur les lèvres, réclamait l'hospitalité. Elle écouta et ne comprit pas les paroles; mais la voix douce oppressait son coeur, des larmes coulaient lentement le long de ses joues, mouillant une tige de marjolaine qu'elle tenait à la main.



Le château resta fermé, un homme d'armes cria des murs:



– Retirez-vous: il n'y a céans que des guerriers.



Odette regardait toujours. Elle laissa échapper la tige de marjolaine humide de larmes, qui s'en alla tomber aux pieds du chanteur. Ce dernier, levant les yeux, voyant cette tête blonde, baisa la branche et s'éloigna, se retournant à chaque pas.



Quand il eut disparu, Odette se mit à son prie-Dieu, où elle fit une longue prière. Elle remerciait le ciel sans savoir pourquoi; elle se sentait heureuse, tout en ignorant le sujet de sa joie.



La nuit, elle eut un beau rêve. Il lui sembla voir la tige de marjolaine qu'elle avait jetée. Lentement, du sein des feuilles frissonnantes, se dressa une fée, mais une fée si mignonne, avec des ailes de flamme, une couronne de myosotis et une longue robe verte, couleur de l'espérance.



– Odette, dit-elle harmonieusement, je suis la fée Amoureuse. C'est moi qui t'ai envoyé ce matin Loïs, le jeune homme à la voix douce; c'est moi qui, voyant tes pleurs, ai voulu les sécher. Je vais par la terre glanant des coeurs et rapprochant ceux qui soupirent. Je visite la chaumière aussi bien que le manoir, je me suis plue souvent à unir la houlette au sceptre des rois. Je sème des fleurs sous les pas de mes protégés, je les enchaîne avec des fils si brillants et si précieux, que leurs coeurs en tressaillent de joie. J'habite les herbes des sentiers, les tisons étincelants du foyer d'hiver, les draperies du lit des époux; et partout où mon pied se pose, naissent les baisers et les tendres causeries. Ne pleure plus, Odette: je suis Amoureuse, la bonne fée, et je viens sécher tes larmes.



Et elle rentra dans sa fleur, qui redevint bouton en repliant ses feuilles.



Tu le sais bien, toi, Ninon, que la fée Amoureuse existe. Vois-la danser dans notre foyer, et plains les pauvres gens qui ne croiront pas à ma belle fée.



Lorsque Odette s'éveilla, un rayon de soleil éclairait sa chambre, un chant d'oiseau montait du dehors, et le vent du matin caressait ses tresses blondes, parfumé du premier baiser qu'il venait de donner aux fleurs. Elle se leva, joyeuse, elle passa la journée à chanter, espérant en ce que lui avait dit la bonne fée. Elle regardait par instants la campagne, souriant à chaque oiseau qui passait, sentant en elle des élans qui la faisaient bondir et frapper ses petites mains l'une contre l'autre.



Le soir venu, elle descendit dans la grande salle du château. Près du comte Enguerrand se trouvait un chevalier qui écoutait les récits du vieillard. Elle prit sa quenouille, s'assit devant l'âtre où chantait le grillon, et le fuseau d'ivoire tourna rapidement entre ses doigts.



Au fort de son travail, ayant jeté les yeux sur le chevalier, elle lui vit la tige de marjolaine entre les mains, et voilà qu'elle reconnut Loïs à la voix douce. Un cri de joie faillit lui échapper. Pour cacher sa rougeur, elle se pencha vers les cendres, remuant les tisons avec une longue tige de fer. Le brasier crépita, les flammes s'effarèrent, des gerbes bruyantes jaillirent, et soudain, du milieu des étincelles, surgit Amoureuse, souriante et empressée. Elle secoua de sa robe verte les parcelles embrasées qui couraient sur la soie, pareilles à des paillettes d'or; elle s'élança dans la salle, elle vint, invisible pour le comte, se placer derrière les jeunes gens. Là, tandis que le vieux chevalier contait un combat effroyable contre les Infidèles, elle leur dit doucement:



– Aimez-vous, mes enfants. Laissez les souvenirs à l'austère vieillesse, laissez-lui les longs récits auprès des tisons ardents. Qu'au pétillement de la flamme ne se mêle que le bruit de vos baisers. Plus tard il sera temps d'adoucir vos chagrins en vous rappelant ces douces heures. Quand on aime à seize ans, la voix est inutile; un seul regard en dit plus qu'un grand discours. Aimez-vous, mes enfants; laissez parler la vieillesse.



Puis elle les recouvrit de ses ailes, si bien que le comte, qui expliquait comme quoi le géant Buch Tête-de fer fut occis par un terrible coup de Giralda la lourde épée, ne vit pas Loïs déposant son premier baiser sur le front d'Odette frissonnante.



Il faut, Ninon, que te je parle de ces belles ailes de ma fée Amoureuse. Elles étaient transparentes comme verre et menues comme ailes de moucheron. Mais, lorsque deux amants se trouvaient en péril d'être vus, elles grandissaient, grandissaient, et devenaient si obscures, si épaisses, qu'elles arrêtaient les regards et étouffaient le bruit des baisers. Aussi le vieillard continua-t-il longtemps son prodigieux récit, et longtemps Loïs caressa Odette la blonde, à la barbe du méchant suzerain.



Mon Dieu! mon Dieu! les belles ailes que c'était! Les jeunes filles, m'a-t-on dit, les retrouvent parfois: plus d'une sait ainsi se cacher aux yeux des grands-parents. Est-ce vrai, Ninon?



Lorsque le comte eut fini sa longue histoire, la fée Amoureuse disparut dans la flamme, et Loïs s'en alla, remerciant son hôte, envoyant un dernier baiser à Odette. La jeune fille dormit si heureuse, cette nuit-là, qu'elle rêva des montagnes de fleurs éclairées par des milliers d'astres, chacun mille fois plus brillant que le soleil.



Le lendemain, elle descendit au jardin, cherchant les tonnelles obscures. Elle rencontra un guerrier, le salua, et allait s'éloigner, lorsqu'elle lui vit dans la main la tige de marjolaine baignée de larmes. Et voilà qu'elle reconnut encore Loïs à la voix douce, qui venait de rentrer au château sous un nouveau déguisement. Il la fit asseoir sur un banc de gazon, auprès d'une fontaine. Ils se regardaient tous deux, ravis de se voir en plein jour. Les fauvettes chantaient, on sentait dans l'air que la bonne fée devait rôder par là. Je ne te dirai pas toutes les paroles qu'entendirent les vieux chênes discrets; c'était plaisir de voir les amoureux bavarder si longtemps, si longtemps, qu'une fauvette qui se trouvait dans un buisson voisin, eut le temps de se bâtir un nid.



Tout à coup les pas lourds du comte Enguerrand se firent entendre dans l'allée. Les deux pauvres amoureux tremblèrent. Mais l'eau de la fontaine chanta plus doucement, et Amoureuse sortit, riante et empressée, du flot clair de la source. Elle entoura les amants de ses ailes, puis glissa légèrement avec eux, passant à côté du comte, qui fut fort étonné d'avoir ouï des voix et de ne trouver personne.



Elle berce ses protégés, elle va, leur répétant tout bas:



– Je suis celle qui protège les amours, celle qui ferme les yeux et les oreilles des gens qui n'aiment plus. Ne craignez rien, beaux amoureux: aimez-vous sous le jour éclatant, dans les allées, près de l'eau des fontaines, partout où vous serez. Je suis là; je veille sur vous. Dieu m'a mise ici-bas pour que les hommes, ces railleurs de toute sainteté, ne viennent jamais troubler vos pures émotions. Il m'a donné mes belles ailes et m'a dit: "Va, et que les jeunes coeurs se réjouissent." Aimez-vous, je suis là et je veille sur vous.



Et elle allait, butinant la rosée qui était sa seule nourriture, entraînant, dans une ronde joyeuse, Odette et Loïs, dont les mains se trouvaient enlacées.



Tu me demanderas ce qu'elle fît des deux amants. Vraiment, mon amie, je n'ose te le dire. J'ai peur que tu ne te refuses à me croire, ou bien que, jalouse de leur fortune, tu ne me rendes plus mes baisers. Mais te voilà toute curieuse, méchante fille, et je vois bien qu'il me faut te contenter.

 



Or, apprends que la fée rôda ainsi jusqu'à la nuit. Lorsqu'elle voulut séparer les amants, elle les vit si chagrins, mais si chagrins de se quitter, qu'elle se mit à leur parler tout bas. Il paraît qu'elle leur disait quelque chose de bien beau, car leurs visages rayonnaient et leurs yeux grandissaient de joie. Et, lorsqu'elle eut parlé et qu'ils eurent consenti, elle toucha leurs fronts de sa baguette.



Soudain… Oh! Ninon, quels yeux grands d'étonnement! Comme tu frapperais du pied, si je n'achevais pas!



Soudain Loïs et Odette furent changés en tiges de marjolaine, mais de marjolaine si belle, qu'il n'y a qu'une fée pour en faire de pareille. Elles se trouvaient placées côte à côte, si près l'une de l'autre que leurs feuilles se mêlaient. C'étaient là des fleurs merveilleuses qui devaient rester épanouies, en échangeant éternellement leurs parfums et leur rosée.



Quant au comte Enguerrand, il se consola, dit-on, en contant chaque soir comme quoi le géant Buch Tête-de-Fer fut occis par un terrible coup de Giralda la lourde épée.



Et maintenant, Ninon, lorsque nous gagnerons la campagne, nous chercherons les marjolaines enchantées pour leur demander dans quelle fleur se trouve la fée Amoureuse. Peut-être, mon amie, une morale se cache-t-elle sous ce conte. Mais je ne te l'ai dit, nos pieds devant l'âtre, que pour te faire oublier la pluie de décembre qui bat nos vitres, et t'inspirer, ce soir, un peu plus d'amour pour le jeune conteur.



LE SANG

I

Voici déjà bien des rayons, bien des fleurs, bien des parfums. N'es-tu pas lasse, Ninon, de ce printemps éternel? Toujours aimer, toujours chanter le rêve des seize ans. Tu t'endors le soir, méchante fille, lorsque je te parle longuement des coquetteries de la rose et des infidélités de la libellule. Tes grands yeux, tu les fermes d'ennui, et moi, qui ne peux plus y puiser l'inspiration, je bégaye sans parvenir à trouver un dénouement.



J'aurai raison de tes paupières paresseuses, Ninon. Je veux te dire aujourd'hui un conte si terrible, que tu ne les fermeras de huit jours. Écoute. La terreur est douce après un trop long sourire.



Quatre soldats, le soir de la victoire, avaient campé dans un coin désert du champ de bataille. L'ombre était venue, et ils soupaient joyeusement au milieu des morts.



Assis dans l'herbe, autour d'un brasier, ils grillaient sur les charbons des tranches d'agneau, qu'ils mangeaient saignantes encore. La lueur rouge du foyer les éclairait vaguement, projetant au loin leurs ombres gigantesques. Par instants, de pâles éclairs couraient sur les armes gisant auprès d'eux, et alors on apercevait dans la nuit des hommes qui dormaient les yeux ouverts.



Les soldats riaient avec de longs éclats, sans voir ces regards qui se fixaient sur eux. La journée avait été rude. Ne sachant ce que leur gardait le lendemain, ils fêtaient les vivres et le repos du moment.



La Nuit et la Mort volaient sur le champ de bataille, où leurs grandes ailes secouaient le silence et l'effroi.



Le repas achevé, Gneuss chanta. Sa voix sonore se brisait dans l'air morne et désolé: la chanson, joyeuse sur ses lèvres, sanglotait avec l'écho. Étonné de ces accents qui sortaient de sa bouche et qu'il ne connaissait point, le soldat chantait plus haut, quand un cri terrible, sorti de l'ombre, traversa l'espace.



Gneuss se tut, comme pris de malaise. Il dit à Elberg:



– Va donc voir quel cadavre s'éveille.



Elberg prit un tison enflammé et s'éloigna. Ses compagnons purent le suivre quelques instants à la lueur de la torche. Ils le virent se courber, interrogeant les morts, fouillant les buissons de son épée. Puis il disparut.



– Clérian, dit Gneuss après un silence, les loups rôdent ce soir: va chercher notre ami.



Et Clérian se perdit à son tour dans les ténèbres.



Gneuss et Flem, las d'attendre, s'enveloppèrent dans leurs manteaux, couchés tous deux auprès du brasier demi-éteint. Leurs yeux se fermaient, lorsque le même cri terrible passa sur leurs têtes. Flem se leva, silencieux, et marcha vers l'ombre où s'étaient effacés ses deux compagnons.



Alors Gneuss se trouva seul. Il eut peur, peur de ce gouffre noir, où courait un râle d'agonie. Il jeta dans le brasier des herbes sèches, espérant que la clarté du feu dissiperait son effroi. La flamme monta, sanglante, le sol fut éclairé d'un large cercle lumineux; dans ce cercle, les buissons dansaient fantastiquement, et les morts, qui dormaient à leur ombre, semblaient secoués par des mains invisibles.



Gneuss eut peur de la lumière. Il dispersa les branches enflammées, il les éteignit sous ses talons. Comme l'ombre retombait, plus pesante et plus épaisse, il frissonna, redoutant d'entendre passer le cri de mort. Il s'assit, puis se releva pour appeler ses compagnons. Les éclats de sa voix l'effrayèrent; il craignit d'avoir attiré sur lui l'attention des cadavres.



La lune parut, et Gneuss vit avec épouvante un pâle rayon glisser sur le champ de bataille. Maintenant la nuit n'en cachait plus l'horreur. La plaine dévastée, semée de débris et de morts, s'étendait devant le regard, couverte d'un linceul de lumière; et cette lumière, qui n'était pas le jour, éclairait les ténèbres, sans en dissiper les horreurs muettes.



Gneuss, debout, la sueur au front, eut la pensée de monter sur la colline éteindre le pâle flambeau des nuits. Il se demanda ce qu'attendaient les morts pour se dresser et venir l'entourer, maintenant qu'ils le voyaient. Leur immobilité devint une angoisse pour lui; dans l'attente de quelque événement terrible, il ferma les yeux.



Et, comme il était là, il sentit une chaleur tiède au talon gauche. Il se baissa vers le sol, il vit un mince ruisseau de sang qui fuyait sous ses pieds. Ce ruisseau, bondissant de cailloux en cailloux, coulait avec un gai murmure; il sortait de l'ombre, se tordait dans un rayon de lune, pour s'enfuir et retourner dans l'ombre; on eût dit un serpent aux noires écailles dont les anneaux glissaient et se suivaient sans fin. Gneuss recula sans pouvoir refermer les yeux; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le flot sanglant.



Il le vit se gonfler lentement, s'élargir dans son lit. Le ruisseau devint rivière, rivière lente et paisible qu'un enfant aurait franchie d'un élan. La rivière devint torrent et passa sur le sol avec un bruit sourd, rejetant sur les bords une écume rougeâtre. Le torrent devint fleuve, fleuve immense.



Ce fleuve emportait les cadavres; et c'était un horrible prodige que ce sang sorti des blessures en telle abondance qu'il charriait les morts.



Gneuss reculait toujours devant le flot qui montait. Ses regards n'apercevaient plus l'autre rive; il lui semblait que la vallée se changeait en lac.



Soudain, il se trouva adossé contre une rampe de roches; il dut s'arrêter dans sa fuite. Alors il sentit la vague battre ses genoux. Les morts qu'emportait le courant, l'insultaient au passage; chacune de leurs blessures devenait une bouche qui le raillait de son effroi. La mer épaisse montait, montait toujours; maintenant elle sanglotait autour de ses hanches. Il se dressa dans un suprême effort, se cramponna aux fentes des roches; les roches se brisèrent, il retomba, et le flot couvrit ses épaules.



La lune pâle et morne regardait cette mer où ses rayons s'éteignaient sans reflet. La lumière flottait dans le ciel. La nappe immense, toute d'ombre et de clameurs, paraissait l'ouverture béante d'un abîme.



La vague montait, montait; elle rougit de son écume les lèvres de



Gneuss.



II

A l'aube, Elberg en arrivant éveilla Gneuss qui dormait, la tête sur une pierre.



– Ami, dit-il, je me suis égaré dans les buissons. Comme je m'étais assis au pied d'un arbre, le sommeil m'a surpris et les yeux de mon âme ont vu se dérouler des scènes étranges, dont le réveil n'a pu dissiper le souvenir.



Le monde était à son enfance. Le ciel semblait un immense sourire. La terre, vierge encore, s'épanouissait aux rayons de mai, dans sa chaste nudité. Le brin d'herbe verdissait, plus grand que le plus grand de nos chênes: les arbres élargissaient dans l'air des feuillages qui nous sont inconnus. La sève coulait largement dans les veines du monde, et le flot s'en trouvait si abondant, que, ne pouvant se contenter des plantes, il ruisselait dans les entrailles des roches et leur donnait la vie.



Les horizons s'étendaient calmes et rayonnants. La sainte nature s'éveillait. Comme l'enfant qui s'agenouille au matin et remercie Dieu de la lumière, elle épanchait vers le ciel tous ses parfums, toutes ses chansons, parfums pénétrants, chansons ineffables, que mes sens pouvaient à peine supporter, tant l'impression en était divine.



La terre, douce et féconde, enfantait sans douleur. Les arbres à fruit croissaient à l'aventure, les champs de blé bordaient les chemins, comme font aujourd'hui les champs d'orties. On sentait dans l'air que la sueur humaine ne se mêlait point encore aux souffles du ciel. Dieu seul travaillait pour ses enfants.



L'homme, comme l'oiseau, vivait d'une nourriture providentielle. Il allait, bénissant Dieu, cueillant les fruits de l'arbre, buvant l'eau de la source, s'endormant le soir sous un abri de feuillage. Ses lèvres avaient horreur de la chair; il ignorait le goût du sang, il ne trouvait de saveurs qu'aux seuls mets que la rosée et le soleil préparaient pour ses repas.



C'est ainsi que l'homme restait innocent et que son innocence le sacrait roi des autres êtres de la création. Tout était concorde. Je ne sais quelle blancheur avait le monde, quelle paix suprême le berçait dans l'infini. L'aile des oiseaux ne battait pas pour la fuite; les forêts ne cachaient pas d'asiles dans leurs taillis. Toutes les créatures de Dieu vivaient au soleil, ne formant qu'un peuple, n'ayant qu'une loi, la bonté.



Moi, je marchais parmi ces êtres, au milieu de cette nature. Je me sentais devenir plus fort et meilleur. Ma poitrine aspirait longuement l'air du ciel. J'éprouvais, quittant soudain nos vents empestés pour ces brises d'un monde plus pur, la sensation délicieuse du mineur remontant au grand air.



Comme l'ange des rêves berçait toujours mon sommeil, voici ce que vit mon esprit dans une forêt où il s'était égaré.



Deux hommes suivaient un étroit sentier perdu sous le feuillage. Le plus jeune marchait en avant; l'insouciance chantait sur sa lèvre; son regard avait une caresse pour chaque brin d'herbe. Parfois, il se tournait pour sourire à son compagnon. Je ne sais à quelle douceur je reconnus que c'était là un sourire de frère.



Les lèvres et les yeux de l'autre homme restaient sombres et muets. Il couvait la nuque de l'adolescent d'un regard de haine, hâtant sa marche, trébuchant derrière lui. Il semblait poursuivre une victime qui ne fuyait pas.



Je le vis couper le tronc d'un arbre, qu'il façonna grossièrement en massue. Puis, craignant de perdre son compagnon, il courut, cachant son arme derrière lui. Le jeune homme, qui s'était assis pour l'attendre, se leva à son approche, et le baisa au front, comme après une longue absence.



Ils se remirent à marcher. Le jour baissait. L'enfant pressa le pas, en apercevant au loin, entre les derniers troncs de la forêt, les lignes tendres d'un coteau, jaune de l'adieu du soleil. L'homme sombre crut qu'il fuyait. Alors il leva le tronc d'arbre.



Son jeune frère se tournait. Une joyeuse parole d'encouragement était sur ses lèvres. Le tronc d'arbre lui écrasa la face, et le sang jaillit.



Le brin d'herbe qui en reçut la première goutte, la secoua avec horreur sur la terre. La terre but cette goutte, frémissante, épouvantée; un long cri de répugnance s'échappa de son sein, et le sable du sentier rendit le hideux breuvage en mousse sanglante.



Au cri de la victime, je vis les créatures se disperser sous le vent de l'effroi. Elles s'enfuirent par le monde, évitant les chemins frayés; elles se postèrent dans les carrefours, et les plus forts attaquèrent les plus faibles. Je les vis dans l'isolement polir leurs crocs et acérer leurs griffes. Le grand brigandage de la création commença.



Alors passa devant moi l'éternelle fuite. L'épervier fondit sur l'hirondelle, l'hirondelle dans son vol saisit le moucheron, le moucheron se posa sur le cadavre. Depuis le ver jusqu'au lion, tous les êtres se sentirent menacés. Le monde se mordit la queue et se dévora éternellement.



La nature elle-même, frappée d'horreur, eut une longue convulsion. Les lignes pures des horizons se brisèrent. Les aurores et les soleils couchants eurent de sanglants nuages; les eaux se précipitèrent avec d'éternels sanglots, et les arbres, tordant leurs branches, jetèrent chaque année des feuilles flétries à la terre.

 



III

Comme Elberg se taisait, Clérian parut. Il s'assit entre ses deux compagnons et leur dit:



– Je ne sais si j'ai vu ou si j'ai rêvé ce que je vais conter, tant le rêve avait de réalité, tant la réalité paraissait un rêve.



Je me suis trouvé sur un chemin qui traversait le monde. Il était bordé de villes, et les peuples le suivaient dans leurs voyages.



J'ai vu que les dalles en étaient noires. Mes pieds glissaient, et j'ai reconnu qu'elles étaient noires de sang. Dans sa largeur, le chemin s'inclinait en deux pentes; un ruisseau, coulant au centre, roulait une eau rouge et épaisse.



J'ai suivi ce chemin où la foule s'agitait. J'allais de groupe en groupe, regardant la vie passer devant moi.



Ici, des pères immolaient leurs filles dont ils avaient promis le sang à quelque dieu monstrueux. Les blondes têtes se penchaient sous le couteau, pâlissantes au baiser de la mort.



Là, des vierges frémissantes et fières se frappaient pour se dérober à de honteux embrassements, et la tombe servait de blanche robe à leur virginité.



Plus loin, des amantes mouraient sous les baisers. Celle-ci, pleurant son abandon, expirait sur le rivage, les yeux fixés sur les flots qui avaient emporté son coeur; celle-là, assassinée entre les bras de l'amant, s'envolait à son cou, emportés tous deux dans une éternelle étreinte.



Plus loin, des hommes, las d'ombre et de misère, envoyaient leurs âmes trouver dans un monde meilleur une liberté vainement cherchée sur cette terre.



Partout, les pieds des rois laissaient sur les dalles de sanglantes empreintes. Celui-ci a marché dans le sang de son frère; celui-là, dans le sang de son peuple; cet autre, dans le sang de son Dieu. Leurs pas rouges sur la poussière faisaient dire à la foule: Un roi a passé là.



Les prêtres égorgeaient les victimes; puis, penchés stupidement sur leurs entrailles palpitantes, prétendaient y lire les secrets du ciel. Ils portaient des épées sous leurs robes et prêchaient la guerre au nom de leur Dieu. Les peuples, à leur voix, se ruant les uns sur les autres, se dévoraient pour la glorification du Père commun.



L'humanité entière était ivre; elle battait les murs, elle se vautrait, sur les dalles souillées d'une boue hideuse. Les yeux fermés, tenant à deux mains un glaive à double tranchant, elle frappait dans la nuit et massacrait.



Un souffle humide de carnage passait sur la foule qui se perdait au loin dans un brouillard rougeâtre. Elle courait, emportée dans un élan d'épouvante, elle se roulait dans l'orgie avec des éclats de plus en plus furieux. Elle foulait aux pieds ceux qui tombaient, et faisait rendre aux blessures la dernière goutte de sang. Elle haletait de rage, maudissant le cadavre, dès qu'elle ne pouvait plus en arracher une plainte.



La terre buvait, buvait avidement; ses entrailles n'avaient plus de répugnance pour la liqueur âcre. Comme l'être avili par l'ivresse, elle se gorgeait de lie.



Je pressais le pas, ayant hâte de ne plus voir mes frères. Le noir chemin s'étendait toujours aussi vaste à chaque nouvel horizon; le ruisseau que je suivais semblait porter le flot sanglant à quelque mer inconnue.



Et comme j'avançais, je vis la nature devenir sombre et sévère. Le sein des plaines se déchirait profondément. Des blocs de rocher partageaient le sol en stériles collines et en vallons ténébreux. Les collines montaient, les vallons se creusaient de plus en plus; la pierre devenait montagne, le sillon se changeait en abîme.



Pas un feuillage, pas une mousse; des roches désolées, la tête blanchie par le soleil, les pieds ténébreux et mangés par l'ombre. Le chemin passait au milieu de ces roches, dans un silence de mort.



Enfin il fit un brusque détour, et je me trouvai dans un site funèbre.



Quatre montagnes, s'appuyant lourdement les unes sur les autres, formaient un immense bassin. Leurs flancs, roides et unis, qui s'élevaient, pareils aux murs d'une ville cyclopéenne, faisaient de l'enceinte un puits gigantesque dont la largeur emplissait l'horizon.



Et ce puits, dans lequel tombait le ruisseau, était plein de sang. La mer épaisse et tranquille montait lentement de l'abîme. Elle semblait dormir dans son lit de rochers. Le ciel la reflétait en nuées de pourpre.

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