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Son Excellence Eugène Rougon

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M. La Rouquette se tournait fréquemment pour voir l'heure; quand l'aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste désespéré; il manquait un rendez-vous. Côte à côte, M. Kahn et M. Béjuin restaient immobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes, passant des grands panneaux de velours vert au bas relief de marbre blanc, que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée, s'était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son banc une attitude superbe de taureau assoupi.

Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un mouvement rythmé et béat des épaules.

«Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corps législatif, dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne de sa parité d'origine avec l'empereur, laquelle lui donne presque un droit de famille de plus qu'aux autres corps de l'État de s'associer aux joies du souverain.

«Fils, comme lui, du libre vœu du peuple, le Corps législatif devient donc à cette heure la voix même de la nation pour offrir à l'auguste Enfant l'hommage d'un respect inaltérable, d'un dévouement à toute épreuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la Foi politique une religion dont on bénit les devoirs.» Cela devait approcher de la fin, du moment où il était question d'hommage, de religion et de devoirs. Les Charbonnel se risquèrent à échanger leurs impressions à voix basse, tandis que Mme Correur étouffait une légère toux dans son mouchoir. Mme Bouchard remonta discrètement au fond de la tribune du Conseil d'État, auprès de M. Jules d'Escorailles.

En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement:

«Nous vous proposons, messieurs, l'adoption pure et simple du projet de loi tel qu'il a été présenté par le Conseil d'État.» Et il s'assit, au milieu d'une grande rumeur.

«Très bien! très bien!» criait toute la salle.

Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dont l'attention souriante ne s'était pas démentie une minute, lança même un: «Vive l'empereur!» qui se perdit dans le bruit. Et l'on fit presque une ovation au colonel Jobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s'oubliant à applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toute l'extase des premières phrases reparaissait avec un débordement nouveau de congratulations.

C'était la fin de la corvée. D'un banc à l'autre, on échangeait des mots aimables, pendant qu'un flot d'amis se précipitaient vers le rapporteur, pour lui serrer énergiquement les deux mains.

Puis, dans le brouhaha, un mot domina bientôt.

«La délibération! la délibération!» Le président, debout au bureau, semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle subitement respectueuse, il dit:

«Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu'on passe immédiatement à la délibération.

– Oui, oui», appuya d'une seule clameur la Chambre entière.

Et il n'y eut pas de délibération. On vota tout de suite.

Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent adoptés par assis et levé. A peine le président achevait-il la lecture de l'article, que, du haut en bas des gradins, tous les députés se levaient d'un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulevés par un élan d'enthousiasme. Puis, les urnes circulèrent, des huissiers passèrent entre les bancs, recueillant les votes dans les boîtes de zinc. Le crédit de quatre cent mille francs était accordé à l'unanimité de deux cent trente-neuf voix.

«Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin, qui se mit à rire ensuite, croyant avoir lâché un mot spirituel…

– Il est trois heures passées, moi je file», murmura M. La Rouquette, en passant devant M. Kahn.

La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient les portes, semblaient disparaître dans les murs.

L'ordre du jour appelait des lois d'intérêt local. Bientôt, il n'y eut plus, sur les bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui n'avaient sans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors; ils continuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point où ils l'avaient laissée; et la séance s'acheva, ainsi qu'elle avait commencé, au milieu d'une tranquille indifférence.

Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif se fût complètement endormi, dans un coin de Paris muet.

«Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tâchez à la sortie de faire causer Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose.

– Tiens! vous avez raison, c'est Delestang, murmura M. Béjuin, en regardant le conseiller d'État assis à la gauche de Rougon. Je ne les reconnais jamais avec ces diables d'uniformes.

– Moi, je ne m'en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M. Kahn. Il faut que nous sachions.» Le président mettait aux voix un défilé interminable de projets de loi, que l'on votait par assis et levé. Les députés, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans cesser de causer, sans même cesser de dormir.

L'ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s'en allèrent. Seuls, les amis de Rougon restaient.

Ils espéraient encore qu'il parlerait.

Tout d'un coup, un député, avec des favoris corrects d'avoué de province, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de la machine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes.

«Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande à m'expliquer sur les motifs qui m'ont forcé à me séparer, bien malgré moi, de la majorité de la commission.» La voix état si aigre, si drôle, que la belle Clorinde étouffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces messieurs, l'étonnement grandissait. Qu'était-ce donc? pourquoi parlait-il? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le président venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le département des Pyrénées-Orientales à emprunter deux cent cinquante mille francs, pour la construction d'un palais de justice, à Perpignan. L'orateur, un conseiller général du département, parlait contre le projet de loi. Cela parut intéressant. On écouta.

Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec une prudence extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, le long desquelles il envoyait, des coups de chapeau à toutes les autorités imaginables. Mais les charges du département étaient lourdes; et il fit un tableau complet de la situation financière des Pyrénées Orientales. Puis, la nécessité d'un nouveau palais de justice ne lui semblait pas bien démontrée. Il parla ainsi près d'un quart d'heure. Quand il s'assit, il était très ému. Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa retomber lentement.

Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif, qui parla d'une voix nette, en homme sûr de son terrain. D'abord, il eut un mot de politesse pour son honorable collègue, avec lequel il avait le regret de n'être pas d'accord. Seulement, le département des Pyrénées Orientales était loin d'être aussi obéré qu'on voulait bien le dire; et il refit, avec d'autres chiffres, le tableau complet de la situation financière du département.

D'ailleurs, la nécessité d'un nouveau palais de justice ne pouvait être niée. Il donna des détails. L'ancien palais se trouvait situé dans un quartier si populeux, que le bruit des rues empêchait les juges d'entendre les avocats. En outre, il était trop petit: ainsi, lorsque les témoins, dans les procès de cour d'assises, étaient très nombreux, ils devaient se tenir sur un palier de l'escalier, ce qui les laissait en butte à des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lançant comme argument irrésistible que c'était le garde des sceaux lui-même qui avait provoqué la présentation du projet de loi.

Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, la nuque appuyée contre le banc d'acajou.

Depuis que la discussion était ouverte, sa carrure semblait s'alourdir encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir répliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout à fait, disant d'une voix pâteuse cette seule phrase:

«Monsieur le rapporteur a oublié d'ajouter que le ministre de l'Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projet de loi.» Il se laissa retomber, il s'abandonna de nouveau, dans son attitude de taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu un petit frémissement. L'orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut votée. Les quelques membres qui suivaient curieusement le débat, prirent des mines indifférentes.

Rougon avait parlé. D'une tribune à l'autre, le colonel Jobelin échangea un clignement d'yeux avec le ménage Charbonnel; pendant que Mme Correur s'apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa dernière tirade. Déjà M. d'Escorailles et Mme Bouchard s'en étaient allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en promenant un regard autour de l'hémicycle. La pluie ne battait plus les vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage. Sous la lumière salie, l'acajou des pupitres semblait noir; une buée d'ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés gardaient seuls une tache blanche; et, sur les marbres des soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques, le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne, mettaient des silhouettes raidies d'ombres chinoises. La séance, dans ce jour brusquement tombé, se noyait. «Bon Dieu! on meurt là-dedans», dit Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune.

Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins.

 

En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et Mme Correur.

«Nous l'attendons, dit le colonel; peut-être sortira-t-il par ici… En tout cas, j'ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu'ils viennent me donner des nouvelles.» Mme Correur s'était approchée de la comtesse Balbi.

Puis, d'une voix désolée:

«Ah! ce serait un grand malheur!» dit-elle, sans s'expliquer davantage.

Le colonel leva les yeux au ciel.

«Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un silence. L'empereur commettrait une faute.» Et le silence recommença. Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des pas perdus; mais un huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura:

«C'est crevant d'attendre.» Des soldats arrivaient. Le colonel annonça que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de l'escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l'un derrière l'autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria:

«Il n'en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec!

– Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l'oreille du bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui; autrement vous l'entendriez! Il faut qu'il s'échauffe.» Cependant, les soldats avaient formé une double haie, de la salle des séances à la galerie de la présidence, ouverte sur le vestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours battaient aux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir, portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l'épée à pommeau d'acier au côté. Puis, venait le président, qu'escortaient deux officiers. Les secrétaires du bureau et le secrétaire général de la présidence suivaient.

Quand le président passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en homme du monde, malgré la pompe du cortège.

«Ah! vous êtes là», dit M. Kahn qui accourait effaré.

Et bien que la salle des pas perdus fût alors interdite au public, il les fit tous entrer, il les mena dans l'embrasure d'une des grandes portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond.

«Je l'ai encore manqué! reprit-il. Il a filé par la rue de Bourgogne, pendant que je le guettais dans la salle du général Foy… Mais ça ne fait rien, nous allons tout de même savoir. J'ai lancé Béjuin aux trousses de Delestang.» Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix bonnes minutes. Les députés sortaient d'un air nonchalant, par les deux grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains s'attardaient à allumer un cigare.

D'autres, en petits groupes, stationnaient, riant, échangeant des poignées de main. Cependant, Mme Correur était allée contempler le groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en amère pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait peinte sur le cadre d'une fresque, comme envolée du tableau, la belle Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s'intéressait à ses bras et à sa gorge de déesse géante. Dans l'embrasure de la porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, à voix basse.

«Ah! voici Béjuin!» s'écria ce dernier.

Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respirait fortement.

«Eh bien? lui demanda-t-on.

– Eh bien, la démission est acceptée. Rougon se retire.» Ce fut un coup de massue. Un gros silence régna. Clorinde, qui nouait nerveusement un coin de son châle pour occuper ses doigts irrités, vit alors au fond du jardin la jolie Mme Bouchard qui marchait doucement au bras de M. d'Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ils étaient descendus avant les autres, ils avaient profité d'une porte ouverte; et, dans ces allées réservées aux méditations graves, sous la dentelle des feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela de la main.

«Le grand homme se retire», dit-elle à la jeune femme qui soudait.

Mme Bouchard lâcha brusquement le bras de son cavalier, toute pâle et sérieuse; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe consterné des amis de Rougon, protestait, en levant désespérément les bras au ciel, sans trouver un mot.

II

Le matin, au Moniteur, avait paru la démission de Rougon, qui se retirait pour «des raisons de santé». Il était venu après son déjeuner au conseil d'État, voulant dès le soir laisser la place nette à son successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président, assis devant l'immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il classait des papiers, qu'il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle rose. Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi dans la cavalerie.

«Donnez-moi une bougie allumée», demanda Rougon.

Et, comme l'huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.

«Merle, écoutez!.. Ne laissez entrer personne.

Entendez-vous, personne.

– Oui, monsieur le président», répondit l'huissier qui referma la porte sans bruit.

Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à l'autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait soigneusement les cartons.

«Ce brave Merle n'a pas lu le Moniteur, ce matin», murmura-t-il.

Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête magnifique, très chauve, mais d'une de ces calvities précoces qui plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives que les peintres d'imagination aiment à prêter aux grands hommes politiques.

«Merle vous est très dévoué», finit-il par dire.

Et il replongea la tête dans le carton qu'il fouillait.

Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie, puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin du bureau. Il les regarda brûler.

«Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a là des dossiers dans lesquels je puis seul me reconnaître.» Tous deux, alors, continuèrent leur besogne en silence, pendant un gros quart d'heure. Il faisait très beau, le soleil entrait par les trois grandes fenêtres donnant sur le quai. Une de ces fenêtres, entrouverte, laissait passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froissés, jetés sur le tapis, s'envolaient avec un léger bruit.

«Tenez, voyez donc ça», dit Delestang, en remettant à Rougon une lettre qu'il venait de trouver.

Rougon lut la lettre et l'alluma tranquillement à la bougie. C'était une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées, s'interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon remerciait Delestang d'être venu l'aider. Ce «bon ami» était le seul avec lequel il pût à l'aise laver le linge sale de ses cinq années de présidence. Il l'avait connu à l'Assemblée législative, où ils siégeaient tous les deux sur le même banc, côte à côte. C'était là qu'il avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant adorablement sot, creux et superbe. Il disait d'ordinaire, d'un air convaincu, «que ce diable de Delestang irait loin». Et il le poussait, se l'attachait par la reconnaissance, l'utilisait comme un meuble dans lequel il enfermait tout ce qu'il ne pouvait garder sur lui.

«Est-on bête, garde-t-on des papiers! murmura Rougon, en ouvrant un nouveau tiroir qui débordait.

– Voilà une lettre de femme», dit Delestang, avec un clignement d'yeux.

Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit la lettre, en protestant. Dès qu'il eut parcouru les premières lignes, il cria:

«C'est le petit d'Escorailles qui a égaré ça ici!.. De jolis chiffons encore, ces billets-là! On va loin, avec trois lignes de femme.» Et, pendant qu'il brûlait la lettre, il ajouta:

«Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes!» Delestang baissa le nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En 1851, il avait même failli compromettre son avenir politique; il adorait alors la femme d'un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire au mari, il votait avec l'opposition, contre l'Élysée. Aussi, au 2 Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s'enferma pendant deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu'on ne vînt l'arrêter d'une minute à l'autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à l'Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d'État. Delestang, fils d'un marchand de vin de Bercy, ancien avoué, propriétaire d'une ferme modèle près de Sainte-Menehould, était riche à plusieurs millions et habitait rue du Colisée un hôtel fort élégant.

«Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisait une pause à chaque mot, pour jeter des coups d'œil dans les dossiers. Quand les femmes ne vous mettent pas une couronne sur la tête, elles vous passent une corde au cou… A notre âge, voyez-vous, il faut soigner son cœur autant que son estomac.» A ce moment, un grand bruit s'éleva dans l'anti-chambre. On entendait la voix de Merle qui défendait la porte. Et, brusquement, un petit homme entra, en disant:

«Il faut que je lui serre la main, que diable! à ce cher ami.

– Tiens! Du Poizat!» s'écria Rougon sans se lever.

Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s'excuser, il lui ordonna de fermer la porte. Puis, tranquillement:

«Je vous croyais à Bressuire, vous… On lâche donc sa sous-préfecture comme une vieille maîtresse.» Du Poizat, mince, là mine chafouine, avec des dents très blanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules.

«Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demandé à dîner… Mais quand j'ai lu le Moniteur…» Il traîna un fauteuil devant le bureau, s'installa carrément en face de Rougon.

«Ah! çà! que se passe-t-il, voyons! Moi, j'arrive du fond des Deux-Sèvres… J'ai bien eu vent de quelque chose, là-bas. Mais j'étais loin de me douter… Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit?» Rougon, à son tour, haussa les épaules. Il était clair que Du Poizat avait appris là-bas sa disgrâce, et qu'il accourait, pour voir s'il n'y aurait pas moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu'à l'âme, en disant:

«Je vous aurais écrit ce soir… Donnez votre démission, mon brave.

– C'est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa démission», répondit simplement Du Poizat.

Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas, il aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d'une débâcle de cartons. Il alla en silence lui donner une poignée de main. Puis il tira de sa poche un cigare qu'il alluma à la bougie.

«On peut fumer, puisqu'on déménage, dit-il en s'installant de nouveau dans le fauteuil. C'est gai, de déménager!» Rougon s'absorbait dans une liasse de papiers, qu'il lisait avec une attention profonde. Il les triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat, la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de fumée, le regardait faire. Ils s'étaient connus quelques mois avant la révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez Mme Mélanie Correur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là en compatriote; il était né, ainsi que Mme Correur, à Coulonges, une petite ville de l'arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l'avait envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent francs par mois, bien qu'il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant à la petite semaine; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable dans le pays, qu'on l'accusait d'avoir trouvé un trésor, au fond d'une vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires inquiétants; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus délicates. Plus tard lorsque Rougon voulut entrer à l'Assemblée législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute lutte dans les Deux-Sèvres.

Puis, après le coup d'État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat, en le faisant nommer sous-préfet à Bressuire. Le jeune homme, âgé à peine de trente ans, avait voulu triompher dans son pays, à quelques lieues de son père, dont l'avarice le torturait depuis sa sortie du collège.

«Et le papa Du Poizat, comment va-t-il? demanda Rougon, sans lever les yeux.

 

– Trop bien, répondit l'autre carrément. Il a chassé sa dernière domestique, parce qu'elle mangeait trois livres de pain. Maintenant, il a deux fusils chargés derrière sa porte, et quand je vais le voir, il faut que je parlemente par-dessus le mur de la cour.»

Tout en causant, Du Poizat s'était penché, et il fouillait du bout des doigts dans la coupe de bronze, où traînaient des fragments de papier à demi consumés. Rougon s'étant aperçu de ce jeu, leva vivement la tête. Il avait toujours eu une légère peur de son ancien lieutenant dont les dents blanches mal rangées ressemblaient à celles d'un jeune loup. Sa grande préoccupation, autrefois, lorsqu'ils travaillaient ensemble, était de ne pas lui laisser entre les mains la moindre pièce compromettante. Aussi, en voyant qu'il cherchait à lire les mots restés intacts, jeta-t-il dans la coupe une poignée de lettres enflammées. Du Poizat comprit parfaitement.

Mais il eut un sourire, il plaisanta.

«C'est le grand nettoyage», murmura-t-il.

Et, prenant une paire de longs ciseaux, il s'en servit comme d'une paire de pincettes. Il rallumait à la bougie les lettres qui s'éteignaient; il faisait brûler en l'air les boules de papier trop serrées; il remuait les débris embrasés, comme s'il avait agité l'alcool flambant d'un bol de punch. Dans la coupe, des étincelles vives couraient; tandis qu'une fumée bleuâtre montait, roulait doucement jusqu'à la fenêtre ouverte. La bougie s'effarait par instants, puis brûlait avec une flamme toute droite, très haute.

«Votre bougie a l'air d'un cierge, dit encore Du Poizat en ricanant. Hein! quel enterrement, mon pauvre ami! comme on a des morts à coucher dans la cendre!» Rougon allait répondre, lorsqu'un nouveau bruit vint de l'anti-chambre. Merle, une seconde fois, défendait la porte. Et, comme les voix grandissaient: «Delestang, ayez donc l'obligeance de voir ce qui se passe, dit Rougon. Si je me montre, nous allons être envahis.» Delestang ouvrit prudemment la porte, qu'il referma derrière lui. Mais il passa presque aussitôt la tête, en murmurant:

«C'est Kahn qui est là.

– Eh bien, qu'il entre, dit Rougon. Mais lui seulement, entendez-vous!» Et il appela Merle pour lui renouveler ses ordres.

«Je vous demande pardon, mon cher ami, reprit-il en se tournant vers M. Kahn, quand l'huissier fut sorti.

Mais je suis si occupé… Asseyez-vous à côté de Du Poizat, et ne bougez plus; autrement, je vous flanque à la porte tous les deux.» Le député ne parut pas ému le moins du monde de cet accueil brutal. Il était fait au caractère de Rougon. Il prit un fauteuil, s'assit à côté de Du Poizat, qui allumait un second cigare. Puis, après avoir soufflé:

«Il fait déjà chaud… Je viens de la rue Marbeuf, je croyais vous trouver encore chez vous.» Rougon ne répondit rien, il y eut un silence. Il froissait des papiers, les jetait dans une corbeille, qu'il avait attirée près de lui.

«J'ai à causer avec vous, reprit M. Kahn.

– Causez, causez, dit Rougon. Je vous écoute.» Mais le député sembla tout d'un coup s'apercevoir du désordre qui régnait dans la pièce.

«Que faites-vous donc? demanda-t-il, avec une surprise parfaitement jouée. Vous changez de cabinet?» La voix était si juste, que Delestang eut la complaisance de se déranger pour mettre un Moniteur sous les yeux de M. Kahn.

«Ah! mon Dieu! cria ce dernier, dès qu'il eut jeté un regard sur le journal. Je croyais la chose arrangée d'hier soir. C'est un vrai coup de foudre… Mon cher ami…» Il s'était levé, il serrait les mains de Rougon. Celui-ci se taisait, en le regardant; sur sa grosse face, deux grands plis moqueurs coupaient les coins des lèvres. Et, comme Du Poizat prenait des airs indifférents, il les soupçonna de s'être vus le matin; d'autant plus que M. Kahn avait négligé de paraître étonné en apercevant le sous-préfet. L'un devait être venu au Conseil d'État, tandis que l'autre courait rue Marbeuf. De cette façon, ils étaient certains de ne pas le manquer.

«Alors, vous aviez quelque chose à me dire? reprit Rougon de son air paisible.

– Ne parlons plus de ça, mon cher ami! s'écria le député. Vous avez assez de tracas. Je n'irai bien sûr pas, dans un jour pareil, vous tourmenter encore avec mes misères.

– Non, ne vous gênez pas, dites toujours.

– Eh bien, c'est pour mon affaire, vous savez, pour cette maudite concession… Je suis même content que Du Poizat soit là. Il pourra nous fournir certains renseignements.» Et, longuement, il exposa le point où en était son affaire. Il s'agissait d'un chemin de fer de Niort à Angers, dont il caressait le projet depuis trois ans. La vérité était que cette voie ferrée passait à Bressuire, où il possédait des hauts fourneaux, dont elle devait décupler la valeur; jusque-là, les transports restaient difficiles, l'entreprise végétait. Puis, il y avait dans la mise en action du projet tout un espoir de pêche en eau trouble des plus productives. Aussi M. Kahn déployait-il une activité prodigieuse pour obtenir la concession; Rougon l'appuyait énergiquement, et la concession allait être accordée, lorsque M. de Marsy, ministre de l'Intérieur, fâché de n'être pas dans l'affaire, où il flairait des tripotages superbes, très désireux d'autre part d'être désagréable à Rougon, avait employé toute sa haute influence à combattre le projet. Il venait même, avec l'audace qui le rendait si redoutable, de faire offrir la concession par le ministre des Travaux Publics au directeur de la Compagnie de l'Ouest; et il répandait le bruit que la Compagnie seule pouvait mener à bien un embranchement dont les travaux demandaient des garanties sérieuses. M. Kahn allait être dépouillé. La chute de Rougon consommait sa ruine.

«J'ai appris hier, dit-il, qu'un ingénieur de la Compagnie était chargé d'étudier un nouveau tracé… Avez-vous eu vent de la chose, Du Poizat?

– Parfaitement, répondit le sous-préfet. Les études sont même commencées… On cherche à éviter le coude que vous faisiez, pour venir passer à Bressuire. La ligne filerait droit par Parthenay et par Thouars.» Le député eut un geste de découragement.

«C'est de la persécution, murmura-t-il. Qu'est-ce que ça leur ferait de passer devant mon usine?.. Mais je protesterai; j'écrirai un mémoire contre leur tracé… Je retourne à Bressuire avec vous.

– Non, ne m'attendez pas, dit Du Poizat en souriant.

Il paraît que je vais donner ma démission.»

M. Kahn se laissa aller dans un fauteuil, comme sous le coup d'une dernière catastrophe. Il frottait son collier de barbe à deux mains, il regardait Rougon d'un air suppliant. Celui-ci avait lâché ses dossiers. Les coudes sur le bureau, il écoutait.

«Vous voulez un conseil, n'est-ce pas? dit-il enfin d'une voix rude. Eh bien, faites les morts, mes bons amis; tâchez que les choses restent en l'état, et attendez que nous soyons les maîtres… Du Poizat va donner sa démission, parce que, s'il ne la donnait pas, il la recevrait avant quinze jours. Quant à vous, Kahn, écrivez à l'empereur, empêchez par tous les moyens que la concession ne soit accordée à la Compagnie de l'Ouest.

Vous ne l'obtiendrez certes pas, mais tant qu'elle ne sera à personne, elle pourra être à vous, plus tard.» Et, comme les deux hommes hochaient la tête:

«C'est tout ce que je puis pour vous, reprit-il plus brutalement. Je suis par terre, laissez-moi le temps de me relever. Est-ce que j'ai la mine triste? Non, n'est-ce pas? Eh bien, faites-moi le plaisir de ne plus avoir l'air de suivre mon convoi… Moi, je suis ravi de rentrer dans la vie privée. Enfin, je vais donc pouvoir me reposer un peu!» Il respira fortement, croisant les bras, berçant son grand corps. Et M. Kahn ne parla plus de son affaire. Il affecta l'air dégagé de Du Poizat, tenant à montrer une liberté d'esprit complète. Delestang avait attaqué un autre cartonnier; il faisait, derrière les fauteuils, un si petit bruit, qu'on eût dit, par instants; le bruit discret d'une bande de souris lâchées au milieu des dossiers.

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