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Thérèse Raquin

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Chapitre 20

Le matin, Laurent et Thérèse, chacun dans sa chambre, s’éveillèrent avec la même pensée de joie profonde: tous deux se dirent que leur dernière nuit de terreurétait finie. Ils ne coucheraient plus seuls, ils se défendraient mutuellement contre le noyé.

Thérèse regarda autour d’elle et eut unétrange sourire en mesurant des yeux son grand lit. Elle se leva, puis s’habilla lentement, en attendant Suzanne qui devait venir l’aider à faire sa toilette de mariée.

Laurent se mit sur son séant. Il resta ainsi quelques minutes, faisant ses adieux à son grenier qu’il trouvait ignoble. Enfin, il allait quitter ce chenil et avoir une femme à lui. Onétait en décembre. Il frissonnait. Il sauta sur le carreau, en se disant qu’il aurait chaud le soir.

Mme Raquin, sachant combien ilétait gêné, lui avait glissé dans la main, huit jours auparavant, une bourse contenant cinq cents francs, toutes seséconomies. Le jeune homme avait accepté carrément et s’était fait habiller de neuf. L’argent de la vieille mercière lui avait en outre permis de donner à Thérèse les cadeaux d’usage.

Le pantalon noir, l’habit, ainsi que le gilet blanc, la chemise et la cravate de fine toile, étaientétalés sur deux chaises. Laurent se savonna, se parfuma le corps avec un flacon d’eau de Cologne, puis il procéda minutieusement à sa toilette. Il voulaitêtre beau. Comme il attachait son faux col, un faux col haut et roide, iléprouva une souffrance vive au cou; le bouton du faux col luiéchappait des doigts, il s’impatientait, et il lui semblait que l’étoffe amidonnée lui coupait la chair. Il voulut voir, il leva le menton: alors, il aperçut la morsure de Camille toute rouge; le faux col avait légèrementécorché la cicatrice. Laurent serra les lèvres et devint pâle; la vue de cette tache, qui lui marbrait le cou, l’effraya et l’irrita, à cette heure. Il froissa le faux col, en choisit un autre qu’il mit avec mille précautions. Puis il acheva de s’habiller. Quand il descendit, ses vêtements neufs le tenaient tout roide; il n’osait tourner la tête, le cou emprisonné dans des toiles gommées. À chaque mouvement qu’il faisait, un pli de ces toiles pinçait la plaie que les dents du noyé avaient creusée dans sa chair. Ce fut en souffrant de ces sortes de piqûres aiguës qu’il monta en voiture et alla chercher Thérèse pour la conduire à la mairie et à l’église.

Il prit en passant un employé du chemin de fer d’Orléans et le vieux Michaud, qui devaient lui servir de témoins. Lorsqu’ils arrivèrent à la boutique, tout le monde était prêt: il y avait là Grivet et Olivier, témoins de Thérèse, et Suzanne, qui regardaient la mariée comme les petites filles regardent les poupées qu’elles viennent d’habiller. Mme Raquin, bien que ne pouvant plus marcher, voulut accompagner partout ses enfants. On la hissa dans une voiture, et l’on partit.

Tout se passa convenablement à la mairie et à l’église. L’attitude calme et modeste desépoux fut remarquée et approuvée. Ils prononcèrent le oui sacramentel avec une émotion qui attendrit Grivet lui-même. Ilsétaient comme dans un rêve. Tandis qu’ils restaient assis ou agenouillés côte à côte, tranquillement, des pensées furieuses les traversaient malgré eux et les déchiraient. Ilsévitèrent de se regarder en face. Quand ils remontèrent en voiture, il leur sembla qu’ilsétaient plusétrangers l’un à l’autre qu’auparavant.

Il avaitété décidé que le repas se ferait en famille, dans un petit restaurant, sur les hauteurs de Belleville. Les Michaud et Grivetétaient seuls invités. En attendant six heures, la noce se promena en voiture tout le long des boulevards; puis elle se rendit à la gargote où une table de sept couvertsétait dressée dans un cabinet peint en jaune, qui puait la poussière et le vin.

Le repas fut d’une gaieté médiocre. Lesépouxétaient graves, pensifs. Ilséprouvaient depuis le matin des sensationsétranges, dont ils ne cherchaient pas eux-mêmes à se rendre compte. Ils s’étaient trouvésétourdis, dès les premières heures, par la rapidité des formalités et de la cérémonie qui venaient de les lier à jamais. Puis, la longue promenade sur les boulevards les avait comme bercés et endormis; il leur semblait que cette promenade avait duré des mois entiers; d’ailleurs, ils s’étaient laissés aller sans impatience dans la monotonie des rues, regardant les boutiques et les passants avec des yeux morts, pris d’un engourdissement qui les hébétait et qu’ils tâchaient de secouer en essayant deséclats de rire. Quand ilsétaient entrés dans le restaurant, une fatigue accablante pesait à leursépaules, une stupeur croissante les envahissait.

Placés à table en face l’un de l’autre, ils souriaient d’un air contraint et retombaient toujours dans une rêverie lourde; ils mangeaient, ils répondaient, ils remuaient les membres comme des machines. Au milieu de la lassitude paresseuse de leur esprit, une même série de pensées fuyantes revenaient sans cesse. Ilsétaient mariés et ils n’avaient pas conscience d’un nouvelétat; cela lesétonnait profondément. Ils s’imaginaient qu’un abîme les séparait encore; par moments, ils se demandaient comment ils pourraient franchir cet abîme. Ils croyaientêtre avant le meurtre, lorsqu’un obstacle matériel se dressait entre eux. Puis, brusquement, ils se rappelaient qu’ils coucheraient ensemble, le soir, dans quelques heures; alors ils se regardaient, étonnés, ne comprenant plus pourquoi cela leur serait permis. Ils ne sentaient pas leur union, ils rêvaient au contraire qu’on venait de lesécarter violemment et de les jeter loin l’un de l’autre.

Les invités, qui ricanaient bêtement autour d’eux, ayant voulu les entendre se tutoyer, pour dissiper toute gêne, ils balbutièrent, ils rougirent, ils ne purent jamais se résoudre à se traiter en amants, devant le monde.

Dans l’attente leurs désirs s’étaient usés, tout le passé avait disparu. Ils perdaient leurs violents appétits de volupté, ils oubliaient même leur joie du matin, cette joie profonde qui les avait pris à la pensée qu’ils n’auraient plus peur désormais. Ilsétaient simplement las et ahuris de tout ce qui se passait; les faits de la journée tournaient dans leur tête, incompréhensibles et monstrueux. Ils restaient là, muets, souriants, n’attendant rien, n’espérant rien. Au fond de leur accablement, s’agitait une anxiété vaguement douloureuse.

Et Laurent, à chaque mouvement de son cou, éprouvait une cuisson ardente qui lui mordait la chair; son faux col coupait et pinçait la morsure de Camille. Pendant que le maire lui lisait le code, pendant que le prêtre lui parlait de Dieu, à toutes les minutes de cette longue journée, il avait senti les dents du noyé qui lui entraient dans la peau. Il s’imaginait par moments qu’un filet de sang lui coulait sur la poitrine et allait tacher de rouge la blancheur de son gilet.

Mme Raquin fut intérieurement reconnaissante auxépoux de leur gravité; une joie bruyante aurait blessé la pauvre mère; pour elle, son filsétait là, invisible, remettant Thérèse entre les mains de Laurent. Grivet n’avait pas les mêmes idées; il trouvait la noce triste, il cherchait vainement à l’égayer, malgré les regards de Michaud et d’Olivier, qui le clouaient sur sa chaise toutes les fois qu’il voulait se dresser pour dire quelque sottise. Il réussit cependant à se lever une fois. Il porta un toast.

«Je bois aux enfants de monsieur et de madame», dit-il d’un tonégrillard.

Il fallut trinquer. Thérèse et Laurentétaient devenus extrêmement pâles, en entendant la phrase de Grivet. Ils n’avaient jamais songé qu’ils auraient peut-être des enfants. Cette pensée les traversa comme un frisson glacial. Ils choquèrent leur verre d’un mouvement nerveux, ils s’examinèrent, surpris, effrayés d’être là, face à face.

On se leva de table de bonne heure. Les invités voulurent accompagner lesépoux jusqu’à la chambre nuptiale. Il n’était guère plus de neuf heures et demie lorsque la noce rentra dans la boutique du passage. La marchande de bijoux faux se trouvait encore au fond de son armoire devant la boîte garnie de velours bleu.

Elle leva curieusement la tête, regardant les nouveaux mariés avec un sourire. Ceux-ci surprirent son regard, et en furent terrifiés. Peut-être cette vieille femme avait-elle eu connaissance de leurs rendez-vous, autrefois, en voyant Laurent se glisser dans la petite allée.

Thérèse se retira presque sur-le-champ, avec Mme Raquin et Suzanne. Les hommes restèrent dans la salle à manger, tandis que la mariée faisait sa toilette de nuit. Laurent, mou et affaissé, n’éprouvait pas la moindre impatience; ilécoutait complaisamment les grosses plaisanteries du vieux Michaud et de Grivet, qui s’en donnaient à cœur joie, maintenant que les dames n’étaient plus là. Lorsque Suzanne et Mme Raquin sortirent de la chambre nuptiale, et que la vieille mercière dit d’une voixémue au jeune homme que sa femme l’attendait, il tressaillit, il resta un instant effaré; puis il serra fiévreusement les mains qu’on lui tendait, et il entra chez Thérèse en se tenant à la porte, comme un homme ivre.

Chapitre 21

Laurent ferma soigneusement la porte derrière lui, et demeura un instant appuyé contre cette porte, regardant dans la chambre d’un air inquiet et embarrassé.

Un feu clair flambait dans la cheminée, jetant de larges clartés jaunes qui dansaient au plafond et sur les murs. La pièce était ainsiéclairée d’une lueur vive et vacillante; la lampe, posée sur une table, pâlissait au milieu de cette lueur. Mme Raquin avait voulu arranger coquettement la chambre, qui se trouvait toute blanche et toute parfumée, comme pour servir de nid à de jeunes et fraîches amours; elle s’était plu à ajouter au lit quelques bouts de dentelle et à garnir de gros bouquets de roses les vases de la cheminée. Une chaleur douce, des senteurs tièdes traînaient. L’airétait recueilli et apaisé, pris d’une sorte d’engourdissement voluptueux. Au milieu du silence frissonnant, les pétillements du foyer jetaient de petits bruits secs. On eût dit un désert heureux, un coin ignoré, chaud et sentant bon, fermé à tous les cris du dehors, un de ces coins faits et apprêtés pour les sensualités et les besoins de mystère de la passion.

 

Thérèse était assise sur une chaise basse, à droite de la cheminée. Le menton dans la main, elle regardait les flammes vives, fixement. Elle ne tourna pas la tête quand Laurent entra. Vêtue d’un jupon et d’une camisole bordés de dentelle, elle était d’une blancheur crue sous l’ardente clarté du foyer. Sa camisole glissait, et un bout d’épaule passait, rose, à demi caché par une mèche noire de cheveux.

Laurent fit quelques pas sans parler. Ilôta son habit et son gilet. Quand il fut en manches de chemise, il regarda de nouveau Thérèse qui n’avait pas bougé. Il semblait hésiter. Puis il aperçut le bout d’épaule, et il se baissa en frémissant pour coller ses lèvres à ce morceau de peau nue. La jeune femme retira sonépaule en se retournant brusquement. Elle fixa sur Laurent un regard siétrange de répugnance et d’effroi, qu’il recula, troublé et malà l’aise, comme pris lui-même de terreur et de dégoût.

Laurent s’assit en face de Thérèse, de l’autre côté de la cheminée. Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, pendant cinq grandes minutes. Par instants, des jets de flammes rougeâtres s’échappaient du bois, et alors des reflets sanglants couraient sur le visage des meurtriers.

Il y avait près de deux ans que les amants ne s’étaient trouvés enfermés dans la même chambre, sans témoins, pouvant se livrer l’un à l’autre. Ils n’avaient plus eu de rendez-vous d’amour depuis le jour où Thérèse était venue rue Saint-Victor, apportant à Laurent l’idée du meurtre avec elle. Une pensée de prudence avait sevré leur chair. À peine s’étaient-ils permis de loin en loin un serrement de main, un baiser furtif. Après le meurtre de Camille, lorsque de nouveaux désirs les avaient brûlés, ils s’étaient contenus, attendant le soir des noces, se promettant des voluptés folles, lorsque l’impunité leur serait assurée. Et le soir des noces venait enfin d’arriver, et ils restaient face à face, anxieux, pris d’un malaise subit. Ils n’avaient qu’à allonger les bras pour se presser dans une étreinte passionnée, et leurs bras semblaient mous, comme déjà las et rassasiés d’amour. L’accablement de la journée lesécrasait de plus en plus. Ils se regardaient sans désir, avec un embarras peureux, souffrant de rester ainsi silencieux et froids. Leurs rêves brûlants aboutissaient à une étrange réalité: il suffisait qu’il eussent réussi à tuer Camille et à se marier ensemble, il suffisait que la bouche de Laurent eût effleuré l’épaule de Thérèse, pour que leur luxure fût contentée jusqu’à l’écœurement et à l’épouvante.

Ils se mirent à chercher désespérément en eux un peu de cette passion qui les brûlait jadis. Il leur semblait que leur peauétait vide de muscles, vide de nerfs. Leur embarras, leur inquiétude croissaient; ils avaient une mauvaise honte de rester ainsi muets et mornes en face l’un de l’autre. Ils auraient voulu avoir la force de s’étreindre et de se briser, afin de ne point passer à leurs propres yeux pour des imbéciles. Hé quoi! ils s’appartenaient, ils avaient tué un homme et joué une atroce comédie pour pouvoir se vautrer avec impudence dans un assouvissement de toutes les heures, et ils se tenaient là, aux deux coins d’une cheminée, roides, épuisés, l’esprit troublé, la chair morte. Un tel dénouement finit par leur paraître d’un ridicule horrible et cruel. Alors Laurent essaya de parler d’amour, d’évoquer les souvenirs d’autrefois, faisant appelà son imagination pour ressusciter ses tendresses.

«Thérèse, dit-il en se penchant vers la jeune femme, te souviens-tu de nos après-midi dans cette chambre?… je venais par cette porte… Aujourd’hui, je suis entré par celle-ci… Nous sommes libres, nous allons pouvoir nous aimer en paix.»

Il parlait d’une voix hésitante, mollement. La jeune femme, accroupie sur la chaise basse, regardait toujours la flamme, songeuse, n’écoutant pas. Laurent continua:

«Te rappelles-tu? J’avais un rêve, je voulais passer une nuit entière avec toi, m’endormir dans tes bras et me réveiller le lendemain sous tes baisers. Je vais contenter ce rêve.»

Thérèse fit un mouvement, comme surprise d’entendre une voix qui balbutiait à ses oreilles; elle se tourna vers Laurent sur le visage duquel le foyer envoyait en ce moment un large reflet rougeâtre; elle regarda ce visage sanglant, et frissonna.

Le jeune homme reprit, plus troublé, plus inquiet:

«Nous avons réussi, Thérèse, nous avons brisé tous les obstacles, et nous nous appartenons… L’avenir est à nous, n’est-ce pas? un avenir de bonheur tranquille, d’amour satisfait… Camille n’est plus là…»

Laurent s’arrêta, la gorge sèche, étranglant, ne pouvant continuer. Au nom de Camille, Thérèse avait reçu un choc aux entrailles. Les deux meurtriers se contemplèrent, hébétés, pâles et tremblants. Les clartés jaunes du foyer dansaient toujours au plafond et sur les murs, l’odeur tiède des roses traînait, les pétillements du bois jetaient de petits bruits secs dans le silence.

Les souvenirsétaient lâchés. Le spectre de Camille venait de s’asseoir entre les nouveauxépoux, en face du feu qui flambait. Thérèse et Laurent retrouvaient la senteur froide et humide du noyé dans l’air chaud qu’ils respiraient; ils se disaient qu’un cadavre était là, près d’eux, et ils s’examinaient l’un l’autre, sans oser bouger. Alors toute la terrible histoire de leur crime se déroula au fond de leur mémoire. Le nom de leur victime suffit pour les emplir du passé, pour les obliger à vivre de nouveau les angoisses de l’assassinat. Ils n’ouvrirent pas les lèvres, ils se regardèrent, et tous deux eurent à la fois le même cauchemar, tous deux entamèrent mutuellement des yeux la même histoire cruelle. Cetéchange de regards terrifiés, ce récit muet qu’ils allaient se faire du meurtre, leur causa une appréhension aiguë, intolérable. Leurs nerfs qui se tendaient les menaçaient d’une crise; ils pouvaient crier, se battre peut-être. Laurent, pour chasser les souvenirs, s’arracha violemment à l’extase épouvantée qui le tenait sous le regard de Thérèse; il fit quelques pas dans la chambre; il retira ses bottes et mit des pantoufles; puis il revint s’asseoir au coin de la cheminée, il essaya de parler de choses indifférentes.

Thérèse comprit son désir. Elle s’efforça de répondre à ses questions. Ils causèrent de la pluie et du beau temps. Ils voulurent se forcer à une causerie banale. Laurent déclara qu’il faisait chaud dans la chambre, Thérèse dit que cependant des courants d’air passaient sous la petite porte de l’escalier. Et ils se retournèrent vers la petite porte avec un frémissement subit. Le jeune homme se hâta de parler des roses, du feu, de tout ce qu’il voyait; la jeune femme faisait effort, trouvait des monosyllabes, pour ne pas laisser tomber la conversation. Ils s’étaient reculés l’un de l’autre; ils prenaient des airs dégagés; ils tâchaient d’oublier qui ilsétaient et de se traiter comme desétrangers qu’un hasard quelconque aurait mis face à face.

Et malgré eux, par unétrange phénomène, tandis qu’ils prononçaient des mots vides, ils devinaient mutuellement les pensées qu’ils cachaient sous la banalité de leurs paroles. Ils songeaient invinciblement à Camille. Leurs yeux se continuaient le récit du passé; ils tenaient toujours du regard une conversation suivie et muette, sous leur conversation à haute voix qui se traînait au hasard. Les mots qu’ils jetaientç à et là ne signifiaient rien, ne se liaient pas entre eux, se démentaient; tout leurêtre s’employait à l’échange silencieux de leurs souvenirsépouvantés. Lorsque Laurent parlait des roses ou du feu, d’une chose ou d’une autre, Thérèse entendait parfaitement qu’il lui rappelait la lutte dans la barque, la chute sourde de Camille; et, lorsque Thérèse répondait un oui ou un non à une question insignifiante, Laurent comprenait qu’elle disait se souvenir ou ne pas se souvenir d’un détail du crime. Ils causaient ainsi, à cœur ouvert, sans avoir besoin de mots, parlant d’autre chose.

N’ayant d’ailleurs pas conscience des paroles qu’ils prononçaient, ils suivaient leurs pensées secrètes, phrase à phrase; ils auraient pu brusquement continuer leurs confidences à voix haute, sans cesser de se comprendre. Cette sorte de divination, cet entêtement de leur mémoire à leur présenter sans cesse l’image de Camille les affolaient peu à peu; ils voyaient bien qu’ils se devinaient, et que, s’ils ne se taisaient pas, les mots allaient monter d’eux-mêmes à leur bouche, nommer le noyé, décrire l’assassinat. Alors ils serrèrent fortement les lèvres, ils cessèrent leur causerie.

Et dans le silence accablant qui se fit, les deux meurtriers s’entretinrent encore de leur victime. Il leur sembla que leurs regards pénétraient mutuellement leur chair et enfonçaient en eux des phrases nettes et aiguës. Par moment, ils croyaient s’entendre parler à voix haute; leur sens se faussaient, la vue devenait une sorte d’ouïe, étrange et délicate; ils lisaient si nettement leurs pensées sur leurs visages, que ces pensées prenaient un sonétrange, éclatant, qui secouait tout leur organisme. Ils ne se seraient pas mieux entendus s’ils s’étaient crié d’une voix déchirante: «Nous avons tué Camille, et son cadavre est là, étendu entre nous, glaçant nos membres.» Et les terribles confidences allaient toujours, plus visibles, plus retentissantes, dans l’air calme et moite de la chambre.

Laurent et Thérèse avaient commencé le récit muet au jour de leur première entrevue dans la boutique. Puis les souvenirsétaient venus un à un, en ordre; ils s’étaient conté les heures de volupté, les moments d’hésitation et de colère, le terrible instant du meurtre. C’est alors qu’ils avaient serré les lèvres, cessant de causer de ceci et de cela, par crainte de nommer tout à coup Camille sans le vouloir. Et leurs pensées, ne s’arrêtant pas, les avaient promenés ensuite dans les angoisses, dans l’attente peureuse qui avait suivi l’assassinat. Ils arrivèrent ainsi à songer au cadavre du noyéétalé sur une dalle de la morgue. Laurent, dans un regard, dit toute sonépouvante à Thérèse, et Thérèse poussée à bout, obligée par une main de fer de desserrer les lèvres, continua brusquement la conversation à voix haute:

«Tu l’as vu à la morgue?» demanda-t-elle à Laurent, sans nommer Camille.

Laurent paraissait s’attendre à cette question. Il la lisait depuis un moment sur le visage blanc de la jeune femme.

«Oui», répondit-il d’une voixétranglée.

Les meurtriers eurent un frisson. Ils se rapprochèrent du feu; ilsétendirent leurs mains devant la flamme, comme si un souffle glacé eût subitement passé dans la chambre chaude. Ils gardèrent un instant le silence, pelotonnés, accroupis. Puis Thérèse reprit sourdement:

«Paraissait-il avoir beaucoup souffert?»

Laurent ne put répondre. Il fit un geste d’effroi, comme pourécarter une vision ignoble. Il se leva, alla vers le lit, et revint avec violence, les bras ouverts, s’avançant vers Thérèse.

«Embrasse-moi», lui dit-il en tendant le cou.

Thérèse s’était levée, toute pâle dans sa toilette de nuit; elle se renversait à demi, le coude posé sur le marbre de la cheminée. Elle regarda le cou de Laurent. Sur la blancheur de la peau, elle venait d’apercevoir une tache rose. Le flot de sang qui montait, agrandit cette tache, qui devint d’un rouge ardent.

«Embrasse-moi, embrasse-moi», répétait Laurent, le visage et le cou en feu.

La jeune femme renversa la tête davantage, pouréviter un baiser, et, appuyant le bout de son doigt sur la morsure de Camille, elle demanda à son mari:

«Qu’as-tu là? Je ne te connaissais pas cette blessure.»

Il sembla à Laurent que le doigt de Thérèse lui trouait la gorge. Au contact de ce doigt, il eut un brusque mouvement de recul, en poussant un léger cri de douleur.

«Ça, dit-il en balbutiant,ça…»

Il hésita, mais il ne put mentir, il dit la vérité malgré lui.

«C’est Camille qui m’a mordu, tu sais, dans la barque. Ce n’est rien, c’est guéri… Embrasse-moi, embrasse-moi.»

Et le misérable tendait son cou qui le brûlait. Il désirait que Thérèse le baisât sur la cicatrice, il comptait que le baiser de cette femme apaiserait les mille piqûres qui lui déchiraient la chair. Le menton levé, le cou en avant, il s’offrait. Thérèse, presque couchée sur le marbre de la cheminée, fit un geste de suprême dégoût et s’écria d’une voix suppliante:

«Oh! non, pas là… Il y a du sang.»

Elle retomba sur la chaise basse, frémissante, le front entre les mains. Laurent resta stupide. Il abaissa le menton, il regarda vaguement Thérèse. Puis, tout d’un coup, avec une étreinte de bête fauve, il lui prit la tête dans ses larges mains, et, de force, lui appliqua les lèvres sur son cou, sur la morsure de Camille. Il garda, ilécrasa un instant cette tête de femme contre sa peau. Thérèse s’était abandonnée, elle poussait des plaintes sourdes, elle étouffait sur le cou de Laurent. Quand elle se fut dégagée de ses doigts, elle s’essuya violemment la bouche, elle cracha dans le foyer. Elle n’avait pas prononcé une parole.

 

Laurent, honteux de sa brutalité, se mit à marcher lentement, allant du lit à la fenêtre. La souffrance seule, l’horrible cuisson lui avait fait exiger un baiser de Thérèse, et, quand les lèvres de Thérèse s’étaient trouvées froides sur la cicatrice brûlante, il avait souffert davantage. Ce baiser obtenu par la violence venait de le briser. Pour rien au monde, il n’aurait voulu en recevoir un second, tant le choc avaitété douloureux. Et il regardait la femme avec laquelle il devait vivre et qui frissonnait, pliée devant le feu, lui tournant le dos; il se répétait qu’il n’aimait plus cette femme et que cette femme ne l’aimait plus. Pendant près d’une heure, Thérèse resta affaissée, Laurent se promena de long en large, silencieusement. Tous deux s’avouaient avec terreur que leur passionétait morte, qu’ils avaient tué leurs désirs en tuant Camille. Le feu se mourait doucement; un grand brasier rose luisait sur les cendres. Peu à peu la chaleurétait devenue étouffante dans la chambre; les fleurs se fanaient, alanguissant l’airépais de leurs senteurs lourdes.

Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. Comme il se tournait, revenant de la fenêtre au lit, il vit Camille dans un coin plein d’ombre, entre la cheminée et l’armoire à glace. La face de sa victime était verdâtre et convulsionnée, telle qu’il l’avait aperçue sur une dalle de la morgue. Il demeura cloué sur le tapis, défaillant, s’appuyant contre un meuble. Au râle sourd qu’il poussa, Thérèse leva la tête.

«Là, là», disait Laurent d’une voix terrifiée.

Le bras tendu, il montrait le coin d’ombre dans lequel il apercevait le visage sinistre de Camille. Thérèse, gagnée par l’épouvante, vint se serrer contre lui.

«C’est son portrait, murmura-t-elle à voix basse, comme si la figure peinte de son ancien mari eût pu l’entendre.

– Son portrait, répéta Laurent dont les cheveux se dressaient.

– Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante devait le prendre chez elle, à partir d’aujourd’hui. Elle aura oublié de le décrocher.

– Bien sûr, c’est son portrait…»

Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son trouble, il oubliait qu’il avait lui-même dessiné ces traits heurtés, étalé ces teintes sales qui l’épouvantaient. L’effroi lui faisait voir le tableau tel qu’ilétait, ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un fond noir une face grimaçante de cadavre. Sonœuvre l’étonnait et l’écrasait par sa laideur atroce; il y avait surtout les deux yeux blancs flottant dans les orbites molles et jaunâtres, qui lui rappelaient exactement les yeux pourris du noyé de la morgue. Il resta un moment haletant, croyant que Thérèse mentait pour le rassurer. Puis il distingua le cadre, il se calma peu à peu.

«Va le décrocher, dit-il tout bas à la jeune femme.

– Oh! non, j’ai peur», répondit celle-ci avec un frisson.

Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadre disparaissait, il ne voyait plus que les deux yeux blancs qui se fixaient sur lui longuement.

«Je t’en prie, reprit-il en suppliant sa compagne, va le décrocher.

– Non, non.

– Nous le tournerons contre le mur, nous n’aurons plus peur.

– Non, je ne puis pas.»

Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune femme vers la toile, se cachait derrière elle, pour se dérober aux regards du noyé. Elle s’échappa, et il voulut payer d’audace; il s’approcha du tableau, levant la main, cherchant le clou. Mais le portrait eut un regard siécrasant, si ignoble, si long, que Laurent, après avoir voulu lutter de fixité avec lui, fut vaincu et recula, accablé, en murmurant:

«Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons pas… Ta tante le décrochera demain.»

Il reprit sa marche de long en large, baissant la tête, sentant que le portrait le regardait, le suivait des yeux. Il ne pouvait s’empêcher, par instants, de jeter un coup d’œil du côté de la toile; alors, au fond de l’ombre, il apercevait toujours les regards ternes et morts du noyé. La pensée que Camille était là, dans un coin, le guettant, assistant à sa nuit de noces, les examinant, Thérèse et lui, acheva de rendre Laurent fou de terreur et de désespoir.

Un fait, dont tout autre aurait souri, lui fit perdre entièrement la tête. Comme il se trouvait devant la cheminée, il entendit une sorte de grattement. Il pâlit, il s’imagina que ce grattement venait du portrait, que Camille descendait de son cadre. Puis il comprit que le bruit avait lieu à la petite porte donnant sur l’escalier. Il regarda Thérèse que la peur reprenait.

«Il y a quelqu’un dans l’escalier, murmura-t-il. Qui peut venir par-là?»

La jeune femme ne répondit pas. Tous deux songeaient au noyé, une sueur glacée mouillait leurs tempes. Ils se réfugièrent au fond de la chambre, s’attendant à voir la porte s’ouvrir brusquement en laissant tomber sur le carreau le cadavre de Camille. Le bruit continuant plus sec, plus irrégulier, ils pensèrent que leur victime écorchait le bois avec ses ongles pour entrer. Pendant près de cinq minutes, ils n’osèrent bouger. Enfin un miaulement se fit entendre. Laurent, en s’approchant, reconnut le chat tigré de Mme Raquin, qui avaitété enfermé par mégarde dans la chambre, et qui tentait d’en sortir en secouant la petite porte avec ses griffes. François eut peur de Laurent; d’un bond, il sauta sur une chaise; le poil hérissé, les pattes roidies, il regardait son nouveau maître en face, d’un air dur et cruel. Le jeune homme n’aimait pas les chats, François l’effrayait presque. Dans cette heure de fièvre et de crainte, il crut que le chat allait lui sauter au visage pour venger Camille. Cette bête devait tout savoir: il y avait des pensées dans ses yeux ronds, étrangement dilatés. Laurent baissa les paupières, devant la fixité de ces regards de brute. Comme il allait donner un coup de pied à François:

«Ne lui fais pas de mal», s’écria Thérèse.

Ce cri lui causa une étrange impression. Une idée absurde lui emplit la tête.

«Camille est entré dans ce chat, pensa-t-il. Il faudra que je tue cette bête… Elle a l’air d’une personne.»

Il ne donna pas le coup de pied, craignant d’entendre François lui parler avec le son de voix de Camille. Puis il se rappela les plaisanteries de Thérèse, aux temps de leurs voluptés, lorsque le chatétait témoin des baisers qu’ilséchangeaient. Il se dit alors que cette bête en savait trop et qu’il fallait la jeter par la fenêtre. Mais il n’eut pas le courage d’accomplir son dessein. François gardait une attitude de guerre; les griffes allongées, le dos soulevé par une irritation sourde, il suivait les moindres mouvements de son ennemi avec une tranquillité superbe. Laurent fut gêné par l’éclat métallique de ses yeux; il se hâta de lui ouvrir la porte de la salle à manger, et le chat s’enfuit en poussant un miaulement aigu.

Thérèse s’était assise de nouveau devant le foyeréteint. Laurent reprit sa marche du lit à la fenêtre. C’est ainsi qu’ils attendirent le jour. Ils ne songèrent pas à se coucher; leur chair et leur cœurétaient bien morts. Un seul désir les tenait, le désir de sortir de cette chambre où ilsétouffaient. Ilséprouvaient un véritable malaise àêtre enfermés ensemble, à respirer le même air; ils auraient voulu qu’il y eût là quelqu’un pour rompre leur tête- à-tête, pour les tirer de l’embarras cruel où ilsétaient, en restant l’un devant l’autre sans parler, sans pouvoir ressusciter leur passion. Leurs longs silences les torturaient; ces silencesétaient lourds de plaintes amères et désespérées, de reproches muets, qu’ils entendaient distinctement dans l’air tranquille.

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