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Thérèse Raquin

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En haut, sur la terrasse, les souffles de la rivière chassaient les odeurs de graillon. Thérèse, appuyée contre la balustrade, regardait sur le quai. À droite et à gauche, s’étendaient deux files de guinguettes et de baraques de foire; sous les tonnelles, entre les feuilles rares et jaunes, on apercevait la blancheur des nappes, les taches noires des paletots, les jupeséclatantes des femmes; les gens allaient et venaient, nu-tête, courant et riant; et, au bruit criard de la foule, se mêlaient les chansons lamentables des orgues de Barbarie. Une odeur de friture et de poussière traînait dans l’air calme.

Au-dessous de Thérèse, des filles du quartier Latin, sur un tapis de gazon usé, tournaient, en chantant une ronde enfantine. Le chapeau tombé sur lesépaules, les cheveux dénoués, elles se tenaient par la main, jouant comme des petites filles. Elles retrouvaient un filet de voix fraîche, et leurs visages pâles, que des caresses brutales avaient martelés, se coloraient tendrement de rougeurs de vierges. Dans leurs grands yeux impurs, passaient des humidités attendries. Desétudiants, fumant des pipes de terre blanche, les regardaient tourner en leur jetant des plaisanteries grasses.

Et, au-delà, sur la Seine, sur les coteaux, descendait la sérénité du soir, un air bleuâtre et vague qui noyait les arbres dans une vapeur transparente.

«Eh bien! cria Laurent en se penchant sur la rampe de l’escalier, garçon, et ce dîner?»

Puis, comme se ravisant:

«Dis donc, Camille, ajouta-t-il, si nous allions faire une promenade sur l’eau, avant de nous mettre à table?…On aurait le temps de faire rôtir notre poulet. Nous allons nous ennuyer pendant une heure à attendre.

– Comme tu voudras, répondit nonchalamment Camille… Mais Thérèse a faim.

– Non, non, je puis attendre», se hâta de dire la jeune femme, que Laurent regardait avec des yeux fixes.

Ils redescendirent tous trois. En passant devant le comptoir, il retinrent une table, ils s’arrêtèrent un menu, disant qu’ils seraient de retour dans une heure. Comme le cabaretier louait des canots, ils le prièrent de venir en détacher un. Laurent choisit une mince barque, dont la légèreté effraya Camille.

«Diable, dit-il, il ne va pas falloir remuer là-dedans. On ferait un fameux plongeon.»

La véritéétait que le commis avait une peur horrible de l’eau. À Vernon, sonétat maladif ne lui permettait pas, lorsqu’ilétait enfant, d’aller barboter dans la Seine; tandis que ses camarades d’école couraient se jeter en pleine rivière, il se couchait entre deux couvertures chaudes. Laurentétait devenu un nageur intrépide, un rameur infatigable; Camille avait gardé cette épouvante que les enfants et les femmes ont des eaux profondes. Il tâta du pied le bout du canot, comme pour s’assurer de sa solidité.

«Allons, entre donc, lui cria Laurent en riant…Tu trembles toujours.»

Camille enjamba le bord et alla, en chancelant, s’asseoir à l’arrière. Quand il sentit les planches sous lui, il prit ses aises, il plaisanta, pour faire acte de courage.

Thérèse était demeurée sur la rive, grave et immobile, à côté de son amant qui tenait l’amarre. Il se baissa, et, rapidement, à voix basse:

«Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à l’eau… Obéis-moi… Je réponds de tout.»

La jeune femme devint horriblement pâle. Elle resta comme clouée au sol. Elle se raidissait, les yeux agrandis.

«Entre donc dans la barque», murmura encore Laurent.

Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait en elle. Elle tendait sa volonté de toutes ses forces, car elle avait peur d’éclater en sanglots et de tomber à terre.

«Ah! ah! cria Camille… Laurent, regarde donc Thérèse… C’est elle qui a peur!… Elle entrera, elle n’entrera pas…»

Il s’étaitétalé sur le banc de l’arrière, les deux coudes contre les bords du canot, et se dandinait avec fanfaronnade. Thérèse lui jeta un regardétrange; les ricanements de ce pauvre homme furent comme un coup de fouet qui la cingla et la poussa. Brusquement, elle sauta dans la barque. Elle resta à l’avant. Laurent prit les rames. Le canot quitta la rive, se dirigeant vers lesîles avec lenteur.

Le crépuscule venait. De grandes ombres tombaient des arbres, et les eauxétaient noires sur les bords. Au milieu de la rivière, il y avait de larges traînées d’argent pâle. La barque fut bientôt en pleine Seine. là, tous les bruits des quais s’adoucissaient; les chants, les cris arrivaient, vagues et mélancoliques, avec des langueurs tristes. On ne sentait plus l’odeur de friture et de poussière. Des fraîcheurs traînaient. Il faisait froid.

Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot au fil du courant.

En face, se dressait le grand massif rougeâtre desîles. Les deux rives, d’un brun sombre taché de gris, étaient comme deux larges bandes qui allaient se rejoindre à l’horizon. L’eau et le ciel semblaient coupés dans la même étoffe blanchâtre. Rien n’est plus douloureusement calme qu’un crépuscule d’automne. Les rayons pâlissent dans l’air frissonnant, les arbres vieillis jettent leurs feuilles. La campagne, brûlée par les rayons ardents de l’été, sent la mort venir avec les premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de haut, apportant des linceuls dans son ombre.

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la barque qui coulait avec l’eau, ils regardaient les dernières lueurs quitter les hautes branches. Ils approchaient desîles. Les grandes masses rougeâtres devenaient sombres; tout le paysage se simplifiait dans le crépuscule; la Seine, le ciel, lesîles, les coteaux n’étaient plus que des taches brunes et grises qui s’effaçaient au milieu d’un brouillard laiteux.

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la tête au-dessus de l’eau, trempa ses mains dans la rivière.

«Fichtre! que c’est froid! s’écria-t-il. Il ne ferait pas bon de piquer une tête dans ce bouillon-là.»

Laurent ne répondit pas. Depuis un instant il regardait les deux rives avec inquiétude; il avançait ses grosses mains sur ses genoux, en serrant les lèvres. Thérèse, roide, immobile, la tête un peu renversée, attendait.

La barque allait s’engager dans un petit bras, sombre etétroit, s’enfonçant entre deuxîles. On entendait, derrière l’une desîles, les chants adoucis d’une équipe de canotiers qui devaient remonter la Seine. Au loin, en amont, la rivière était libre.

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps.

Le commiséclata de rire.

«Ah! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces plaisanteries-là… Voyons, finis: tu vas me faire tomber.

Laurent serra plus fort, donna une secousse. Camille se tourna et vit la figure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit pas; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une main rude qui le serrait à la gorge. Avec l’instinct d’une bête qui se défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au bord de la barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes.

«Thérèse! Thérèse!» appela-t-il d’une voixétouffée et sifflante.

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains à un banc du canot qui craquait et dansait sur la rivière. Elle ne pouvait fermer les yeux; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le spectacle horrible de la lutte. Elle était rigide, muette.

«Thérèse! Thérèse!» appela de nouveau le malheureux qui râlait.

À ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs se détendaient. La crise qu’elle redoutait la jeta toute frémissante au fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d’une main à la gorge. Il finit par l’arracher de la barque à l’aide de son autre main. Il le tenait en l’air, ainsi qu’un enfant, au bout de ses bras vigoureux. Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa victime, folle de rage et d’épouvante, se tordit, avança les dents et les enfonça dans ce cou. Et lorsque le meurtrier, retenant un cri de souffrance, lança brusquement le commis à la rivière, les dents de celui-ci lui emportèrent un morceau de chair.

Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux ou trois fois sur l’eau, jetant des cris de plus en plus sourds.

Laurent ne perdit pas une seconde. Il releva le collet de son paletot pour cacher sa blessure. Puis, il saisit entre ses bras Thérèse évanouie, fit chavirer le canot d’un coup de pied, et se laissa tomber dans la Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l’eau, appelant au secours d’une voix lamentable.

Les canotiers, dont il avait entendu les chants derrière la pointe de l’île, arrivaient à grands coups de rames. Ils comprirent qu’un malheur venait d’avoir lieu: ils opérèrent le sauvetage de Thérèse qu’ils couchèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à l’eau, il chercha Camille dans les endroits où il ne pouvaitêtre, il revint en pleurant, en se tordant les bras, en s’arrachant les cheveux. Les canotiers tentaient de le calmer, de le consoler.

«C’est ma faute, criait-il, je n’aurais pas dû laisser ce pauvre garçon danser et remuer comme il le faisait… À un moment, nous nous sommes trouvés tous les trois du même côté de la barque et nous avons chaviré… En tombant, il m’a crié de sauver sa femme…»

Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive toujours, deux ou trois jeunes gens qui voulurent avoirété témoins de l’accident.

«Nous vous avons bien vus, disaient-ils… Aussi, que diable! une barque, ce n’est pas aussi solide qu’un parquet… Ah! la pauvre petite femme, elle va avoir un beau réveil!»

Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le canot et conduisirent Thérèse et Laurent au restaurant, où le dînerétait prêt. Tout Saint-Ouen sut l’accident en quelques minutes. Les canotiers le racontaient comme des témoins oculaires. Une foule apitoyée stationnait devant le cabaret.

 

Le gargotier et sa femme étaient de bonnes gens qui mirent leur garde-robe au service des naufragés. Lorsque Thérèse sortit de sonévanouissement, elle eut une crise de nerfs, elle éclata en sanglots déchirants; il fallut la mettre au lit. La nature aidait à la sinistre comédie qui venait de se jouer.

Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la confia aux soins des maîtres du restaurant. Il voulut retourner seulà Paris, pour apprendre l’affreuse nouvelle à Mme Raquin, avec tous les ménagements possibles. La véritéétait qu’il craignait l’exaltation nerveuse de Thérèse. Il préférait lui laisser le temps de réfléchir et d’apprendre son rôle.

Ce furent les canotiers qui mangèrent le dîner de Camille.

Chapitre 12

Laurent, dans le coin sombre de la voiture publique qui le ramena à Paris, acheva de mûrir son plan. Ilétait presque certain de l’impunité. Une joie lourde et anxieuse, la joie du crime accompli, l’emplissait. Arrivé à la barrière de Clichy, il prit un fiacre, il se fit conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Ilétait neuf heures du soir.

Il trouva l’ancien commissaire de police à table, en compagnie d’Olivier et de Suzanne. Il venait là, pour chercher une protection, dans le cas où il serait soupçonné, et pour s’éviter d’aller annoncer lui-même l’affreuse nouvelle à Mme Raquin. Cette démarche lui répugnaitétrangement; il s’attendait à un tel désespoir qu’il craignait de ne pas jouer son rôle avec assez de larmes; puis la douleur de cette mère luiétait pesante, bien qu’il s’en souciât médiocrement au fond.

Lorsque Michaud le vit entrer vêtu de vêtements grossiers, tropétroits pour lui, il le questionna du regard. Laurent fit le récit de l’accident, d’une voix brisée, comme tout essoufflé de douleur et de fatigue.

«Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant, je ne savais que faire des deux pauvres femmes si cruellement frappées… Je n’ai point osé aller seul chez la mère. Je vous en prie, venez avec moi.»

Pendant qu’il parlait, Olivier le regardait fixement, avec des regards droits qui l’épouvantaient. Le meurtrier s’était jeté, tête baissée, dans ces gens de police, par un coup d’audace qui devait le sauver. Mais il ne pouvait s’empêcher de frémir, en sentant leurs yeux qui l’examinaient; il voyait de la méfiance où il n’y avait que de la stupeur et de la pitié. Suzanne, plus frêle et plus pâle, était près de s’évanouir. Olivier, que l’idée de la mort effrayait et dont le cœur restait d’ailleurs parfaitement froid, faisait une grimace de surprise douloureuse, en scrutant par habitude le visage de Laurent, sans soupçonner le moins du monde la sinistre vérité. Quant au vieux Michaud, il poussait des exclamations d’effroi, de commisération, d’étonnement, il se remuait sur sa chaise, joignait les mains, levait les yeux au ciel.

«Ah! Mon Dieu, disait-il d’une voix entrecoupée, ah! mon Dieu l’épouvantable chose!…On sort de chez soi, et l’on meurt, commeça, tout d’un coup… C’est horrible… Et cette pauvre Mme Raquin, cette mère, qu’allons-nous lui dire?… Certainement, vous avez bien fait de venir nous chercher… Nous allons avec vous…»

Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour trouver sa canne et son chapeau, et, tout en courant, il fit répéter à Laurent les détails de la catastrophe, s’exclamant de nouveau à chaque phrase.

Ils descendirent tous quatre. À l’entrée du passage du Pont-Neuf, Michaud arrêta Laurent.

«Ne venez pas, lui dit-il, votre présence serait une sorte d’aveu brutal qu’il fautéviter… La malheureuse mère soupçonnerait un malheur et nous forcerait à avouer la vérité plus tôt que nous ne devons la lui dire… Attendez-nous ici.»

Cet arrangement soulagea le meurtrier, qui frissonnait à la pensée d’entrer dans la boutique du passage. Le calme se fit en lui, il se mit à monter et à descendre le trottoir, allant et venant en toute paix. Par moments, il oubliait les faits qui se passaient, il regardait les boutiques, sifflait entre ses dents, se retournait pour voir les femmes qui le coudoyaient. Il resta ainsi une grande demi-heure dans la rue, retrouvant de plus en plus son sang-froid.

Il n’avait pas mangé depuis le matin; la faim le prit, il entra chez un pâtissier et se bourra de gâteaux.

Dans la boutique du passage, une scène déchirante se passait. Malgré les précautions, les phrases adoucies et amicales du vieux Michaud, il vint un instant où Mme Raquin comprit qu’un malheurétait arrivé à son fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec un emportement de désespoir, une violence de larmes et de cris qui firent plier son vieil ami. Et, lorsqu’elle connut la vérité, sa douleur fut tragique. Elle eut des sanglots sourds, des secousses qui la jetait en arrière, une crise folle de terreur et d’angoisse; elle resta làétouffant, jetant de temps à autre un cri aigu dans le grondement profond de sa douleur. Elle se serait traînée à terre, si Suzanne ne l’avait prise à la taille, pleurant sur ses genoux, levant vers elle sa face pâle. Olivier et son père se tenaient debout, énervés et muets, détournant la tête, émus désagréablement par ce spectacle dont leurégoïsme souffrait.

Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les eaux troubles de la Seine, le corps roidi et horriblement gonflé; en même temps, elle le voyait tout petit dans son berceau, lorsqu’elle chassait la mort penchée sur lui. Elle l’avait mis au monde plus de dix fois, elle l’aimait pour tout l’amour qu’elle lui témoignait depuis trente ans. Et voilà qu’il mourait loin d’elle, tout d’un coup, dans l’eau froide et sale comme un chien. Elle se rappelait alors les chaudes couvertures au milieu desquelles elle l’enveloppait. Que de soins, quelle enfance tiède, que de cajoleries et d’effusions tendres, tout cela pour le voir un jour se noyer misérablement! À ces pensées, Mme Raquin sentait sa gorge se serrer; elle espérait qu’elle allait mourir, étranglée par le désespoir.

Le vieux Michaud se hâta de sortir. Il laissa Suzanne auprès de la mercière, et revint avec Olivier chercher Laurent pour se rendre en toute hâte à Saint-Ouen.

Pendant la route, ilséchangèrent à peine quelques mots. Ils s’étaient enfoncés chacun dans un coin du fiacre qui les cahotait sur les pavés. Ils restaient immobiles et muets au fond de l’ombre qui emplissait la voiture. Et, par instants, le rapide rayon d’un bec de gaz jetait une lueur vive sur leurs visages. Le sinistre événement, qui les réunissait, mettait autour d’eux une sorte d’accablement lugubre.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin au restaurant du bord de l’eau, ils trouvèrent Thérèse couchée, les mains et la tête brûlantes. Le traiteur leur dit à demi-voix que la jeune dame avait une forte fièvre. La véritéétait que Thérèse, se sentant faible et lâche, craignant d’avouer le meurtre dans une crise, avait pris le parti d’être malade. Elle gardait un silence farouche, elle tenait les lèvres et les paupières serrées, ne voulant voir personne, redoutant de parler. Le drap au menton, la face à moitié dans l’oreiller, elle se faisait toute petite, elle écoutait avec anxiété ce qu’on disait autour d’elle. Et, au milieu de la lueur rougeâtre que laissaient passer ses paupières closes, elle voyait toujours Camille et Laurent luttant sur le bord de la barque, elle apercevait son mari, blafard, horrible, grandi, qui se dressait tout droit au-dessus d’une eau limoneuse. Cette vision implacable activait la fièvre de son sang.

Le vieux Michaud essaya de lui parler, de la consoler. Elle fit un mouvement d’impatience, elle se retourna et se mit de nouveau à sangloter.

«Laissez-la, Monsieur, dit le restaurateur, elle frissonne au moindre bruit… Voyez-vous, elle aurait besoin de repos.»

En bas, dans la salle commune, il y avait un agent de police qui verbalisait sur l’accident. Michaud et son fils descendirent suivis de Laurent. Quand Olivier eut fait connaître sa qualité d’employé supérieur de la Préfecture, tout fut terminé en dix minutes. Les canotiersétaient encore là, racontant la noyade dans ses moindres circonstances, décrivant la façon dont les trois promeneursétaient tombés, se donnant comme des témoins oculaires. Si Olivier et son père avaient eu le moindre soupçon, ce soupçon se seraitévanoui, devant de tels témoignages. Mais ils n’avaient pas douté un instant de la véracité de Laurent; ils le présentèrent au contraire à l’agent de police comme le meilleur ami de la victime et ils eurent le soin de faire mettre dans le procès-verbal que le jeune homme s’était jeté à l’eau pour sauver Camille Raquin. Le lendemain, les journaux racontèrent l’accident avec un grand luxe de détails; la malheureuse mère, la veuve inconsolable, l’ami noble et courageux, rien ne manquait à ce fait divers, qui fit le tour de la presse parisienne et qui alla ensuite s’enterrer dans les feuilles des départements.

Quand le procès-verbal fut achevé, Laurent sentit une joie chaude qui pénétra sa chair d’une vie nouvelle. Depuis l’instant où sa victime lui avait enfoncé les dents dans le cou, ilétait comme roidi, il agissait mécaniquement, d’après un plan arrêté longtemps à l’avance. L’instinct de la conservation seul le poussait, lui dictait ses paroles, lui conseillait ses gestes. À cette heure, devant la certitude de l’impunité, le sang se remettait à couler dans ses veines avec des lenteurs douces. La police avait passé à côté de son crime, et la police n’avait rien vu; elle était dupée, elle venait de l’acquitter. Ilétait sauvé. Cette pensée lui fitéprouver tout le long du corps des moiteurs de jouissance, des chaleurs qui rendirent la souplesse à ses membres et à son intelligence. Il continua son rôle d’amiéploré avec une science et un aplomb incomparables. Au fond, il avait des satisfactions de brute; il songeait à Thérèse quiétait couchée dans la chambre en haut.

«Nous ne pouvons laisser ici cette malheureuse jeune femme, dit-ilà Michaud. Elle est peut-être menacée d’une maladie grave, il faut la ramener absolument à Paris… Venez, nous la déciderons à nous suivre.»

En haut, il parla, il supplia lui-même Thérèse de se lever, de se laisser conduire au passage du Pont-Neuf. Quand la jeune femme entendit le son de sa voix, elle tressaillit, elle ouvrit ses yeux tout grands et le regarda. Elle était hébétée, frissonnante. Péniblement, elle se dressa sans répondre. Les hommes sortirent, la laissant seule avec la femme du restaurateur. Quand elle fut habillée, elle descendit en chancelant et monta dans le fiacre, soutenue par Olivier.

Le voyage fut silencieux. Laurent, avec une audace et une imprudence parfaites, glissa sa main le long des jupes de la jeune femme et lui prit les doigts. Ilétait assis en face d’elle, dans une ombre flottante; il ne voyait pas sa figure qu’elle tenait baissée sur sa poitrine. Quand il eut saisi sa main, il la lui serra avec force et la garda dans la sienne jusqu’à la rue Mazarine. Il sentait cette main trembler; mais elle ne se retirait pas, elle avait au contraire des caresses brusques. Et, l’une dans l’autre, les mains brûlaient; les paumes moites se collaient, et les doigts, étroitement pressés, se meurtrissaient à chaque secousse. Il semblait à Laurent et à Thérèse que le sang de l’un allait dans la poitrine de l’autre en passant par leurs poings unis; ces poings devenaient un foyer ardent où leur vie bouillait. Au milieu de la nuit et du silence navré qui traînait, le furieux serrement de main qu’ilséchangeaientétait comme un poidsécrasant jeté sur la tête de Camille pour le maintenir sous l’eau.

Quand le fiacre s’arrêta, Michaud et son fils descendirent les premiers. Laurent se pencha vers sa maîtresse, et, doucement:

«Sois forte, Thérèse, murmura-t-il… Nous avons longtemps à attendre… Souviens-toi.»

La jeune femme n’avait pas encore parlé. Elle ouvrit les lèvres pour la première fois depuis la mort de son mari.

«Oh! je me souviendrai, dit-elle en frissonnant, d’une voix légère comme un souffle.»

Olivier lui tendait la main, l’invitant à descendre. Laurent alla, cette fois, jusqu’à la boutique. Mme Raquinétait couchée, en proie à un violent délire. Thérèse se traîna jusqu’à son lit, et Suzanne eut à peine le temps de la déshabiller. Rassuré, voyant que tout s’arrangeait à souhait, Laurent se retira. Il gagna lentement son taudis de la rue Saint-Victor.

Ilétait plus de minuit. Un air frais courait dans les rues désertes et silencieuses. Le jeune homme n’entendait que le bruit régulier de ses pas sonnant sur les dalles des trottoirs. La fraîcheur le pénétrait de bien-être; le silence, l’ombre lui donnaient des sensations rapides de volupté. Il flânait.

Enfin, ilétait débarrassé de son crime. Il avait tué Camille. C’était là une affaire faite dont on ne parlerait plus. Il allait vivre tranquille, en attendant de pouvoir prendre possession de Thérèse. La pensée du meurtre l’avait parfoisétouffé; maintenant que le meurtre était accompli, il se sentait la poitrine libre, il respirait à l’aise, ilétait guéri des souffrances que l’hésitation et la crainte mettaient en lui.

 

Au fond, ilétait un peu hébété, la fatigue alourdissait ses membres et sa pensée. Il rentra et s’endormit profondément. Pendant son sommeil, de légères crispations nerveuses couraient sur son visage.

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