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Lettres à Madame Viardot

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Lettres à Madame Viardot
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PRÉFACE

Les lettres du grand écrivain russe Ivan Sergueïevitch Tourgueneff à Mme Pauline Viardot, l'illustre cantatrice, ont leur histoire.

Égarées ou dérobées, au moment où la guerre de 1870 obligea la famille Viardot à quitter Bade pour Londres, ces lettres ont été retrouvées plus d'un quart de siècle après.

Naturellement, Mme Viardot désirait rentrer en possession de documents dont elle ne s'était jamais volontairement dessaisie, et auxquels elle avait tous les droits moraux et juridiques. D'autre part, les motifs qu'avançait le possesseur actuel pour garder les lettres n'étaient pas sans valeur non plus. Il avait trouvé le précieux paquet – parmi des papiers peu importants – dans une caisse qu'il avait achetée à un bouquiniste de Berlin; celui-ci, à son tour, l'avait acquise de la veuve d'un médecin français, paraît-il; ici, s'arrête mon investigation sur l'origine de la caisse.

Quoi qu'il en soit, le dernier acquéreur, admirateur dévoué de Tourgueneff, se fit un devoir de conserver comme un dépôt sacré la correspondance que le hasard mettait entre ses mains jusqu'au jour où il pourrait la rendre publique, et il estimait que ce jour ne pourrait venir qu'après la mort de la destinataire des lettres.

Comme, en définitive, le possesseur des lettres était moins préoccupé d'une question pécuniaire que du désir d'entourer cette publication de meilleures conditions littéraires possibles, je finis par le persuader des avantages réels qu'il y aurait à la faire du vivant et sous les auspices de la célèbre artiste.

C'est ainsi qu'après deux ans de pourparlers je pus obtenir la restitution de tout le paquet des lettres, datées de 1846 à 1871, et que j'édite avec l'autorisation et sous le contrôle de Mme Viardot.

Une partie de ce qui nous a été livré paraît seulement. Par une réserve à mon avis excessive, Mme Viardot ne laisse passer que les pages ayant, non seulement un attrait public indiscutable, mais encore contenant le moins d'appréciations flatteuses pour la créatrice, universellement admirée, de tant de personnages de l'imagination lyrique; elle écarta aussi des passages, des lettres entières, émaillés de saillies spirituelles, jamais méchantes, contre des personnes connues, ou semés de détails d'un caractère privé.

Pour moi, qui ai lu le tout, presque tout serait à donner. Rien, en effet, qui ne soit attachant dans l'échange suivi de pensées entre ces natures d'artistes, liées d'amitié et de sympathie intellectuelle. C'est un véritable journal intime, écrit à l'intention d'une âme sœur, commencé à l'âge d'homme et terminé seulement à la mort de l'auteur1.

Tourgueneff rencontra pour la première fois M. et Mme Viardot à Saint-Pétersbourg en 1843: il était à peine âgé de vingt-cinq ans. Je l'ai dit ailleurs2: M. Viardot, qui avait précédemment séjourné en Russie, cherchait à familiariser les Français avec les chefs-d'œuvre de la littérature russe. Il était connu par de savantes études d'art et de littérature étrangère. Mme Viardot, très jeune encore, – elle avait vingt-deux ans, – était déjà la célèbre cantatrice, acclamée dans toutes les capitales de l'Europe. Ce couple d'artistes devait produire une vive et durable impression sur la nature esthétique de Tourgueneff.

Le futur auteur des Récits d'un chasseur, à cette époque obscure encore, reçut de ses nouveaux amis l'accueil le plus cordial, au point qu'on est tenté de croire qu'ils avaient deviné le talent du romancier avant ses compatriotes. En effet, quatre ans plus tard, comme il l'a raconté lui-même, Tourgueneff se trouva à l'étranger, dénué de toutes ressources. Sa mère, mécontente de son départ et blessée de le voir, lui, un gentilhomme de vieille souche, embrasser la carrière littéraire, s'était refusée à subvenir à ses besoins. Dans cette situation, il trouva auprès de la famille Viardot la plus large hospitalité, et Courtavenel, leur propriété de Rosay en Brie, fut, selon sa propre expression, son berceau littéraire. «C'est ici, raconte-t-il à son ami Fet3, que, n'ayant pas les moyens de vivre à Paris, je passais l'hiver tout seul, me nourrissant de bouillon de poulet et d'omelettes qui m'étaient préparés par une vieille domestique. C'est ici que, pour gagner de l'argent, j'ai écrit la plupart de mes Récits d'un chasseur, et c'est ici encore, comme vous l'avez vu, qu'est venue demeurer ma fille de Spasskoïé4».

Cette petite fille étant très malheureuse en Russie, Tourgueneff se confia à Mme Viardot, qui lui conseilla de la faire venir et prit soin de son éducation.

Sauf ses rares visites à Pétersbourg, à Moscou ou à sa propriété de Spasskoïé, l'écrivain russe, depuis 1847, ne cessa d'habiter la France. Mais qu'il s'en aille seulement à Versailles, à Courtavenel, ou reste à Paris, en l'absence de Mme Viardot faisant ses tournées à travers l'Europe, vite il note ses impressions et lui en fait part comme dans un journal intime.

Grâce à M. et Mme Viardot, il fut mis en relation avec le monde artistique et littéraire français; c'est chez eux qu'il rencontra pour la première fois George Sand. Peu à peu, le cercle de ses connaissances s'étendit à Mérimée, Sainte Beuve, Théophile Gautier, Flaubert, Paul de Saint-Victor, Taine, Renan, Jules Simon, Victor Hugo, Augier, Jules Janin, Maxime Du Camp, Edmond About, les frères Goncourt, Gavarni, Scherer, Charles Blanc, Fromentin, Nefftzer, Broca, Berthelot, Francisque Sarcey, etc., etc., et, plus tard, à Zola, Daudet, Guy de Maupassant et les autres jeunes romanciers de l'école naturaliste. L'élément théâtral n'était pas moins bien représenté dans les salons de la créatrice d'Orphée.

Les impressions variées nourries par ce milieu et par les fréquents voyages à travers l'Europe, tant de Tourgueneff que de Mme Viardot, devaient donc se refléter dans leur correspondance. Aussi, outre sa valeur propre, biographique ou anecdotique, ajoute-t-elle un chapitre intéressant à l'histoire littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle. Nous en publions la partie qui commence en 1846, bien que le «Journal» débute certainement vers 1843; du moins les premières lettres, parmi celles que j'ai eues entre les mains, datent de mars 1844 et, par leur caractère familier, font présumer l'existence de plus anciennes. Tourgueneff ne parle-t-il pas, dans la lettre de 1846, qu'on trouvera ci-dessous, de «vieux amis, des amis de trois ans»? Encore un coup, je regrette, avec tous les admirateurs du maître russe, ces suppressions sévères; puisse l'accueil que fera le public à la série que nous lui livrons rendre M{me} Viardot plus clémente à l'avenir5!

E. HALPÉRINE-KAMINSKY.

I

Saint-Pétersbourg, ce 8/20 novembre 1846.

J'ai hâte de répondre à la bonne lettre que vous m'avez écrite tous les deux, mes chers amis6. Elle m'a fait un plaisir véritable, en me prouvant que vous n'avez pas changé envers moi. Je vous remercie en même temps de tous les renseignements que vous me donnez sur votre vie passée et future. Si le sort ne m'est pas tout à fait contraire, j'espère pouvoir faire un petit voyage en Europe l'année prochaine, dès le mois de janvier, si bien qu'il ne serait pas impossible que vous, Madame, ayez un spectateur de plus à l'«Opern-Haus7».

 

Je lis tous les articles des journaux prussiens qui vous concernent, je vous prie de le croire – et j'ai été bien heureux et bien content de votre triomphe dans la Norma. Ceci me prouve que vous avez fait des progrès, c'est-à-dire de ces progrès comme en font les maîtres et qu'ils ne cessent de faire jusqu'à la fin. Vous êtes parvenue à vous approprier l'élément tragique, le seul dont vous n'étiez pas encore entièrement maîtresse (car pour le pathétique, ceux qui vous ont vue dans la Somnambula savent à quoi s'en tenir), et je vous en félicite de tout mon cœur. Quand on a la noble ambition qui vous anime et une nature aussi richement douée que la vôtre, il n'est pas de couronne à laquelle on n'ait le droit d'aspirer, par la grâce de Dieu.

Le choix des opéras que vous allez donner à l'«Opern-Haus» me paraît admirable (il va sans dire que je préférerais les Huguenots au Camp de Silésie). Pour l'Iphigénie, j'oserais vous conseiller de relire avec attention la tragédie de ce nom, de Gœthe, d'autant plus que vous avez affaire à des Allemands, qui, presque tous, la savent par cœur, et dont la manière de comprendre ou de représenter Iphigénie est par cela même irrévocablement fixée. Du reste, la tragédie de Gœthe est certainement belle et grandiose, et la figure qu'il a tracée est d'une simplicité antique, chaste et calme – peut-être trop calme, surtout pour vous, qui, grâce à Dieu, nous venez du Midi. Cependant, comme il y a aussi beaucoup de calme dans votre caractère, je crois que ce rôle vous ira à merveille, d'autant plus que vous n'avez pas besoin de faire un effort pour vous élever à tout ce qu'il y a de noble, de grand et de vrai dans la création de Gœthe, – tout cela se trouvant naturellement en vous. Iphigénie elle-même n'était pas une «fille du Nord»; un poisson n'a pas de mérite à rester calme…

Vous prononcez bien l'allemand, vous ne le francisez pas; – au contraire, vous exagérez un tant soit peu l'accentuation, – mais je suis sûr qu'avec votre application ordinaire vous avez déjà fait disparaître ce léger défaut.

Pardon, mille fois pardon de ces conseils de pédant; vous savez qu'ils prennent leur source dans le vif intérêt que je prends à vos moindres faits et gestes; et puis il n'y a que la perfection qui puisse vous convenir et nous contenter quand nous vous écoutons… Prenez-vous-en à vous-même… pourquoi nous avoir gâtés?

Mon Dieu, comme j'aurais été heureux de vous entendre cet hiver!.. Il faudra que j'en vienne à bout d'une manière ou d'une autre.

Dans la lettre que j'ai écrite à madame votre mère, j'ai donné quelques détails sur le théâtre d'ici, ce qui me dispense de revenir là-dessus. Je préfère vous féliciter sur l'emploi de votre temps à la campagne… Oui, certes, je suis bien curieux de voir de votre ouvrage8… Patience!

Je n'ai pas encore reçu le petit livre de Viardot (que je remercie beaucoup de son bon souvenir), mais je l'ai déjà lu, et j'y ai retrouvé cet esprit sobre et fin, ce style élégant et simple dont la tradition semble vouloir se perdre en France. A propos de littérature, le prince Karol du dernier roman de Mme Sand (Lucrezia Fioriani), paraît être Chopin.

Je vous dirai (si cela peut vous intéresser) que nous avons réussi à fonder un journal à nous, qui paraîtra dès la nouvelle année et qui s'annonce sous des auspices très favorables. Je n'y participe qu'en qualité de collaborateur9.

Je travaille beaucoup pour le moment, et je ne vois presque personne. Ma santé est bonne, mes yeux ne s'empirent pas, ce qui est déjà un grand bonheur. J'ai trois petites chambres assez jolies où je vis en vrai solitaire avec mes livres, que je suis enfin parvenu à rassembler des quatre parties du monde – mes espérances et mes souvenirs. J'aurais bien voulu avoir ici l'excellent cheval que je montais à la campagne, mais la vie est si chère à Pétersbourg! C'était une jument anglaise bai clair, admirable d'allure, de douceur, de force et de vigueur. J'ai eu de même le bonheur de faire l'acquisition d'un excellentissime chien de chasse, ou plutôt d'une chienne. Elle se nomme Pif (drôle de nom, n'est-ce pas? pour une chienne); ma jument, au contraire, a été baptisée par une vieille Anglaise qui demeure chez ma mère Queen Victoria. J'avais un autre chien, un griffon, monstre de laideur, bon à rien, mais qui s'était attaché à moi. Celui-là répondait au nom de Paradise Lost… Voilà bien du bavardage et de l'enfantillage. J'en rougis et vous prie de l'excuser.

Il faut que vous me promettiez de m'écrire le lendemain de votre première représentation allemande; d'ici là, si l'envie vous en prend, tant mieux. De mon côté, maintenant que la digue est rompue, je vais vous inonder de lettres. J'écris cette fois-ci à votre adresse, car je ne sais si Viardot est encore à Berlin. Il est cependant étrange que nos lettres se soient perdues!

Mille – non – un million d'amitiés à tous les vôtres. Je crois que vous n'avez pas besoin de mes protestations d'amitié et de dévouement pour y croire; nous sommes déjà de vieux amis, des amis de trois ans. Je suis et serai toujours le même; je ne veux pas, je ne puis pas changer.

Permettez-moi de vous serrer bien amicalement les mains; je fais les vœux les plus sincères pour votre bonheur.

A revoir, un beau jour; ah! je crois bien qu'il sera beau, ce jour-là!

Louise10 n'est pas encore assez grande demoiselle pour se formaliser d'un gros baiser que je donne à sa petite joue rondelette. Adieu, encore une fois.

Votre tout dévoué,
YVAN TOURGUENEFF.

II

Paris, 19 octobre 1847.

Savez-vous, Madame, que vos charmantes lettres rendent la besogne très difficile à ceux qui ont prétendu à l'honneur de correspondre avec vous? J'en suis d'autant plus embarrassé qu'une légère indisposition (maintenant entièrement dissipée) m'ayant retenu dans ma chambre tous ces jours-ci, je ne puis vous envoyer, comme j'en avais l'intention, une petite revue de tout ce qui se passe à Paris. Me voilà donc réduit à mes propres ressources, comme la Médée de Corneille. C'est fort inquiétant… Mais n'importe! je compte sur votre indulgence… Ah! mais – sans plaisanter! – quelle abominable chose que l'abus de la parole! Voilà une phrase qui, à force d'avoir été répétée, ne veut plus rien dire; et quand on l'emploie très sérieusement, on s'expose à n'être pas cru. Enfin! comme dit votre mari – je commence par le commencement.

Je commence par vous dire que nous sommes tous très enchantés de l'heureux commencement de vos pérégrinations, et que nous attendons avec impatience les nouvelles de votre début. Nous voyons d'ici tomber les fleurs et nous entendons les bravos. Hélas!.. Vous savez ce que veut dire cet hélas!

Eh bien, vous voilà donc au fond de l'Allemagne! Il faut espérer que ces braves «Bürger» sauront mériter leur bonheur. Vous êtes à Dresde… N'étions-nous pas hier à Courtavenel? Le temps passe toujours vite, qu'il soit rempli ou vide, mais il arrive lentement… comme une clochette de troïka russe.

Vous avez probablement parcouru Diderot. Il faut avoir lu ses paradoxes pour s'en amuser, les réfuter et les oublier. Il raffermit – à ses dépens – dans son lecteur le sentiment du vrai et du beau. Votre esprit si droit, si simple, et si sérieux dans sa finesse et sa grâce, n'a pas dû goûter beaucoup le babil capricieux, miroitant et dilettantisque du «Platon français» (jamais homme ne fut plus mal surnommé). Cependant on y pêche par-ci par-là quelques idées neuves et hardies, ou plutôt quelques germes d'idées fécondes. Son dévouement à la liberté de l'intelligence; son encyclopédie, voilà ce qui le fera vivre. Son cœur est excellent; mais quand il le fait parler, il y fourre de l'esprit et le gâte. Décidément les feux d'artifice du paradoxe ne vaudront jamais le bon soleil de la vérité. Et cependant, quoi de plus quotidien que le soleil? (Pas à Paris, par exemple!) Ma foi! vive le soleil! Vive tout ce qui est bon pour tout le monde!

Mendelssohn est donc mort. Ce que vous en avez dit dans votre lettre à madame votre mère nous a paru à tous bien juste. Je ne le connais presque pas; d'après ce que j'ai entendu de lui, je suis tout prêt à l'estimer, – beaucoup l'aimer… c'est une autre affaire. On ne fait de belles choses qu'avec le talent et l'instinct réunis: avec la tête et le cœur; j'ose croire que chez Mendelssohn la tête prédomine. Je puis me tromper… mais, du reste, vous savez que je ne tiens pas obstinément à mes erreurs, quand on me met le nez dessus – ce qui n'est pas difficile, vu les proportions de cet organe. Je suis éducable.

Et à propos, comment va die deutsche Sprache11? Parfaitement, j'imagine. J'ai déjà pris un maître d'espagnol: el señor Castelar. J'ai beaucoup travaillé tous ces temps-ci; je viens d'expédier un gros paquet à notre Revue12. C'est que je tiens à tenir mes promesses. J'achève de lire en ce moment un livre de Daumer sur les mystères du christianisme. Ce Daumer est une espèce de fou qui veut à toute force prouver que le christianisme primitif, judaïque, considéré comme secte, n'est autre chose que le culte de Moloch renouvelé; que les premiers chrétiens sacrifiaient et mangeaient des victimes humaines, et que Judas n'a trahi son maître que parce qu'il ne pouvait vaincre l'horreur que lui inspirait un pareil repas. Daumer dépense beaucoup d'érudition pour prouver que cette horrible coutume s'est maintenue dans l'Église jusqu'au quatorzième siècle! Ce ne sont que des folies; mais ce qu'il y a de vrai dans son idée – c'est le côté sanglant, triste, anti-humain de cette religion, qui devrait être toute d'amour et de charité. Vous ne sauriez vous imaginer l'effet pénible que font toutes ces légendes de martyrs qu'il vous raconte les unes après les autres, toutes ces flagellations, ces processions, ces ossements adorés, ces autodafés, ce mépris féroce de la vie, cette horreur des femmes, toutes ces plaies et tout ce sang!.. C'est tellement pénible que je ne veux plus vous en parler…

Dans ma prochaine lettre, je vous donnerai des nouvelles sur l'Opéra National, sur la Cléopâtre de Mme de Girardin (qui a réussi, à mon grand regret), etc., etc. Cependant, dès aujourd'hui, je puis vous dire que j'ai assisté hier soir à la première représentation de Didier, l'honnête homme, nouvelle pièce de Scribe, aux Variétés. La donnée n'en est pas neuve, mais c'est parfaitement manigancé… Ferville y a été admirable de vérité, de noblesse et de sensibilité. Or, il paraît qu'une pièce identiquement pareille a été donnée hier au soir au Gymnase sous le nom de Jérôme le maçon. C'est Bouffé qui y remplissait le rôle de Ferville. Je ne sais comment ces beaux esprits se sont rencontrés, mais il est de fait que le Gymnase a fait relâche avant-hier et a répété jour et nuit pour être prêt le même jour que l'autre théâtre. J'irai voir ce Jérôme, et vous ferai part de mes impressions. – Bouffé est certainement bien plus Mendelssohn que Ferville, – mais Ferville est peut-être plus Rossini que lui. Enfin nous verrons, et si j'ai dit une bêtise, je serai le premier à crier mon mea culpa.

 

Sur ce, Madame, je prie Dieu de vous avoir en sa sainte et bonne garde. Portez-vous bien surtout et n'oubliez pas vos amis, qui vous sont bien dévoués, ce qui n'est pas étonnant le moins du monde, car enfin… ma foi, à quoi l'absence serait-elle bonne, si on ne pouvait pas même en profiter pour dire aux personnes ce qu'on pense d'elles?.. Mais je m'arrête à l'idée que vous devez avoir pour le moment un bourdonnement perpétuel de compliments dans les oreilles, et je me borne à vous dire… enfin tout ce que vous voulez…

J'espère que votre mari se porte bien, qu'il va chasser à outrance et nous écrire un joli petit article là-dessus. Je lui serre la main ainsi qu'à vous, et j'embrasse la petite Louise de tout mon cœur… Si Mme Schumann se souvient d'un gros monsieur russe qu'elle a vu à Berlin, dites-lui que ce gros monsieur la salue…

Il faut cependant finir cette lettre! Je vais la porter à madame votre mère pour qu'elle y mette quelques mots.

Bonjour, portez-vous bien de toutes les façons; et voilà.

Votre tout dévoué,
IV. TOURGUENEFF.

III

Paris, le 8 décembre 1847.

Je commence par vous remercier, Madame, pour la bonne et charmante lettre que madame votre mère m'a remise de votre part. Vous faites bien de vous souvenir de vos vieux amis; ils vous en sont tellement reconnaissants! Danke, danke.

Tous les détails que vous nous donnez de votre vie à Dresde sont lus et relus mille fois; les Dresdennois sont décidément un bon peuple…

Avant tout, il faut que je vous dise que «maman13» se porte très bien et Mlle Antonia14 aussi, et Mme Sitchès aussi; le papa Sitchès15 tousse un peu, mais ce n'est pas du tout étonnant. Des 900.000 habitants de Paris, il y en a 899.999 qui ont la grippe, et le seul qui ne l'ait pas, c'est Louis-Philippe, car ce monsieur a tous les bonheurs. Cependant, pardon! je m'oubliais; je n'ai pas la grippe non plus; mais c'est que moi aussi, je ne puis pas me plaindre de mon sort.

El hermano de Vd 16 va très bien de même; il a fait magnifiquement relier un exemplaire de sa méthode, qu'il destine à la reine Christine, pour qu'elle apprenne à sa fille l'art de faire des fioritures et des transpositions.

A propos de musique, j'ai entendu Mme Alboni dans Sémiramide. Elle y a eu un très grand succès. Sa voix a entièrement changé de caractère depuis Pétersbourg; de brutale qu'elle était, elle est devenue trop molle, molle; elle chante à la Rose Chéri, maintenant; elle fait bien les agilités; le timbre de sa voix est excessivement doux et insinuant, mais pas d'énergie, pas de mordant. Comme actrice, elle est nulle; sa figure placide et grasse se refuse à toute expression dramatique; elle se borne de temps en temps à froncer péniblement le sourcil. Ce qu'elle a dit de mieux a été le In si barbara sciagura. Les Parisiens en sont enchantés. Mme Grisi, talonnée par l'émulation, s'est surpassée; elle m'a vraiment fait plaisir. Coletti n'a pas été mauvais non plus, quoique, en général, je trouve qu'il chante en père de famille.

Hier, je suis allé, avec le jeune Le Roy d'Étiolles17, à l'Opéra-Comique; on y donnait la Dame blanche. Quelle jolie musique, galante, spirituelle et chevaleresque! C'est moins brillant, mais peut-être plus français encore qu'Auber; Boïeldieu est pâle quelquefois, mais jamais vulgaire (ce qui n'arrive que trop souvent au papa de la Muette)…

Vernet m'a fait un très grand plaisir dans la vieille pièce: le Père de la débutante. Tous les acteurs français sont essentiellement réalistes, mais personne ne l'est aussi finement, aussi «brovontement», disait un Allemand, que Vernet. Il contente à la fois l'instinct et l'esprit du spectateur; il transporte d'aise le connaisseur, il fait rire et sourire. Quel dommage qu'il se fasse vieux! Voilà quelqu'un qui s'entend à créer. – Il y a des artistes qui parviennent à se débarrasser de leur individualité; mais à travers la personne qu'ils représentent, on voit cependant l'acteur qui s'efface, qui s'observe, et cette espèce de contrainte réagit sur vous. Vous étiez encore ainsi à Pétersbourg, mais déjà alors votre talent brisait ses dernières entraves (je me rappelle maintenant les premières représentations de la Somnambule), et depuis?..

Vous me dites que vous vous êtes mise à lire Uriel Acosta, de Gutzkow. N'est-ce pas que ce fantôme, que cet ouvrage pénible d'un homme d'esprit sans talent, tout farci d'allusions et de préoccupations politiques, religieuses, philosophiques, vous a déplu? Et puis, tous ces effets criards, ces coups de théâtre, – y a-t-il quelque chose de plus dégoûtant qu'une brutalité qui n'est pas naïve?

L'ombre de Shakespeare pèse sur les épaules de tous les auteurs dramatiques; ils ne peuvent se défaire de leurs réminiscences; ils ont trop lu, les malheureux, et pas du tout vécu! Ce n'est qu'en Allemagne qu'il a été possible qu'un écrivain déjà connu (M. Mundt, le mari de la sœur de Müller) se soit vu réduit à afficher dans les gazettes qu'il désirait une épouse (ce fait est littéralement vrai).

On ne peut plus rien lire par le temps qui court. Gluck disait d'un opéra qu'il puait la musique (puzza musica). Tous les ouvrages qu'on fait aujourd'hui puent la littérature, le métier, la convention. Pour trouver une source encore vive et pure, il faut remonter bien haut. Le prurit littéraire, le bavardage de l'égoïsme qui s'étudie et s'admire soi-même, voilà la plaie de notre temps. Nous sommes comme les chiens qui retournent à leurs vomissements.

C'est l'Écriture qui le dit, naïvement, cette fois. Il n'y a plus ni Dieu ni Diable, et l'avènement de l'Homme est encore loin.

Parmi tout ce qui écrivaille maintenant en Allemagne, Feuerbach18 est le seul homme, le seul caractère et le seul talent.

Voici encore un bon et bel ouvrage; et pas littéraire, Dieu merci! le deuxième volume de la Révolution française, par Michelet. Cela part du cœur, il y a du sang, de la chaleur là-dedans; c'est un homme du peuple qui parle au peuple, – c'est une belle intelligence et un noble cœur. Le deuxième volume est infiniment supérieur au premier. C'est tout l'inverse pour le livre de Louis Blanc.

Je crains cependant que ma lettre ne devienne trop longue, et, malgré tout le plaisir que j'ai à babiller devant vous, je ne voudrais pas abuser de votre complaisance. Je n'ajouterai plus que quelques mots. Je mène ici une vie qui me plaît excessivement: toute la matinée, je travaille; à deux heures, je sors, je vais chez maman où je reste une demi-heure, puis je lis les journaux, je me promène; après dîner, je vais au théâtre ou je retourne chez maman; le soir, quelquefois, je vois des amis, surtout M. Annenkoff19, un charmant garçon aussi fin d'esprit qu'il est gros de corps; et puis je me couche, et voilà…

Adieu, Madame… je vous souhaite tout ce qu'il y a de meilleur au monde. Rappelez-moi, s'il vous plaît, au bon souvenir de votre mari; je vais lui écrire un de ces jours; j'espère qu'il se porte à merveille. Je vous serre la main bien cordialement, et je reste pour toujours.

Votre dévoué
IV. TOURGUENEFF.
1En septembre 1883.
2Voir Ivan Tourgueneff d'après sa correspondance avec ses amis français, par E. Halpérine-Kaminsky (Fasquelle, éditeur).
3Poète russe renommé, auteur de Souvenirs sur Tourgueneff.
4Terre de Tourgueneff, dans le gouvernement d'Orel.
5Le présent recueil contient également les huit lettres que Mme Viardot a bien voulu me communiquer en plus de celles qui constituent le paquet qui lui a été restitué, lettres que j'avais déjà insérées dans le volume: Ivan Tourgueneff d'après sa correspondance avec ses amis français. Toutes les lettres de Tourgueneff à Mme Viardot dont la publication a été autorisée par la destinataire sont donc réunies ici.
6M. et Mme Viardot.
7L'Opéra de Berlin.
8Il s'agit évidemment des compositions de musique de Mme Viardot.
9Allusion à la fameuse revue russe le Contemporain, sous la direction du poète Nekrassov et de Panaïev, et dont les principaux collaborateurs étaient, avec Tourgueneff: Tolstoï, Ostrovky, Grigorovitch, le critique Belinsky, etc.
10La fille aînée de Mme Viardot, devenue plus tard Mme Heritte.
11La langue allemande.
12Probablement ses premiers Récits d'un chasseur, parus en 1847 dans le Contemporain.
13Mme Garcia, mère de Mme Viardot.
14Cousine germaine de Mme Viardot. Cantatrice, élève, je crois, de M. Manuel Garcia, frère de Mme Viardot.
15Le frère de Mme Garcia, mère de Mme Viardot.
16M. Manuel Garcia.
17Fils d'un médecin fameux de l'époque.
18L'auteur de: Essence du christianisme, etc.
19Critique russe, ami de Tourgueneff et plus tard son exécuteur testamentaire.

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