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Les illusions musicales et la vérité sur l'expression

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Les illusions musicales et la vérité sur l'expression
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Préface de la deuxième édition

La première édition de ce livre est épuisée depuis plusieurs années. Les demandes continuelles qu'on en a faites m'ont engagé à en publier une édition nouvelle. Ce résultat prouve que, malgré les tendances de l'époque, il existe un nombre assez considérable d'amateurs intelligents qui aiment à traiter l'art musical sérieusement, car c'est pour eux que j'avais écrit le volume.

J'ai fait à mon ouvrage toutes les additions que je pensais utiles; j'ai ajouté surtout deux chapitres tout à fait nouveaux. Dans la première édition, j'avais dit quelques mots seulement de la musique religieuse (page 213); c'est une trop grande réserve, que je n'ai pas gardée cette fois-ci, et j'ai dit toute ma pensée. J'ai refait aussi complètement le dernier chapitre sur l'expression musicale; j'ai discuté de mon mieux et à fond mon sujet tout en restant le plus clair possible. C'est maintenant à mes yeux le chapitre le plus important et pour ainsi dire le couronnement du livre, dont près d'un tiers est nouveau, et dont le titre a dû être modifié.

M. Jules Ferry, quand il était au ministère, a voulu prendre une mesure essentielle: c'est l'introduction de l'enseignement obligatoire de la musique vocale dans toutes les écoles primaires. Comme cet enseignement existe dans d'autres pays, il a échoué contre l'obstination du conseil supérieur de l'enseignement primaire qui n'a accordé à la musique qu'un rôle dérisoire. La France continuera donc à rester en arrière sur ce point, pour des prétextes qui, il va sans dire, ne soutiennent pas l'examen. L'état de l'art en subit les conséquences.

PREMIÈRE PARTIE

I
LA MUSIQUE N'EST PAS UN ART CONVENTIONNEL

Berlioz, en tête du dernier volume publié avant sa mort, A travers chants, a reproduit un article qu'il avait écrit une vingtaine d'années auparavant. Il y définit la musique et cherche à déterminer quels hommes sont en état de la comprendre. «Musique, dit-il, art d'émouvoir par des combinaisons de sons les hommes intelligents et doués d'organes spéciaux et exercés.» Pour sentir la musique, il faut donc remplir trois conditions: il faut être un homme intelligent, ce qui suppose que tous les hommes ne le sont pas, en exceptant même les idiots et les aliénés; il faut ensuite avoir des organes spéciaux, et il faut que ces organes soient exercés. Berlioz exclut même les hommes ayant appris la composition musicale, mais «produisant des œuvres qui répondent en apparence aux idées qu'on se fait vulgairement de la musique et satisfont l'oreille sans la charmer et sans rien dire au cœur ni à l'imagination. Ces producteurs impuissants, ajoute-t-il, doivent encore être rayés du nombre des musiciens, ils ne sentent pas.» On ne peut guère s'étonner de voir Berlioz terminer sa dissertation en traitant la musique des Orientaux comme n'étant rien autre chose qu'un bruit grotesque analogue à celui que font les enfants dans leurs jeux.

Berlioz s'est donné de la peine, en pure perte, pour déterminer quels sont les hommes qui sentent réellement la musique et quels sont ceux qui ne la sentent pas. Il serait bien difficile, sinon impossible, de définir où s'arrête le simple plaisir que la musique donne à «l'oreille» et où commence l'impression faite sur le «cœur». Quant à l'imagination, la part qu'elle y prend ne prouve absolument rien; elle peut fort bien être mise en jeu chez des personnes, des poètes ou des peintres, par exemple, qui, pour tout le reste, sont à peu près insensibles à la musique. Berlioz décrit les effets violents qu'elle produisait sur lui-même; mais il s'agirait de savoir quelle part la physiologie, et peut-être la pathologie, peuvent y réclamer, car tout le monde connaît l'extrême impressionnabilité ou irritabilité de l'auteur de l'Épisode de la vie d'un artiste. Les gens qui ne goûtaient point ses œuvres, ni même celles de Beethoven, ne pouvaient être traités comme incapables de «sentir la musique»; ils pouvaient alléguer que «leurs organes spéciaux n'étaient pas encore assez exercés». Grâce à l'institution des concerts populaires de musique classique, fondée en 1861 par Pasdeloup, le goût de la musique symphonique, ou ce qui est tout un, l'intelligence pour la comprendre, s'est développée considérablement; en même temps la mort de Berlioz a fait tomber les préventions que beaucoup de gens nourrissaient contre lui, sans jamais avoir recherché si elles étaient fondées.

Emporté par ses impressions personnelles, Berlioz ne brillait pas toujours par la logique dans sa conduite; s'il avait été conséquent avec lui-même, il ne se serait pas laissé aller au découragement qui, dans les dernières années de sa vie, a aggravé son état maladif et hâté sa mort. Il se serait dit, que ce n'était ni sa faute ni celle de la majorité du public français, si cette majorité ne possédait pas «des organes spéciaux assez exercés». Peut-être, s'il avait pris courage et s'il avait eu la patience d'attendre, aurait-il assisté au revirement dont j'ai parlé; j'hésite cependant à le croire, tant est grande la force des préjugés; la mort de Berlioz était presque indispensable pour les faire tomber.

Ce dont Berlioz était loin de se douter, c'est que si le public se trompait, lui aussi, il se faisait illusion, car se faire illusion ne signifie autre chose que se tromper de bonne foi dans ses jugements, avec la conviction qu'on voit juste. Ne se faire point illusion signifie: voir les choses telles qu'elles sont, sans les prendre pour meilleures ou plus belles qu'on les a crues ou que d'autres les croient ou veulent les croire; car, en musique aussi, on voit souvent les choses, non pas comme elles sont, mais comme on veut les voir.

Berlioz se faisait illusion, d'abord en ce qu'il croyait souvent exprimer par la musique, plus qu'elle ne peut exprimer; puis, en ce qu'il ne voyait pas que la forme nouvelle, personnelle et l'apparence étrange de ses œuvres pouvaient choquer les auditeurs, les empêcher de comprendre dès l'abord sa musique, comme il l'espérait, et d'y voir tout ce qu'il y voyait, lui. S'il ne se croyait pas lui-même en défaut, il ne s'en prenait pas non plus à l'art musical, objet de son culte et de sa passion. Il s'en prenait au public, à ses ennemis, à la nature humaine, mais jamais à la musique. D'autres s'en prennent précisément à celle-ci. Il ne manque pas de gens qui voient, dans la variabilité des goûts et des opinions, un argument pour soutenir que la musique est un art conventionnel, variant selon les temps et les pays, sujet à la mode, comme le sont, par exemple, les vêtements. Le proverbe dit: comparaison n'est pas raison; autrement, cette fois-ci, la comparaison ne serait pas trop au désavantage de la musique, car sous les variations que le caprice ou la mode peuvent apporter aux vêtements, se retrouvent toujours des formes qui ont une raison sérieuse d'être; mais laissons les comparaisons. Traiter la musique d'art purement conventionnel est une opinion superficielle et fausse. On s'est fait aussi un argument des variations et de la multiplicité des systèmes philosophiques; on a fini par voir que la cause principale de cette multiplicité, c'est que les philosophes ont fait une faute commise par Berlioz et d'autres musiciens, mais bien plus que ceux-ci ne l'ont commise; c'est de vouloir faire dire à leur science plus qu'elle ne peut donner, en voulant escalader le ciel, expliquer Dieu et l'univers, pénétrer les secrets du Créateur et de la Providence; on a fini par comprendre que le but de la philosophie doit être beaucoup plus modeste, si elle ne veut s'égarer dans les hypothèses et les chimères. C'est peu que de constater les variations, les transformations d'une science ou d'un art; il s'agit d'examiner si ces transformations ne sont pas l'effet d'un développement progressif et rationnel, et si, au fond de toutes les variations, il n'y a pas des principes immuables étroitement liés à l'essence de la nature humaine. Tel est précisément le cas pour la musique.

On a dit souvent et avec raison que la musique, comme art, développé tel que nous le possédons, est d'origine assez moderne. L'architecture avait d'abord un simple but d'utilité; à travers les formes artistiques qu'elle a revêtues plus tard on reconnaît encore le type rudimentaire primitif. La peinture et la sculpture prennent leurs modèles dans la nature animée ou inanimée; le génie de l'artiste peut employer, combiner, modifier les éléments que la nature lui fournit; il ne peut en créer de nouveaux. Les architectes et les sculpteurs modernes peuvent faire autrement que les architectes et les sculpteurs de l'ancienne Grèce, ils ne sauraient faire mieux. Si nous laissons de côté la peinture antique, que nous connaissons moins que la sculpture et l'architecture, nous conviendrons que, depuis la Renaissance, il y a eu, dans la peinture, des transformations plutôt qu'un progrès réel, à part certains détails. Aussi, les peintres, les sculpteurs, les architectes et les graveurs que l'Institut envoie tous les ans à Rome, peuvent-ils trouver en Italie des sujets d'étude; les musiciens n'ont rien à y apprendre qu'ils ne puissent tout aussi bien ou mieux apprendre chez nous; ce n'est pas pour la musique que le séjour dans ce pays peut leur être d'une grande utilité.

Pour l'art musical, l'homme ne peut chercher un modèle en dehors de lui-même; s'il n'était pas né pour la musique, les gazouillements d'une fauvette ou d'un rossignol lui seraient aussi indifférents qu'ils le sont à une grive ou à un merle; et, si musicien qu'il soit, ce ne sont encore pour lui que des gazouillements. Les modulations de la voix dans le langage parlé, offrent une ébauche très rudimentaire du chant; mais les lois du rythme, de la tonalité et de l'harmonie ne peuvent tirer leur origine que du sentiment, ou plutôt du sens musical inhérent à l'homme; Berlioz dirait: de son organe musical.

 

Lors même que les essais d'expliquer les lois tonales par des calculs mathématiques, n'auraient pas tous échoué, comme ils échoueront toujours, ils prouveraient peu de chose. D'autre part, c'est simplement montrer de l'ignorance que de soutenir, comme on l'a fait plus d'une fois, que la gamme moderne est affaire de convention. Ne dirait-on pas qu'elle a été confectionnée, comme ont été arrêtés certains dogmes: qu'un beau jour l'élite des musiciens s'est assemblée, a demandé au Saint-Esprit de descendre sur elle, et a décidé que la musique n'aurait désormais d'autre base que la gamme, que, dans sa sagesse, elle a proclamée la seule orthodoxe? Ou bien prétendra-t-on que c'est un pur hasard, si la gamme moderne a triomphé des gammes anciennes et des systèmes de tiers ou de quarts de ton? Ce ne serait guère autre chose que la théorie des atômes crochus appliquée à la musique.

Notre gamme est si peu une affaire de convention qu'elle forme la base fondamentale de la musique chez toutes les nations. Je me borne à énoncer brièvement ici cette proposition que je démontrerai plus tard. Chez les peuples les plus incultes seulement, les instruments de musique ne servent guère qu'à produire un cliquetis enfantin de sons, comme Berlioz l'a cru à tort des nations orientales. Les mélodies chantées ne comprennent que quatre ou cinq sons, parfois elles ne forment qu'une sorte de hurlement modulé, mais où l'on peut distinguer des intervalles de ton et de demi-ton. Les peuples plus avancés, comme ceux que nous appelons les Orientaux, ont un système tonal et une facture instrumentale, relativement assez variée et assez riche. Partout le système tonal repose sur notre gamme diatonique ou sur des modifications de cette gamme. Les anciens Grecs aussi l'avaient prise pour point de départ; après avoir tenté des modifications dites chromatiques et enharmoniques, ils ont fini par se tenir exclusivement à la gamme diatonique. C'est l'origine du système du plain-chant qui, par suite d'éliminations et de nouvelles découvertes, a abouti à la tonalité moderne et a été absorbé en elle. Berlioz a vu juste quand, dans la dissertation citée plus haut, il dit: «Notre musique contient celle des anciens, mais la leur ne contenait pas la nôtre; c'est-à-dire, nous pouvons aisément reproduire les effets de la musique antique, et, de plus, un nombre infini d'autres effets qu'elle n'a jamais connus et qu'il lui était impossible de rendre.»

L'harmonie est née au moyen âge, à la suite de tâtonnements où les éléments discordants ont été écartés peu à peu, tandis que les éléments purement harmoniques ont fini par prendre une forme, bonne encore aujourd'hui, quoique le système de tonalité soit modifié. Si compliquée que paraisse l'harmonie, elle repose toujours sur les mêmes principes simples et rationnels. Elle a contribué aussi à la réforme ou plutôt au développement de la tonalité, parce que la mélodie et l'harmonie sont intimement liées et régies par les mêmes lois tonales; la véritable mélodie n'existe qu'en vertu de ces lois et du rythme.

Notre musique est donc le résultat d'un développement organique et progressif: l'histoire de l'art en donne la preuve incontestable. Personne ne croira sérieusement qu'un système légitimé, développé, agrandi, enrichi successivement par le génie musical, depuis Palestrina jusqu'à Bach, Mozart, Beethoven et leurs successeurs, soit un simple produit du caprice ou du hasard. D'ailleurs, s'il n'était pas dans un rapport intime avec notre nature, avec notre sens musical inné, il ne nous causerait pas des émotions plus profondes que ne nous en produit le babillage des oiseaux, pour en revenir à une comparaison dont je me suis servi.

Mais si l'art musical appartient aux beaux-arts, du même droit que les autres, il n'en résulte pas que ses beautés, non plus que celles des autres, doivent être susceptibles d'une démonstration mathématique. Je ne vois pas comment on peut forcer un homme à avouer qu'une statue est un admirable chef-d'œuvre, si ce n'est pas son avis. S'il soutient qu'un tableau est mal conçu, que les personnages manquent de caractère et d'expression, que la couleur est fausse, que le clair-obscur est défectueux, que la perspective aérienne est mal observée, on aura beau chercher à lui démontrer le contraire, il peut fort bien persister dans son opinion. Tout au plus pourrait-on lui prouver qu'il n'y a pas d'erreur mathématique dans la perspective linéaire; mais s'il soutenait que le peintre aurait dû placer autrement son horizon, son point de vue et son point de distance, il pourrait raisonner et déraisonner à son aise, sans qu'on pût le convaincre qu'il a tort.

La musique, d'ailleurs, n'est pas sujette à la mode, comme on l'a dit. Il existe beaucoup de mélodies et d'œuvres fort anciennes qui n'ont rien perdu de leur valeur. On peut affirmer aussi, avec assez de certitude, que les symphonies d'Haydn, de Mozart et de Beethoven ne vieilliront pas. Je parle de celles où le génie des maîtres se manifeste dans sa plénitude. C'est l'opéra qui est particulièrement sujet aux variations du goût du public, et l'on en peut conclure que ce doit être un peu la faute de l'opéra lui-même. Rien n'est plus facile que de dresser une liste d'œuvres prônées, admirées d'abord, puis dédaignées et oubliées, depuis le temps de Lully jusqu'à celui de Meyerbeer, de Verdi et de Gounod. Le pire, c'est qu'on n'en devient pas plus raisonnable, ou si vous aimez mieux, plus réservé et plus circonspect. La querelle des Lullistes et des Ramistes, la guerre des Bouffons, la lutte acharnée entre les Gluckistes et les Piccinistes se sont renouvelées plus d'une fois pour des sujets différents, mais avec autant de passion; il en sera sans doute encore longtemps, peut-être toujours ainsi. Je me propose d'examiner ici les causes de ces divergences, de ces variations, de ces discussions plus ou moins sérieuses, plus ou moins violentes. Parmi ces causes, il y en a qui sautent aux yeux de tout le monde, mais il en est d'autres qui touchent aux questions les plus délicates de l'esthétique. Il ne s'agit pas seulement de savoir comment le public peut se tromper, mais encore comment les compositeurs et les critiques eux-mêmes se font souvent illusion; car je ne m'occupe que des erreurs commises de bonne foi; la mauvaise foi est jugée par les lois de l'honnêteté.

II
ERREURS CAUSÉES PAR L'IGNORANCE, L'HABITUDE OU LA PRÉVENTION

On a souvent discuté sur la hiérarchie des beaux-arts, et toujours on a résolu la question à la façon de M. Josse du Bourgeois gentilhomme. Les musiciens seuls se sont bornés à réclamer une place au soleil pour leur art à côté des autres, place qu'on leur a disputée bien des fois en mettant la musique au dernier rang. Il est plus rationnel de reconnaître à chaque art une nature propre, selon les moyens qu'il emploie, d'assigner à tous les beaux-arts un même but et d'examiner les lois qui leur sont communes. Une de ces lois, c'est que tous les arts, pour être compris, demandent un certain degré de culture intellectuelle. La poésie est sans doute le plus répandu de tous; les arts du dessin ne sont que des arts d'utilité et d'ornement, excepté chez les nations où les Raphaël, les Poussin, les Rubens, les Holbein ont trouvé des admirateurs et des successeurs. Et puis, une simple image d'Épinal, une peinture grossière peut faire la joie, non seulement des enfants, mais encore d'une foule de grandes personnes. Visitez les musées, vous verrez que ce n'est pas devant les meilleurs tableaux que s'arrêtent la plupart des passants, mais devant ceux qui frappent le plus leur attention, par les dimensions de la toile, par le sujet, par les groupes des personnages, par l'éclat de la couleur. Je laisse à mes lecteurs de développer ces considérations; ils en feront facilement l'application à la musique. Mais ce n'est pas tout. Nous sommes habitués dès notre enfance à l'usage du langage parlé, qui est l'instrument de la poésie; nous voyons aussi, dès notre enfance, des personnages, des figures humaines, des animaux, des édifices, des arbres, des paysages, etc. Au contraire, notre première éducation musicale ne se fait d'habitude que par quelques chansons; pour le plus grand nombre des gens, surtout à la campagne, la musique se réduit même, toute leur vie, presque uniquement à des chansons, des chants d'église et de la musique de danse. Les chœurs d'orphéons peuvent compter parmi les chansons.

Dans les villes, les ressources musicales sont plus variées et plus nombreuses; mais là encore les chansons gardent leur importance. On peut dire, et il serait facile de le prouver, que l'immense majorité du public des théâtres préfère une farce, un vaudeville, un mélodrame à une œuvre purement classique, tragédie ou comédie. En musique aussi on peut établir une échelle ascendante entre les cafés-concerts, l'opérette, l'opéra-comique et le grand opéra.

J'ai parlé de l'influence des concerts populaires de musique classique, qui ont développé le goût du public pour la musique symphonique et ont offert aux compositeurs les moyens de faire entendre des œuvres, qu'auparavant ils n'auraient même pas songé à écrire, faute de débouchés. Il ne faudrait cependant pas aller jusqu'à attribuer au public une parfaite intelligence de la «grande musique», comme on l'appelle parfois, ou plutôt de la musique purement symphonique. Fétis raconte qu'il y a près de cent ans, la masse du public croyait que dans un orchestre, tous les instruments jouaient à l'unisson; il ajoute que c'est grâce aux journaux qu'aujourd'hui on est plus instruit sur ce sujet. Le fait est moins paradoxal qu'il ne le semble. Les personnes qui n'ont pas une oreille bien exercée concentrent toute leur attention sur la mélodie; l'accompagnement harmonique, s'il n'est pas non avenu, flotte dans un vague ou ne leur produit guère d'autre effet que l'accompagnement obligé de tambour dans une chanson arabe. Aussi je n'affirmerai pas qu'à l'exécution d'une symphonie de Beethoven, beaucoup d'auditeurs soient en état d'en bien suivre les développements. La plupart se bornent à saisir de leur mieux la partie mélodique, à se laisser charmer par le timbre des instruments ou impressionner par la puissance de l'ensemble. Bref, ils ne comprennent pas tout; ils en comprennent assez pour leur plaisir, et cela leur suffit. Les morceaux qu'ils aiment à redemander sont ordinairement des morceaux entraînants, comme la marche hongroise de Berlioz, un menuet ou autre air de danse, ou encore un morceau très doux, avec sourdines des instruments à cordes. La plupart des auditeurs qui écoutent, pendant deux ou trois heures, de la musique d'orchestre, trouveraient peu d'attrait à entendre, pendant le même temps, des quatuors d'instruments à cordes, si parfaite qu'en fût l'exécution: aussi la dénomination de musique de chambre n'est-elle pas arbitraire. Dans les concerts populaires de musique classique, l'orchestre ne suffit même plus pour attirer la foule; on est obligé d'y ajouter quelque soliste, chanteur ou instrumentiste, qui, pourvu qu'il ne soit pas franchement mauvais, est toujours sûr d'être applaudi. S'il a un nom célèbre, on peut être obligé de refuser du monde à la porte.

Je pense en avoir dit assez pour montrer qu'il ne faut pas exagérer l'influence de la musique symphonique sur le public, ni attribuer aux jugements de celui-ci, ou pour parler plus exactement, à ses impressions, plus de valeur qu'elles ne méritent. En tout cas, le public a suivi une marche progressive: d'abord les symphonies de Haydn et de Mozart lui ont été les plus intelligibles; celles de Beethoven l'étonnaient, le subjuguaient avant de le charmer. Ce n'est pas sans quelque peine qu'il a admis Schumann; plus tard seulement les singularités de la musique descriptive lui ont offert quelque attrait; peu à peu il s'est familiarisé avec la symphonie fantastique de Berlioz, tandis que même l'ouverture du Carnaval romain avait commencé par lui déplaire. Il avait des préventions personnelles contre l'auteur, mais il ne lui en a pas moins fallu du temps pour s'habituer à des œuvres qui, d'abord, ne pouvaient manquer de le choquer.

En étudiant les transformations de la musique théâtrale, on peut constater un progrès dans la forme plutôt que dans le fond; cette musique semble marcher en ligne brisée, ou plutôt, elle semble tantôt reculer pour reprendre ensuite sa marche en avant: le tout pour faire autrement qu'auparavant, sans faire beaucoup mieux, du moins depuis Gluck et Mozart. Ce que je veux dire ici, c'est que l'opéra est, pour le public, une source continuelle de jouissances, aussi bien que de mystifications, auxquelles il ne croit même pas et dont, d'ailleurs, il ne s'inquiète point, pourvu qu'il ait les jouissances. Il est bien entendu que je ne parle pas du petit nombre de personnes habituées à juger sans préventions ni illusions, je ne parle que du public qui fait le succès ou l'insuccès d'un ouvrage, bon ou médiocre, sérieux ou frivole, peu lui importe, pourvu qu'il y trouve le plaisir qu'il cherche. C'est qu'au théâtre, l'impression que reçoit le public est très complexe; il ne s'occupe certes pas de l'analyser, chose dont il serait incapable et qui, d'ailleurs, ne servirait qu'à gâter son plaisir. Il voit de beaux décors représentant un palais ou un paysage pittoresque; il voit des personnages en costumes riches et étincelants figurer, par leur mimique et leur jeu de physionomie, une action théâtrale émouvante; il écoute ou lit les paroles qui lui expliquent l'action; il entend une musique vocale et instrumentale qui le charme et le touche, tantôt douce et insinuante, tantôt passionnée et entraînante, tantôt poignante ou lugubre: l'ensemble lui cause une vive émotion, un extrême plaisir, et il ne doute pas que la musique ne convienne aussi bien à l'action dramatique que la mimique des acteurs, les costumes et les décors. Ce n'est pas tout: le timbre même de la voix d'un chanteur ou d'une cantatrice, ainsi que les charmes de sa personne, peuvent exercer sur le public une fascination singulière; c'est une des causes principales du succès de bien des artistes. Quand le public a pris un artiste en affection, il lui faut des causes graves pour changer de sentiment. Puis, il y a des effets de voix qui ont sur lui une influence irrésistible: par exemple des traits de bravoure, un son éclatant, voire même un cri, poussé à pleins poumons, surtout à la fin d'une phrase, avant un silence plus ou moins prolongé; puis un son d'une acuité exceptionnelle, tel qu'un ut ou un ut dièze de poitrine d'un ténor,—un mi ou un fa suraigu d'un soprano; puis encore des oppositions subites de piano et de forte; un puissant effet vocal de chœur, soit à l'unisson, soit en morceau d'ensemble; bref, l'effet musical au théâtre se compose d'une quantité de détails et s'unit à une foule d'effets d'autre nature, de telle sorte que l'auditeur n'est juge que de son plaisir, sans qu'on y puisse voir un criterium pour la valeur véritable d'une œuvre. Je sais bien qu'en dehors du théâtre, on peut exécuter la musique d'un opéra, dégagée de tous les accessoires scéniques; mais là encore on juge la musique selon le plaisir qu'on en éprouve, plutôt que par sa valeur dramatique. Je n'ai pas compté l'influence qu'exerce au théâtre l'ensemble de l'auditoire sur ses parties; je veux dire que l'impression de chaque auditeur peut être modifiée ou corroborée par celle des autres; cet effet de réciprocité ou de sympathie n'est pas à négliger, car il est l'origine et la raison d'être d'une institution qu'on tolère tout en la désapprouvant: la claque, puisqu'il faut la nommer. On dit qu'elle n'existe qu'à Paris.

 

L'habitude peut aider à faire mieux comprendre un genre de musique; mais souvent elle contribue beaucoup à fausser le jugement. Elle peut, selon le cas, produire deux effets contraires: ou bien on garde une prédilection pour la musique à laquelle on est habitué, et l'on éprouve une certaine répugnance à en admettre une autre; ou bien, à force d'y être habitué, on s'en fatigue, et l'on en accepte avec empressement une autre qui a l'attrait de la nouveauté, quand même au fond elle ne vaut pas celle qu'on vient d'abandonner. Sans doute le changement peut être utile et même nécessaire; un homme à qui l'on ne ferait entendre que des symphonies de Beethoven, finirait non pas par les estimer moins ou par s'en dégoûter, mais par demander à entendre d'autre musique, pour varier ses plaisirs et pour mieux goûter la musique de Beethoven lui-même par la comparaison. Ce genre de changement se pratique au théâtre comme ailleurs; mais on y voit aussi, plus qu'ailleurs, les mauvais effets de l'habitude.

Quand Lully eut régné sans partage sur la scène de l'Opéra, il fallait, pour réussir, imiter sa musique; Rameau parvint, non sans peine, à se faire admettre, quoiqu'il ne s'écartât pas trop du style de Lully. Gluck les fit oublier tous les deux. Les œuvres de son école finirent par être abandonnées comme trop sérieuses et trop dramatiques; un revirement du goût du public leur fit préférer des ouvrages plus séduisants, dus à Rossini ou à l'influence que ce maître exerça sur les compositeurs français. La Vestale de Spontini et les opéras de Cherubini, tout comme Œdipe à Colone de Sacchini et les œuvres de Gluck, cédèrent le pas à la Muette de Portici, à Guillaume Tell, à Robert le Diable, à la Juive. On se passionna aussi pour Donizetti et Bellini; on proclama Sémiramis, Norma et Lucie de Lamermoor, des chefs-d'œuvre dramatiques, jusqu'à ce que Donizetti et Bellini furent supplantés par Verdi.

A l'Opéra-Comique, il en fut de même: l'école de Monsigny et de Grétry fit place à celle d'Adam et d'Auber, autres élèves de Rossini; la Dame blanche garda presque seule son prestige, parce qu'elle pouvait être considérée comme une œuvre de transition entre l'ancienne école et la nouvelle; les airs de danses, qui formaient le fond des nouveaux opéras-comiques, exerçaient un attrait irrésistible, et le public n'en demandait pas davantage. On ne saurait soutenir que Guillaume Tell et Robert le Diable soient des œuvres plus dramatiques, plus vraies que Alceste de Gluck ou la Vestale de Spontini; mais ils avaient une forme plus variée et plus brillante et un charme mélodique nouveau. En même temps on perdit le goût des pièces à sujets antiques et sévères. Voilà comment Alceste est devenu un opéra ennuyeux, et comment la Vestale est démodée quant à la pièce et la forme mélodique. Par un juste retour d'ici-bas, il en sera de même pour les ouvrages qui les ont supplantés. Il est vrai qu'on joue encore Don Juan, les Noces de Figaro et la Flûte enchantée, plus ou moins dénaturés tous les trois; mais le public n'y voit qu'un certain charme mélodique et des scènes comiques: c'est la seule cause du plaisir qu'il y trouve, indépendamment de celui que lui donnent les chanteurs qu'il aime.

Il est impossible de ne pas voir dans tous ces changements la double force de l'habitude, telle que je l'ai définie; tant qu'un ouvrage répond au goût du public et que, par conséquent, il est à la mode, on l'admire, on le prône comme un chef-d'œuvre, et l'on supporte difficilement la contradiction; quand on en est fatigué et qu'on l'abandonne pour une idole nouvelle, on reporte sur celle-ci l'engouement, les formules admiratives et l'intolérance qu'on avait mis au service de la divinité délaissée.

J'ai dit que le public ne juge la musique que d'après son plaisir; il y a cependant des amateurs qui ne s'en tiennent pas à l'effet sensuel; ils veulent que la musique ait un rapport suffisant avec l'action théâtrale qu'elle accompagne. Ces amateurs dédaignent l'opérette; il y en a même qui estiment peu l'opéra-comique, surtout l'opéra-comique moderne; cela ne les empêche très probablement pas de se faire illusion bien des fois sur la musique de grand-opéra. En tout cas, il ne faut pas demander à la masse du public de raisonner ses sensations; mieux vaut lui laisser la franchise et la naïveté de ses impressions. Le plus souvent quand on raisonne, on ne cherche qu'à justifier ses propres opinions, ses affections et ses antipathies. Cette règle s'applique avec peu d'exceptions, non seulement au public, mais aussi aux esthéticiens et à la presse.

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