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Le Rhin, Tome I

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LETTRE I
DE PARIS A LA FERTÉ-SOUS-JOUARRE

Départ de Paris. – Le coteau de S. – P. – Prouesses des démolisseurs. – Nanteuil-le-Haudoin. – Villers-Cotterets. – Les 1600 curiosités de Dammartin. – Dieu offre la diligence à qui perd son cabriolet. – La Ferté-sous-Jouarre. – Un épicier héritier du duc de Saint-Simon. – Aspect de la campagne. – Le voyageur raconte ses goûts. – Le bossu et le gendarme. – Pourquoi un homme est un brave. – Pourquoi le même homme est un lâche. – La peau et l'habit. – 1814 et 1830. – Meaux. – Un fort bel escalier. – La cathédrale de Bossuet. – Meaux a eu un théâtre avant Paris. – Pourquoi les gens de Meaux ont pendu le diable. – Comment une reine s'y prend pour faire entrer un roi dans le paradis.

La Ferté-sous-Jouarre, juillet 1838.

C'est avant-hier matin, vers onze heures, comme je vous l'ai écrit, mon ami, que j'ai quitté Paris. Je suis sorti par la route de Meaux, et j'ai laissé à ma gauche Saint-Denis, Montmorency, et tout à l'extrémité des collines le coteau de S. – P. Je vous ai donné dans ce moment-là une bonne et tendre pensée à tous; et j'ai tenu mes regards fixés sur cette petite ampoule obscure au fond de la plaine, jusqu'à l'instant où un tournant du chemin me l'a brusquement cachée.

Vous connaissez mon goût pour les grands voyages à petites journées, sans fatigue, sans bagage, en cabriolet, seul avec mes vieux amis d'enfance, Virgile et Tacite. Vous voyez donc d'ici mon équipage.

J'ai pris le chemin de Châlons, car je connais la route de Soissons pour l'avoir suivie il y a quelques années; et, grâce aux démolisseurs, elle n'a aujourd'hui qu'un médiocre intérêt. Nanteuil-le-Haudouin a perdu son château bâti sous François Ier. Villers-Cotterets a converti en dépôt de mendicité le magnifique manoir du duc de Valois, et là, comme presque partout, sculptures et peintures, tout l'esprit de la renaissance, toute la grâce du seizième siècle, a honteusement disparu sous la racloire et le badigeon. Dammartin a rasé son énorme tour du haut de laquelle on voyait Montmartre distinctement, à neuf lieues de distance, et dont la grande lézarde verticale avait fait naître ce proverbe que je n'ai jamais bien compris: Il est comme le château de Dammartin qui crève de rire. Aujourd'hui, veuf de sa vieille bastille dans laquelle l'évêque de Meaux, quand il était en querelle avec le comte de Champagne, avait le droit de se réfugier avec sept personnes de sa suite, Dammartin n'engendre plus de proverbes et ne donne plus lieu qu'à des notes littéraires du genre de celle-ci, que j'ai copiée textuellement, à l'époque où j'y passai, dans je ne sais plus quel petit livre local étalé sur la table de l'auberge:

«Dammartin (Seine-et-Marne), petite ville sur une colline. On y fabrique de la dentelle. Hôtel: Sainte-Anne. Curiosités: l'église paroissiale, la halle, seize cents habitants.»

Le peu de temps accordé pour dîner par ce tyran des diligences appelé «le conducteur» ne me permit pas alors de vérifier jusqu'à quel point il était vrai que les seize cents habitants de Dammartin fussent tous des curiosités.

J'ai donc pris par Meaux.

Entre Claye et Meaux, par le plus beau temps et le plus beau chemin du monde, la roue de mon cabriolet a cassé. Vous savez que je suis de ces hommes qui continuent leur route; le cabriolet renonçait à moi, j'ai renoncé au cabriolet. Justement une petite diligence passait, la diligence Touchard. Elle n'avait plus qu'une place vacante, je l'ai prise; et dix minutes après l'accident, je «continuais ma route» juché sur l'impériale entre un bossu et un gendarme.

Me voici en ce moment à la Ferté-sous-Jouarre, jolie petite ville que je revois pour la quatrième fois bien volontiers avec ses trois ponts, ses charmantes îles, son vieux moulin au milieu de la rivière qui se rattache à la terre par cinq arches, et son beau pavillon du temps de Louis XIII, qui a appartenu, dit-on, au duc de Saint-Simon, et qui aujourd'hui se déforme entre les mains d'un épicier.

Si en effet M. de Saint-Simon a possédé ce vieux logis, je doute que son manoir natal de la Ferté-Vidame eût une mine plus seigneuriale et plus fière, et fût mieux fait pour encadrer sa hautaine figure de duc et pair, que le charmant et sévère châtelet de la Ferté-sous-Jouarre.

Le moment est parfait pour voyager. Les campagnes sont pleines de travailleurs. On achève la moisson. On bâtit çà et là de grandes meules qui ressemblent, quand elles sont à moitié faites, à ces pyramides éventrées qu'on retrouve en Syrie. Les blés coupés sont rangés à terre sur le flanc des collines de façon à imiter le dos des zèbres.

Vous le savez, mon ami, ce ne sont pas les événements que je cherche en voyage, ce sont les idées et les sensations; et pour cela, la nouveauté des objets suffit. D'ailleurs, je me contente de peu. Pourvu que j'aie des arbres, de l'herbe, de l'air, de la route devant moi et de la route derrière moi, tout me va. Si le pays est plat, j'aime les larges horizons. Si le pays est montueux, j'aime les paysages inattendus, et au haut de chaque côte il y en a un. Tout à l'heure je voyais une charmante vallée. A droite et à gauche de beaux caprices de terrain; de grandes collines coupées par les cultures et une multitude de carrés amusants à voir; çà et là, des groupes de chaumières basses dont les toits semblaient toucher le sol; au fond de la vallée, un cours d'eau marqué à l'œil par une longue ligne de verdure et traversé par un vieux petit pont de pierre rouillée et vermoulue où viennent se rattacher les deux bouts du grand chemin. – Au moment où j'étais là, un roulier passait le pont, un énorme roulier d'Allemagne gonflé, sanglé et ficelé, qui avait l'air du ventre de Gargantua traîné sur quatre roues par huit chevaux. Devant moi, suivant l'ondulation de la colline opposée, remontait la roue éclatante de soleil, sur laquelle l'ombre des rangées d'arbres dessinait en noir la figure d'un grand peigne auquel il manquerait plusieurs dents.

Eh bien, ces arbres, ce peigne d'ombre dont vous rirez peut-être, ce roulier, cette route blanche, ce vieux pont, ces chaumes bas, tout cela m'égaye et me rit. Une vallée comme celle-là me contente, avec le ciel par-dessus. J'étais seul dans cette voiture à la regarder et à en jouir. Les voyageurs bâillaient horriblement.

Quand on relaye, tout m'amuse. On s'arrête à la porte de l'auberge. Les chevaux arrivent avec un bruit de ferraille. Il y a une poule blanche sur la grande route, une poule noire dans les broussailles, une herse ou une vieille roue cassée dans un coin, des enfants barbouillés qui jouent sur un tas de sable; au-dessus de ma tête Charles-Quint, Joseph II ou Napoléon pendus à une vieille potence en fer et faisant enseigne, grands empereurs qui ne sont plus bons qu'à achalander une auberge. La maison est pleine de voix qui jordonnent; sur le pas de la porte, les garçons d'écurie et les filles de cuisine font des idylles, le fumier cajole l'eau de vaisselle; et moi, je profite de ma haute position, – sur l'impériale, – pour écouter causer le bossu et le gendarme, ou pour admirer les jolies petites colonies de coquelicots nains qui font des oasis sur un vieux toit.

Du reste, mon gendarme et mon bossu étaient des philosophes, «pas fiers du tout,» et causant humainement l'un avec l'autre, le gendarme sans dédaigner le bossu, le bossu sans mépriser le gendarme. Le bossu paye six cents francs de contribution à Jouarre, l'ancienne Jovis ara, comme il avait la bonté de l'expliquer au gendarme. Il possède, en outre, un père qui paye neuf cents livres à Paris, et il s'indigne contre le gouvernement chaque fois qu'il acquitte le sou de passage au pont sur la Marne entre Meaux et la Ferté. Le gendarme ne paye aucune contribution, mais il raconte naïvement son histoire. En 1814, à Montmirail, il se battit comme un lion; il était conscrit. En 1830, aux journées de Juillet, il eut peur et se sauva; il était gendarme. Cela l'étonne et cela ne m'étonne pas. Conscrit, il n'avait rien que ses vingt ans, il était brave. Gendarme, il avait femme et enfants, et, ajoutait-il, son cheval à lui; il était lâche. Le même homme, du reste, mais non la même vie. La vie est un mets qui n'agrée que par la sauce. Rien n'est plus intrépide qu'un forçat. Dans ce monde, ce n'est pas à sa peau que l'on tient, c'est à son habit. Celui qui est tout nu ne tient à rien.

Convenons aussi que les deux époques étaient bien différentes. Ce qui est dans l'air agit sur le soldat comme sur tout homme. L'idée qui souffle le glace ou le réchauffe, lui aussi. En 1830, une révolution soufflait. Il se sentait courbé et terrassé par cette force des idées qui est comme l'âme de la force des choses. Et puis, quoi de plus triste et de plus énervant? se battre pour des ordonnances étranges, pour des ombres qui ont passé dans un cerveau troublé, pour un rêve, pour une folie, frères contre frères, fantassins contre ouvriers, Français contre Parisiens! En 1814, au contraire, le conscrit luttait contre l'étranger, contre l'ennemi, pour des choses claires et simples, pour lui-même, pour tous, pour son père, sa mère et ses sœurs, pour la charrue qu'il venait de quitter, pour le toit de chaume qui fumait là-bas; pour la terre qu'il avait sous les clous de ses souliers, pour la patrie saignante et vivante. En 1830, le soldat ne savait pas pourquoi il se battait. En 1814, il faisait plus que le savoir, il le comprenait; il faisait plus que le comprendre, il le sentait; il faisait plus que le sentir, il le voyait.

Trois choses m'ont intéresse à Meaux: un délicieux petit portail de la renaissance accolé à une vieille église démantelée, à droite, en entrant dans la ville; puis la cathédrale; puis, derrière la cathédrale, un bon vieux logis de pierre de taille, à demi fortifié, flanqué de grandes tourelles engagées. Il y avait une cour. Je suis entré bravement dans la cour, quoique j'y eusse avisé une vieille femme qui tricotait. Mais la bonne dame m'a laissé faire. J'y voulais étudier un fort bel escalier extérieur, dallé de pierre et charpenté de bois, qui monte à la vieille maison, appuyé sur deux arches surbaissées et couvert d'un toit-auvent à arcades en anse de panier. Le temps m'a manqué pour le dessiner. Je le regrette; c'est le premier escalier de ce genre que j'aie vu. Il m'a paru être du quinzième siècle.

 

La cathédrale est une noble église commencée au quatorzième siècle et continuée au quinzième. On vient de la restaurer d'une odieuse façon. Elle n'est d'ailleurs pas finie. De ses deux tours projetées par l'architecte, une seulement est bâtie. L'autre, qui a été ébauchée, cache son moignon sous un appareil d'ardoise. La porte du milieu et celle de droite sont du quatorzième siècle; celle de gauche est du quinzième. Toutes trois sont fort belles, quoique d'une pierre que la lune et la pluie ont rongée.

J'en ai voulu déchiffrer les bas-reliefs. Le tympan de la porte de gauche représente l'histoire de saint Jean-Baptiste; mais le soleil, qui tombait à plomb sur la façade, n'a pas permis à mes yeux d'aller plus loin. L'intérieur de l'église est d'une composition superbe. Il y a sur le chœur de grandes ogives trilobées à jour du plus bel effet. A l'apside, il ne reste plus qu'une verrière magnifique et qui fait regretter les autres. On repose en ce moment, à l'entrée du chœur, deux autels en ravissante menuiserie du quinzième siècle; mais on barbouille cela de peinture à l'huile, couleur bois. C'est le goût des naturels du pays. A gauche du chœur, près d'une charmante porte surbaissée avec imposte, j'ai vu une belle statue de marbre à genoux d'un homme de guerre du seizième siècle, sans armoiries ni inscription d'ailleurs. Je n'ai pas su deviner le nom de cette statue. Vous qui savez tout, vous l'auriez fait. De l'autre côté est une autre statue; celle-là porte son inscription, et bien lui en prend: car vous-même vous ne devineriez pas dans ce marbre fade et dur la figure sévère de Bénigne Bossuet. Quant à Bossuet, j'ai grand'peur que la destruction des vitraux ne soit de son fait. J'ai vu son trône épiscopal, d'une assez belle boiserie en style Louis XIV, avec baldaquin figuré. Le temps m'a manqué pour aller visiter son fameux cabinet à l'évêché.

Un fait étrange, c'est que Meaux a eu un théâtre avant Paris, une vraie salle de spectacle, construite dès 1547, – dit un manuscrit de la bibliothèque locale, – tenant du cirque antique en ce qu'elle était couverte d'un velarium, et du théâtre actuel en ce qu'il y avait tout autour des loges fermant à clef, lesquelles étaient louées à des habitants de Meaux. On représentait là des mystères. Un nommé Pascalus jouait le Diable et en garda le surnom. En 1562 il livra la ville aux huguenots, et l'année d'après les catholiques le pendirent, un peu parce qu'il avait livré la ville, beaucoup parce qu'il s'appelait le Diable. – Aujourd'hui Paris a vingt théâtres, la ville champenoise n'en a plus un seul. On prétend qu'elle s'en vante; c'est comme si Meaux se vantait de n'être pas Paris.

Du reste, ce pays est plein du siècle de Louis XIV. Ici, le duc Saint-Simon; à Meaux, Bossuet; à la Ferté-Milon, Racine; à Château-Thierry, la Fontaine. Le tout en un rayon de douze lieues. Le grand seigneur avoisine le grand évêque. La Tragédie coudoie la Fable.

En sortant de la cathédrale, j'ai trouvé le soleil voilé et j'ai pu examiner la façade. Le grand tympan du portail central est des plus curieux. Le compartiment inférieur représente Jeanne, femme de Philippe le Bel, des deniers de laquelle l'église fut construite après sa mort. La reine de France, sa cathédrale à la main, se présente aux portes du paradis. Saint Pierre les lui ouvre à deux battants. Derrière la reine se tient le beau roi Philippe avec je ne sais quel air de pauvre honteux. La reine, fort spirituellement sculptée et atournée, désigne le pauvre diable de roi d'un regard de côté et d'un geste d'épaule, et semble dire à saint Pierre: Bah! laissez-le entrer par-dessus le marché!

LETTRE II
MONTMIRAIL. – MONTMORT. – ÉPERNAY

Montmirail. —Nos patriam fugimus, nos dulcia linquimus arva.– Champ de bataille de Montmirail. – Soleil couché. – Napoléon disparu. – Le voyageur parle des ormes. – Le château de Montmort. – Comment le voyageur éblouit mademoiselle Jeannette. – Route de nuit dans les bois. – Epernay. – Les trois églises: Thibaut Ier, Pierre Strozzi, Poterlet-Galichet. – Odry apparaît à l'auteur dans l'église d'Epernay. – Comme quoi le voyageur aime mieux regarder des coquelicots et des papillons que quinze cent mille bouteilles de vin de Champagne. – Pilogène et Phyotrix. – A Montmirail le voyageur remarque un œuf frais. – De quoi on riait au seizième siècle.

Epernay, 21 juillet.

A la Ferté-sous-Jouarre j'ai loué la première carriole venue, en ne m'informant guère que d'une chose: a-t-elle la voie, et les roues sont-elles bonnes? et je m'en suis allé à Montmirail. Rien dans cette petite ville qu'un assez frais paysage à l'entrée de deux belles allées d'arbres. Le reste, le château excepté, est un fouillis de masures.

Lundi, vers cinq heures du soir, je quittais Montmirail en me dirigeant vers la route de Sézanne à Epernay. Une heure après j'étais à Vaux-Champs, et je traversais le fameux champ de bataille. Un moment avant d'y arriver j'avais rencontré sur la route une charrette bizarrement chargée. Pour attelage un âne et un cheval. Sur la voiture, des casseroles, des chaudrons, de vieux coffres, des chaises de paille, un tas de meubles; à l'avant, dans une espèce de panier, trois petits enfants presque nus; à l'arrière, dans un autre panier, des poules. Pour conducteur, un homme en blouse, à pied, portant un enfant sur son dos. A quelques pas, une femme, marchant aussi, et portant aussi un enfant, mais dans son ventre. Tout ce déménagement se hâtait vers Montmirail comme si la grande bataille de 1814 allait recommencer. «Oui, me disais-je, on devait rencontrer ici de ces charrettes-là il y a vingt-cinq ans.» Je me suis informé, ce n'était pas un déménagement, c'était une expatriation. Cela n'allait pas à Montmirail, cela allait en Amérique. Cela ne fuyait pas une bataille, cela fuyait la misère. En deux mots, cher ami, c'était une famille de pauvres paysans alsaciens émigrants, à qui l'on promet des terres dans l'Ohio, et qui s'en vont de leur pays sans se douter que Virgile a fait sur eux les plus beaux vers du monde il y a deux mille ans.

Du reste, ces braves gens s'en allaient avec une parfaite insouciance. L'homme refaisait une mèche à son fouet, la femme chantonnait, les enfants jouaient. Les meubles seuls avaient je ne sais quoi de malheureux et de désorienté qui faisait peine. Les poules aussi m'ont paru avoir le sentiment de leur malheur.

Cette indifférence m'a étonné. Je croyais vraiment la patrie plus profondément gravée dans les hommes. Cela leur est donc égal, à ces gens, de ne plus voir les mêmes arbres?

Je les ai suivis quelque temps des yeux. Où allait ce petit groupe cahoté et trébuchant? Où vais-je moi-même? La route tourna, ils disparurent. J'entendis encore quelque temps le fouet de l'homme et la chanson de la femme, puis tout s'évanouit.

Quelques minutes après j'étais dans les glorieuses plaines qui ont vu l'empereur. Le soleil se couchait. Les arbres faisaient de grandes ombres. Les sillons, déjà retracés çà et là, avaient une couleur blonde. Une brume bleue montait du fond des ravins. La campagne était déserte. On n'y voyait au loin que deux ou trois charrues oubliées, qui avaient l'air de grandes sauterelles. A ma gauche, il y avait une carrière de pierres meulières. De grosses meules toutes faites et bien rondes, les unes blanches et neuves, les autres vieilles et noires, gisaient pêle-mêle sur le sol, debout, couchées, en piles, comme les pièces d'un énorme damier bouleversé. En effet, des géants avaient joué là une grande partie.

Je tenais à voir le château de Montmort, ce qui fait qu'à quatre lieues de Montmirail, à Formentières ou Armentières, j'ai tourné brusquement à gauche, et j'ai pris la route d'Epernay. Il y a là seize grands ormes les plus amusants du monde qui penchent sur la route leurs profils rechignés et leurs perruques ébouriffées. Les ormes sont une de mes joies en voyage. Chaque orme vaut la peine d'être regardé à part. Tous les autres arbres sont bêtes et se ressemblent; les ormes seuls ont de la fantaisie et se moquent de leur voisin, se renversant lorsqu'il se penche, maigres lorsqu'il est touffu, et faisant toutes sortes de grimaces le soir aux passants. Les jeunes ormes ont un feuillage qui jaillit dans tous les sens, comme une pièce d'artifice qui éclate. Depuis la Ferté jusqu'à l'endroit où l'on trouve ces seize ormes, la route n'est bordée que de peupliers, de trembles ou de noyers çà et là, ce qui me donnait quelque humeur.

Le pays est plat, la plaine fuit à perte de vue. Tout à coup, en sortant d'un bouquet d'arbres, on aperçoit à droite, comme à moitié enfoui dans un pli du terrain, un ravissant tohu-bohu de tourelles, de girouettes, de pignons, de lucarnes et de cheminées. C'est le château de Montmort.

Mon cabriolet a tourné bride, et j'ai mis pied à terre devant la porte du château. C'est une exquise forteresse du seizième siècle, bâtie en brique, avec toits d'ardoise et girouettes ouvragées, avec sa double enceinte, son double fossé, son pont de trois arches qui aboutit au pont-levis, son village à ses pieds, et tout autour un admirable paysage, sept lieues d'horizon. Aux baies près, qui ont presque toutes été refaites, l'édifice est bien conservé. La tour d'entrée contient, roulés l'un sur l'autre, un escalier à vis pour les hommes et une rampe pour les chevaux. Au bas il y a encore une vieille porte de fer, et en montant, dans les embrasures de la tour, j'ai compté quatre petits engins du quinzième siècle. La garnison de la forteresse se composait pour le moment d'une vieille servante, mademoiselle Jeannette, qui m'a fort gracieusement accueilli. Il ne reste des anciens appartements de l'intérieur que la cuisine, fort belle salle voûtée à grande cheminée; le vieux salon, dont on a fait un billard, et un charmant petit cabinet à boiseries dorées, dont le plafond a pour rosace un chiffre fort ingénieusement entortillé. Le vieux salon est une magnifique pièce. Le plafond à poutres peintes, dorées et sculptées, est encore intact. La cheminée, surmontée de deux fort nobles statues, est du plus beau style de Henri III. Les murs étaient jadis couverts de vastes panneaux de tapisserie, qui étaient des portraits de famille. A la Révolution, des gens d'esprit du village voisin ont arraché ces panneaux et les ont brûlés, ce qui a porté un coup mortel à la féodalité. Le propriétaire actuel a remplacé ces panneaux par de vieilles gravures représentant des vues de Rome et des batailles du grand Condé, collées à cru sur le mur. Ce que voyant, j'ai donné trente sous à mademoiselle Jeannette, qui m'a paru éblouie de ma magnificence.

Et puis j'ai regardé les canards et les poules dans les fossés du château, et je m'en suis allé.

En sortant de Montmort – où l'on arrive par la plus horrible route du monde, soit dit en passant – j'ai rencontré la malle qui a dû vous porter ma précédente lettre. Je l'ai chargée, ami, de toutes sortes de bonnes pensées pour vous.

La route s'est enfoncée dans un bois, au moment où la nuit tombait, et je n'ai plus rien vu jusqu'à Epernay que des cabanes de charbonniers qui fumaient à travers les branches. La gueule rouge d'une forge éloignée m'apparaissait par moments, le vent agitait au bord de la route la vive silhouette des arbres, et sur ma tête, dans le ciel, le splendide chariot faisait son voyage au milieu des étoiles pendant que ma pauvre patache faisait le sien à travers les cailloux.

Epernay, c'est la ville du vin de Champagne. Rien de plus, rien de moins.

Trois églises se sont succédé à Epernay. La première, une église romane, bâtie en 1037 par Thibaut Ier, comte de Champagne, fils d'Eudes II. La seconde, une église de la Renaissance, bâtie en 1540 par Pierre Strozzi, maréchal de France, seigneur d'Epernay, tué au siége de Thionville en 1558. La troisième, l'église actuelle, me fait l'effet d'avoir été bâtie sur les dessins de M. Poterlet-Galichet, un brave marchand dont la boutique et le nom coudoient l'église. Les trois églises me paraissent admirablement dépeintes et résumées par ces trois noms: Thibaut Ier, comte de Champagne; Pierre Strozzi, maréchal de France; Poterlet-Galichet, épicier.

 

C'est vous dire assez que la dernière, l'église actuelle, est une hideuse bâtisse en plâtre, bête, blanche et lourde, avec triglyphes supportant les retombées des archivoltes. Il ne reste rien de la première église. Il ne reste de la deuxième que de beaux vitraux et un portail exquis. L'une des verrières raconte toute l'histoire de Noé de la façon la plus naïve. Vitraux et portail sont, bien entendu, enclavés et englués dans l'affreux plâtre de l'église neuve. Il m'a semblé voir Odry avec son pantalon blanc trop court, ses bas bleus et son grand col de chemise, portant le casque et la cuirasse de François Ier.

On a voulu me mener voir ici la curiosité du pays, une grande cave qui contient quinze cent mille bouteilles. Chemin faisant, j'ai rencontré un champ de navette en fleur avec des coquelicots et des papillons et un beau rayon de soleil. J'y suis resté. La grande cave se passera de ma visite.

La pommade pour faire pousser les cheveux, qui s'appelle à la Ferté: Pilogène, s'appelle à Epernay: Phyothrix, importation grecque.

A propos, à Montmirail l'hôtel de la Poste m'a fait payer quatre œufs frais quarante sous; cela m'a paru un peu vif.

J'oubliais de vous dire que Thibaut Ier a été enterré dans son église et Strozzi dans la sienne. Je réclame dans l'église actuelle une tombe pour M. Poterlet-Galichet.

C'était un brave que ce Strozzi. Brisquet, fou de Henri II, s'amusa un jour à lui larder avec du lard, par derrière, en pleine cour, un fort beau manteau neuf que le maréchal essayait ce jour-là. Il paraît que cela fit beaucoup rire, car Strozzi s'en vengea cruellement. Pour moi, je n'aurais pas ri et je ne me serais pas vengé. Larder un manteau de velours avec du lard! Je n'ai jamais été ébloui de cette plaisanterie de la Renaissance.

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