Le Vicomte de Béziers Vol. I

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Le Vicomte de Béziers Vol. I
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Frédéric Soulié

LE VICOMTE DE BÉZIERS (tome 1)

©2020 Librorium Editions

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Librorium Editions

À MES COMPATRIOTES.

Voici un livre que j’adresse à mes compatriotes. J’ai tâché de le rendre intéressant ; je puis dire qu’il est consciencieux. Après la publication des Deux Cadavres, encouragé par quelques amis à essayer une peinture des mœurs de la France, j’y ai mis tout ce que je pouvais de soins et d’études. Un désir bien facile à comprendre m’a fait choisir parmi toutes les histoires de nos provinces, celle de la province où je suis né. Ce choix, il faut le dire, je l’ai fait d’amour plutôt qu’à bon escient. J’ai été récompensé de mon bon sentiment, en trouvant à l’œuvre, qu’avec plus de savoir je n’aurais pu mieux m’adresser. J’ai lu avec passion cette histoire féconde en grands événements et en hommes remarquables ; et je me suis décidé à peindre une époque plus connue par son nom que par ses circonstances. Si j’avais cru être à la hauteur de la tâche que j’ai entreprise, j’aurais ajouté au titre de Vicomte de Béziers celui de Première partie de la guerre des Albigeois, et j’aurais continué mon ouvrage en deux autres livres appelés le Comte de Toulouse et le Comte de Foix. Mais j’ai eu peur d’avoir trop osé, et je l’avoue, je ne me permettrai d’achever le roman de cette grande histoire que si j’y suis encouragé par quelques suffrages ; je désire surtout ceux de mes compatriotes. S’ils me savaient quelque gré d’avoir tenté de faire sortir de l’oubli les fastes de notre belle province ; d’avoir voulu lui rendre cette nationalité qu’elle conserve encore, dans sa langue, après plusieurs siècles de réunion à la mère-patrie ; si quelques-uns me disaient le macte animo qui soutient l’homme studieux dans ses arides recherches, je compléterais le tableau que j’ai commencé et je les prierais d’en agréer la dédicace.

Un mot maintenant en ma faveur. Ce projet que je viens d’avouer sera peut-être une excuse à plusieurs défauts de ce livre. Si quelques faits y sont longuement exposés, c’est qu’ils devaient servir à l’intelligence d’événements bien plus compliqués que ceux qui sont enfermés dans ce premier ouvrage. Si quelques caractères y sont à peine ébauchés, quelques portraits incomplets et quelques grands noms oubliés, c’est que je les ai pour ainsi dire ménagés pour ce qui me restait à écrire. Je ne les citerai pas. On ne peut m’en vouloir de ne pas montrer par où l’on peut m’attaquer.

Une dernière observation. Ce livre va paraître au moment où ce qu’on appelle la littérature facile est menacée de crouler sous les coups de quelques critiques sévères. Un ami bienveillant, Janin, s’est servi de mon premier livre pour défendre cette littérature. Je ne sais quel sort ni quelle classification attend celui-ci, mais tout ce que je puis dire, c’est que si cet ouvrage est de la littérature facile pour ceux qui le lisent, cette littérature n’est pas facile pour ceux qui la font, et je compte sur la justice de ces critiques, même, pour me tenir compte du temps, sinon du talent, que j’ai mis à rassembler des faits épars dans un grand nombre de chroniques.

LIVRE PREMIER.
I.

LE MARCHÉ.

Dans une salle haute du château de Carcassonne étaient réunis trois hommes, dont le silence était assurément la suite d’une violente discussion.

Le plus âgé, qui n’avait pas moins de cinquante ans, était assis sur un large fauteuil en racine d’olivier, inégalement sculpté ; car l’un des pieds de devant représentait un gros serpent roulé en spirale, et l’autre une Sainte Vierge avec une sorte de couronne carrée. Cet homme était vêtu d’une longue robe de serge brune, serrée à la taille par une ceinture de cuir à laquelle pendaient une épée large et haute et un poignard court et étroit. Il tenait ses regards sévèrement attachés sur un jeune homme de vingt-quatre ans tout au plus, assis comme lui, mais sur une pile de coussins, et qui, le menton dans le creux de ses mains, tordant sa moustache blonde du bout de ses doigts, et les yeux fixés à terre, semblait dévorer sa colère.

L’aspect de cette chambre présentait le brusque contraste de la rusticité des Goths et de la mollesse orientale. En effet, elle n’était autre chose qu’une de ces salles octogones si communes dans les constructions de cette époque. Chacun de ses côtés était marqué par un pilier à arêtes tranchantes surmonté d’un chapiteau d’où partait le cintre en ogive qui soutenait la voûte. Il n’y avait que deux ouvertures à cette salle : une porte qui ouvrait sur une pièce à peu près semblable, et en face une fenêtre profonde de toute l’épaisseur du mur intérieur, qui n’avait pas moins de huit à neuf pieds. Le jour qui pénétrait par cette fenêtre arrivait donc comme un rayon vivement tranché, et séparait, pour ainsi dire, l’obscurité en deux. Il laissait alors dans l’ombre les deux hommes dont nous venons de parler, l’un sur son fauteuil, l’autre sur ses coussins, et tombait d’aplomb sur un troisième personnage dont l’immobilité avait un caractère particulier d’indifférence. Celui-ci était debout à l’entrée de la porte, les bras croisés sur sa poitrine. Sa peau d’un noir jaune et luisant, et ses larges bracelets d’or rivés à ses bras, annonçaient que c’était un de ces esclaves que les croisades avaient amenés en Carcassez, à la suite des nobles de ce pays qui avaient été combattre dans la Terre-Sainte. Ses yeux étincelants, fixés devant lui, étaient immobiles comme son corps, et son regard était si insensible et si perdu, que l’on peut dire que s’il voyait quelque chose, à coup sûr il ne regardait rien.

Du reste l’ameublement aussi bien que cette figure étrangère attestaient l’introduction alors très commune du luxe de l’Orient parmi les rusticités du vieux marquisat de Gothie. Des tapis venus de Tripoli ou de Pise couvraient le sol et étaient cloués aux murs ; et, pour que toutes les époques de l’histoire de cette belle province, aujourd’hui française, fussent représentées dans ce petit espace, on remarquait dans un coin un trépied d’or massif du modèle antique le plus pur, et qui remontait au temps de cette riche Narbonnaise dont Rome était si fière.

Le silence régnait toujours, lorsque le jeune homme, las de tordre ses moustaches et de compter de l’œil les bigarrures de ses tapis, releva la tête et rencontra le regard sévère de son vieux compagnon. Il parut blessé de cette investigation de sa pensée, exercée sur les mouvements de sa figure, et il se leva fièrement en disant d’une voix plutôt irritée que résolue :

— Je te dis, Saissac, qu’il me faut cet argent.

— Invente donc un moyen d’en fabriquer, répondit celui-ci, car les produits de tes mines de Villemagne sont absorbés jusqu’à la Nativité, et si je ne me trompe, c’était Pâques il y a un mois ; le juif Bonnet tient dans ses mains le revenu de tes meilleures terres pour gage de son dernier prêt, et je ne pense pas que tu espères faire payer deux fois à nobles bourgeois ou serfs le droit de queste pour le maintien de la paix que tu as signée avec ton oncle de Toulouse.

— Je n’ai pas habitude d’exactions ni de violence envers mes hommes, chevaliers, bourgeois ou serfs, répondit aigrement le jeune homme, et s’il faut que quelqu’un soit dépouillé en cette circonstance, ce sera moi.

Puis se tournant du côté de l’esclave, il ajouta : Holà, Kaëb ! qu’on fasse venir Raymond Lombard.

L’esclave noir sortit sans qu’aucun signe de ses yeux ou de sa tête eût témoigné qu’il avait entendu ou compris cet ordre, et celui que le jeune homme avait appelé Saissac se leva à son tour comme frappé de consternation.

— Raymond Lombard ! s’écria-t-il ; oh ! Roger, mon enfant, tu m’avais promis de ne plus consulter ce misérable ; il te poussera à quelque mauvaise action dont tu te repentiras un jour.

— Pourquoi ne pas le consulter ? répondit sèchement le jeune Roger, n’est-il pas après nous le premier du pays de Carcassez, le bayle de l’honneur du comtat ? et n’a-t-il pas été régulièrement élu par l’évêque de Carcassonne, selon le droit qui lui en a été cédé durant ma minorité par mon digne et prudent tuteur le châtelain de Saissac ?

— Tu me reproches bien cruellement une concession faite pour me racheter d’une violence commise dans ton intérêt, reprit le châtelain ; mais je n’y prendrai pas garde si ce reproche me prouve que tu connais le danger de perdre l’un de tes droits, et surtout le malheur qu’il y a à les voir passer aux mains des évêques de tes villes. J’aimerais mieux te voir vendre la justice de tes domaines du Carcassez à un homme de race juive, comme tu as fait à Samuel pour ceux d’Alby, malgré les canons du concile de Lombers ; je préférerais voir admettre au nombre de tes sergents et de tes arbalétriers tous les hérétiques et vaudois du comté, au mépris de la censure du légat du Saint Père, que de penser que tu feras un marché ou un accord avec Béranger ton évêque, surtout si ce Raymond Lombard s’en mêle.

— Ne crains rien, Saissac, répliqua Roger avec dédain. Je ne lui céderai pas ma justice pour les actes passés sous ma minorité ; et le fait de l’élection de Bozon ne sera pas recherché.

Un vif mécontentement se peignit sur le visage du vieux chevalier. Cependant il garda le silence, et suivit quelque temps des yeux la promenade active que faisait le jeune homme, de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte, tout en sifflant un air de chanson. Saissac semblait discuter en lui-même s’il devait encore essayer une dernière objection contre une résolution qui semblait si invariablement prise. Cependant après un moment d’hésitation, et après avoir prononcé tout bas un nom qu’il semblait invoquer, il releva la tête, prit sa toque de drap qu’il avait déposée sur le trépied d’or, s’avança solennellement en face de Roger, et se plaça fièrement devant lui. Roger s’arrêta de même, le sourcil froncé et l’œil menaçant. Le châtelain lui dit alors d’un ton ferme et grave :

 

— Vicomte de Béziers, car je n’ai plus rien à dire à mon pupille, voici deux fois que tu me rappelles avec aigreur un fait dont l’absolution m’a été depuis longtemps accordée par jugement de l’évêque de Narbonne. Tu étais bien jeune à l’époque de ce jugement, et presque enfant lorsque je commis la violence dont il fallut me faire absoudre. Il y a si longtemps qu’on ne parle plus ni de l’un ni de l’autre, que j’en ai cru le souvenir éteint dans la mémoire des hommes. Mais puisque je le trouve si présent dans ton esprit, il faut que tu saches ce qui me détermina à cette époque, et tu jugeras si j’ai trahi tes intérêts et abandonné tes droits. En 1197, tu avais alors douze ans, Pons d’Amely, abbé d’Alet, fit entourer sa ville et son monastère de murailles, contrairement à tes droits de suzeraineté. Je me préparais à l’en punir lorsqu’il mourut. Les religieux d’Alet, selon leur règle canonique, élurent leur abbé dans la nuit qui suivit la mort de Pons d’Amely ; mais, au mépris de ton pouvoir temporel, ils firent cette élection en rebelles, portes closes et herses levées. Le choix qu’ils firent de Bernard de Saint-Féréol m’éclaira encore plus sur leurs desseins que l’irrégularité de son élection, car je le savais vendu aux intrigues du comte de Foix, à qui il avait promis le monastère d’Alet, son château et ses faubourgs, du moment qu’il en serait abbé. Je mandai aux religieux de procéder à une nouvelle élection, et sur l’heure même je me rendis avec trente chevaliers pour prévenir une nouvelle révolte ; et assurément bien me prit d’arriver le premier, car à deux lieues d’Alet je rencontrai le sire de Terrides, bayle du château de Mirepoix, qui marchait vers Alet avec quinze lances, pour en prendre sans doute possession. Je lui fis demander par mon écuyer, lances basses et visières baissées, pourquoi il mettait le pied et chevauchait ainsi sur le territoire du vicomte de Béziers ; il répondit en biaisant, comme un homme surpris à faire une mauvaise action : qu’il s’était laissé aller à la poursuite de quelques routiers qui désolaient le pays, mais qu’il était prêt à sortir du pays sur ma réclamation. Ainsi fit-il, et nous relevâmes nos lances. Nous entrâmes dans Alet, et sans quitter nos selles ; au grand trot de nos chevaux, nous envahîmes le monastère. Il était temps, car déjà les créneaux étaient garnis d’arbalétriers, et les sergents de la garde abbatiale étaient requis de défendre leur seigneur. Ma diligence prévint la rébellion des religieux. Au moment où j’entrai dans l’église, Bernard s’asseyait sur son siège, et s’apprêtait à recevoir l’hommage des habitants d’Alet, et à le rendre au comte de Foix en la personne de son bayle le sire de Terrides. Juge de son effroi lorsqu’au lieu de celui-ci il nous vit entrer moi et mes lances. Je marchai droit à lui, je l’arrachai de ma propre main de son siège usurpé. Sans désemparer, je fis extraire de son caveau et de sa bière le corps de Pons d’Amely : il fut assis comme vivant dans la chaire abbatiale qui, d’après les saints canons, ne peut rester vacante, et moi, l’épée nue à côté de ce cadavre, et chacun de mes chevaliers, l’épée nue à côté de l’un des moines, nous fîmes faire une nouvelle élection. C’est ainsi que Bozon a été nommé abbé d’Alet ; voilà le fait que tu me reproches, tel qu’il s’est passé. Certes, si quelque plainte s’éleva alors, elle ne partit ni des nobles de tes comtés, ni des chapitres de tes bourgeois, car tous m’approuvèrent. Béranger seul, ton évêque de Carcassonne, voulut maintenir l’élection de Bernard, et casser celle de Bozon ; j’appelai de sa décision à son évêque métropolitain de Narbonne, et l’élection de Bozon fut maintenue, et ma conduite approuvée. À cette époque, Imbert, légat de Célestin III, parcourait les provinces, réglant les différends des seigneurs et des religieux, et je fus averti que Béranger voulait porter devant lui la cause de Bozon et de Bernard. D’après ce que j’appris des démarches du comte de Foix auprès de ce légat, je fus assuré qu’il jugerait en faveur de Bernard, et je compris que la ville d’Alet était perdue pour toi. En cette circonstance, je pensai que je pouvais transiger pour prévenir ce jugement, et ce fut à cette occasion que je cédai à Béranger le droit de nommer le viguier de Carcassonne, à condition qu’il ne contesterait plus l’élection de Bozon. Voilà ce fait auquel tu viens de faire allusion à deux fois différentes, et je te demande en quoi tu le trouves répréhensible ou de mauvaise tutelle, parce qu’à l’heure de nous séparer je ne veux pas que tu puisses dire à quelqu’un que j’ai laissé usurper tes droits ou que je les ai abandonnés.

Après ces paroles, le châtelain se tut, attendant la réponse de Roger. Celui-ci, qui l’avait impatiemment écouté, porta alors sa main sur la poignée de la large épée de Saissac, puis la prenant et la tirant du fourreau, il l’éleva au-dessus de sa tête, et, frappant d’un coup terrible le fauteuil d’olivier que Saissac venait de quitter, il le fendit dans toute sa hauteur ; il considéra ensuite la lame, et, la remettant à Saissac, il lui dit :

— Cette épée était cependant assez forte pour briser une mitre d’évêque aussi bien qu’une mitre d’abbé, si elle eût été dans une bonne main.

— Tu es fou, Roger, répondit doucement le châtelain ; ton bras est jeune et ton épée bien forte ; mais crains de la briser contre le bâton blanc de quelque pauvre religieux. Une violence de plus m’eût coûté à cette époque une concession de plus. Tes nobles t’aiment comme le plus brave d’entre eux, tes bourgeois ont confiance en ta parole, tes comtés sont riches, tes chevaliers nombreux, tes châteaux épais et bien munis ; mais ils ne te défendront ni d’un anathème, ni d’une trahison, et tu te les attireras par le mépris que tu fais de l’Église et de ses serviteurs. Pourquoi faire venir Raymond Lombard ?

— Parce qu’il me faut de l’argent, répliqua avec rage le jeune vicomte, et que celui-là m’en trouvera… Celui-là que je foulerai aux pieds comme un reptile qu’il est, s’il me résiste.

— Encore quelque violence dont le bruit retentira jusqu’à la cour du Saint Père. Prends garde, Roger ! Ta ville d’Alby est le refuge de tous les hérétiques. Pierre de Castelnau s’en est plaint à toi, et tu n’as tenu compte de ses remontrances.

— Pierre de Castelnau est mort et ses remontrances avec lui.

— Le légat Mison les renouvellera bientôt ; il arrive, dit-on.

— Faut-il donc que je me fasse le questionneur de chacun de mes bourgeois et de mes serfs sur les articles de la foi ? et, si par hasard je découvre qu’ils portent des sandales au lieu de chaussures courtes, dois-je les faire brûler pour ce crime ? Je n’ai ni assez de bois, ni assez d’hommes pour ce jeu-là, et je le laisse à mon oncle de Toulouse. Quant à ce que j’attends de Béranger et de son viguier, ce n’est point une taxe forcée, mais un marché amiable, un marché qu’ils désirent depuis longtemps.

— Alors, reprit gravement Saissac, entre dans son église, renverse son tabernacle, prends ses vases sacrés et fais-les fondre plutôt ; car un marché fait avec Béranger, et par l’intermédiaire de Raymond Lombard, c’est un piège, à coup sûr, un piège où tu laisseras les plus belles fleurs de ta couronne de comte.

— Je te dis, Saissac, qu’il me faut de l’argent, s’écria Roger hors de lui ; pour de l’argent à cette heure, vois-tu, je vendrais mon château de Béziers, mes armures d’acier trempées à Ponte-Loches, et mon cheval Algibeck ; je te vendrais, toi, si tu valais un marc d’argent fin.

Cette apostrophe irrita le vieux chevalier au point qu’il ne garda plus de mesure, et répondit avec une colère égale à celle de Roger :

— Il te faut de l’argent, vicomte de Béziers, pour payer des baladins et des jongleurs, n’est-ce pas ? et les faire danser la nuit dans tes salles parfumées, au bruit des instruments et des cithares ! il te faut de l’argent pour courir avec une troupe de jeunes libertins dans la rue Chaude de Montpellier, pour y ramasser de maison en maison toutes les ribaudes auxquelles Pierre d’Aragon donne asile ; pour les vêtir de soie et de velours, et les chasser devant vous jusqu’à l’église, où vous les ferez seoir dans les bancs des plus nobles dames et des plus riches bourgeoises, qui seront ainsi forcées d’écouter, la messe debout ou à genoux sur la pierre, comme le menu peuple et les serfs ! Voilà pourquoi il te faut de l’argent.

Cette accusation, au lieu d’éveiller la fureur de Roger, comme il semblait que cela dût arriver, le fit seulement devenir triste. Car, répondant à Saissac, et en même temps sans doute à quelque pensée secrète, il lui dit doucement :

— Tu as raison, car elle me l’a aussi reproché.

À qui s’adressait ce souvenir ? Quelle voix si bien gravée au cœur de Roger lui avait fait ce reproche ? Les amis de Roger eussent pu en nommer cent et ne pas se rencontrer ; car la rêverie qui suivit ce mot fut si profonde qu’elle venait assurément de quelque amour puissant, de l’un de ces amours qu’on cache et qu’on ne jette pas au flux des paroles d’une cour.

À ce moment Kaëb rentra et Roger se contenta de le regarder. Au coup d’œil qu’ils échangèrent le vicomte comprit que ses ordres avaient été exécutés. Le silence revint et chacun demeura à la place qu’il occupait ; Saissac, ne pouvant se résoudre malgré sa colère à quitter la partie, tant que sa présence pouvait être un obstacle à la conclusion du marché ; et Roger, n’osant pas chasser de sa présence celui que pendant dix ans il avait considéré comme son père.

Enfin Saissac, avec cette obstination d’ami qui ne se fatigue ni des refus, ni des insultes, ni du silence, comprenant qu’il fallait consentir à quelque chose pour obtenir quelque chose à son tour, et voulant au moins par la forme diminuer le danger de la concession qui allait être faite, Saissac se hasarda à demander quels droits, quelle justice Roger voulait céder à l’évêque. Le vicomte, décidé qu’il était à en finir malgré ses observations, était prêt à lui répondre, lorsqu’un quatrième personnage entra sans se faire annoncer. C’était Raymond Lombard.

Quoique bayle, ou viguier de l’honneur du comtat, et par conséquent, bien que ses fonctions fussent plutôt celles d’un chevalier que celles d’un juge, il portait cependant le costume des viguiers et bayles de simple justice : c’est-à-dire, une longue robe d’un drap brun, garnie au bas, aux revers des manches et à la poitrine d’épaisses fourrures, et serrée à la ceinture par une corde de laine. Il était sans armes d’aucune espèce, et, contre l’ordinaire des nobles de cette époque, il portait toute sa barbe. Cette apparence pacifique, Raymond Lombard l’affectait dans sa personne comme dans son costume. Ainsi il entra les yeux baissés, se courba humblement devant Roger, et devant Saissac, et, d’une voix manifestement étudiée, il dit qu’il se rendait aux ordres qu’il avait reçus. Saissac détourna la tête devant son salut et Roger ne le lui rendit pas. Lombard parut ne pas le remarquer et attendit qu’on lui adressât la parole. En considérant cet homme, il semble que d’inspiration chacun eût pu le nommer, le mensonge. En effet cette tête et ces membres qu’il venait de courber étaient si athlétiquement dessinés, cette main qui allait manier une plume était si large et si musculeuse ; cette voix flûtée pouvait devenir si retentissante, et quand il relevait ses paupières d’un brun rouge, le regard qui s’échappait de ses yeux gris était si aigu qu’il était impossible de ne pas reconnaître sous son enveloppe hypocrite le tigre souple comme le serpent, fort comme le lion. Le dédain que lui témoignaient Roger et Saissac était à la fois une preuve qu’ils connaissaient ce caractère et une preuve qu’ils ne le connaissaient pas. Ainsi donc ils le méprisaient parce qu’ils le savaient un homme fourbe et sans loyauté ; mais ils lui montraient ce mépris et marchaient imprudemment sur son orgueil parce qu’ils le croyaient incapable de relever la tête.

Après un court silence, Roger prit la parole le premier, et s’adressant à Lombard, mais espérant prévenir les objections de Saissac, il dit d’un ton amer :

— Sire Raymond Lombard, je vous ai fait mander pour achever avec vous un marché commencé depuis trop longtemps. Il y a douze ans, n’est-ce pas Saissac qu’il y a douze ans, mon digne tuteur a cédé à Béranger, notre évêque, le droit d’élire le viguier de l’honneur de ce comtat ? Mais ce droit est bien vain, si cet élu ne peut juger qu’en notre nom, et si, sa justice relevant de la nôtre, il peut voir casser tous ses arrêts par notre refus de les approuver. Cet état de choses embarrasse le cours des affaires et il doit cesser ; il faut que la justice du Carcassez appartienne tout entière au comte ou à l’évêque, n’est-ce pas votre avis ?

 

— Oui, seigneur, répondit froidement Lombard.

— Sans doute, s’écria Saissac, et si pour la racheter il faut à l’évêché de l’or, des donations, des vœux, qu’il dise ses prétentions, et parmi tes chevaliers et tes bourgeois, Roger, nous trouverons des hommes qui engageront leurs biens et leur parole pour toi. Et le premier de tous ces hommes ce sera moi, fallût-il livrer mon château et ses terres et devenir chevalier citadin, sans domaine ni châtellenie, avec ma seule lance et ma ceinture militaire pour toute distinction et toute fortune.

À ces mots, Roger se tourna vers Saissac et lui dit : — Donc, pour ceci, tu saurais me trouver des gages et de l’or.

— Pour tout ce qui est de l’honneur de ton comté, répondit Saissac, des gages et de l’or, du sang même s’il le faut, tu peux tout demander, mais pour tes profusions et tes caprices de jeune homme, rien ! tu n’obtiendras rien !

Cette réponse rendit à Roger toute sa colère, et il s’écria vivement : — Et vous, messieurs les nobles de mes comtés et les bourgeois de mes villes, vous vous ferez juges de mes actions et dans vos chapitres vous direz : Allons, on peut bien donner un sol d’argent à cet enfant pour jouer et s’acheter un mail ou un bracelet de jais, car il a été sage et rangé ; ou bien si vous trouvez les franges d’or de ma robe trop longues à votre goût, ou si j’ai taché ma bavette de vin de Limoux, vous arrêterez mes folles dépenses et me mettrez en pénitence ! Ah ! certes, messieurs, il n’en sera pas ainsi. La tutelle vous a gâté la main, sire de Saissac. Faites-vous maître d’école si l’envie de régenter vous tient encore. Sire Lombard, quelle est la justice attachée à votre viguerie ?

— Le droit de justice, pour les crimes d’homicide, d’adultère et de vol, sur tous les habitants de Carcassonne et de ses faubourgs, répondit Lombard.

— Je te les cède, et tu en fixeras le prix.

— Vous ne le pouvez pas, dit vivement Saissac ; la justice appartient bien plus à ceux à qui on la fait qu’à ceux qui la rendent ; que les ecclésiastiques acceptent leur évêque pour juge, cela se peut ; mais les bourgeois et les chevaliers ne peuvent relever que de votre autorité.

— Ce ne sont pas mes chevaliers ni mes bourgeois que je livre à Béranger, ce sont les voleurs, les homicides et les adultères, et ceux-là ont besoin de juges rigoureux.

— Jésus-Christ n’a pas dit cela, mon fils, ajouta Saissac tristement.

Roger ne s’arrêta pas à cette réflexion et ajouta : — Quel prix Béranger mettra-t-il à cette justice ?

— Six mille sols melgoriens par an.

— Je la lui cède pour un an.

Saissac respira. Roger se promena vivement, puis il ajouta en se tournant vers Raymond Lombard : — Il me faut encore de l’argent. Voyons, sire viguier, qu’avez-vous encore à demander ?

— La justice souveraine sur les hérétiques vaudois, cathares et patarins.

— Oh ! oh ! reprit Roger, Béranger se fait glouton parce qu’il a une dent sur nos droits. Non, non, beau sire, vous n’obtiendrez pas cette justice. L’homicide, l’adultère et le vol sont crimes qu’il faut prouver et qui apparaissent par quelque acte ; mais l’hérésie, messieurs du chapitre ecclésiastique, l’hérésie, c’est un crime qu’on commet, à votre dire, en éternuant à gauche plutôt qu’à droite. L’hérésie, ce serait pour vous une vache à lait, que vous pourriez bien traire jusqu’au sang. Ne vois-je pas ce que Foulques de Toulouse tire de l’hérésie ? Avec elle il paie ses créanciers et les ornements dont il charge son église ; et ne tient-il pas en prison, sous accusation d’hérésie, onze bourgeois propriétaires de franc-alleu, parce qu’ils ont refusé de lui céder le droit de vendre seul son vin sur le port de Toulouse le jour de la foire de Saint-Saturnin ? et n’a-t-il pas voulu faire brûler ce pauvre Vidal, parce qu’au milieu de sa folie il s’est souvenu que Foulques avait été trouvère et jongleur, et que ses vers étaient mauvais ? Oh ! messieurs, vous seriez trop à l’aise avec la justice sur l’hérésie ; Béranger serait homme à rôtir tous les Juifs de Carcassonne, s’ils se plaignaient qu’il fait métier d’usure à leur préjudice, et qu’en outre il rogne d’un denier chaque sol qui sort de ses coffres. Toi-même, Lombard, ferais hérétiques et condamnerais au feu tous les galants qui passent sous ta fenêtre pour y voir ton esclave Foë, ta noire Africaine, ta belle maîtresse aux yeux de feu, que tu rends, j’en suis sûr, la plus malheureuse des femmes.

— Et que vous voudriez bien consoler, ajouta Lombard, s’efforçant à sourire tandis que ses dents claquaient de colère.

— Pas moi ! répondit étourdiment Roger.

Un regard de Kaëb brisa la parole sur les lèvres de Roger, et Lombard s’écria :

— Qui donc ?

Il promena alors ses yeux perçants sur Saissac, qui, plongé dans une profonde méditation, ne paraissait pas avoir entendu ; il les arrêta longtemps sur Kaëb, qui, l’œil fixé sur le sien, garda cette immobilité étrange et glacée, derrière laquelle il ne semblait y avoir ni intelligence, ni pensée. Après cet examen, Lombard crut, ou fit semblant de croire qu’il ne soupçonnait aucune personne présente, et il dit froidement à Roger :

— Cependant, vicomte, je suis autorisé à ne pas vous offrir moins de cinquante mille sols melgoriens en monnaie septenne pour cette justice.

— Pour rien au monde, messire, pour rien vous ne l’obtiendriez ; quand Béranger m’offrirait tout l’or que l’Arriège peut fournir en mille ans et que je serais sans asile ni pain, je ne lui céderais pas cette justice. N’en parlons donc plus, et voyez si vous avez d’autres propositions à me faire.

— J’en ai d’autres. Béranger demande à se racheter des droits de chevauchées extérieures et intérieures pour lesquelles il vous doit cinquante hommes lorsque vous portez la guerre hors de vos comtés, et cent lorsque vous combattez sur vos terres.

— Je l’affranchis de la première ; s’il me plaît d’aller chercher querelle à mes voisins, c’est à moi à me suffire ; mais je ne diminuerai pas d’un archer le nombre des hommes que j’ai droit d’appeler à la défense de notre territoire. Demandez-vous autre chose ?

— Béranger souhaite encore s’affranchir du droit d’albergue pour lequel il doit logement et nourriture à cinquante de vos chevaliers toutes les fois que vous venez dans votre ville de Carcassonne.

— C’est un service que je rends à mes chevaliers en leur cherchant un autre gîte. Je ne sache pas de manant qui ne leur donne meilleur table et meilleur asile. Que m’offrez-vous pour toutes ces concessions ?

— Encore six mille sols melgoriens.

— Et quand me seront-ils comptés ? reprit Roger.

— À l’instant même, répondit Lombard.

— Dressez donc l’acte, et finissons-en, continua Roger.

— Il nous faut des témoins. Qui nous en servira ? dit le viguier en regardant autour de lui.

— Ce n’est pas moi du moins, dit Saissac en s’avançant vers la porte. Puis s’arrêtant et se tournant vers son ancien pupille, il lui dit solennellement :

— À toi Roger, vicomte de Béziers, je te déclare dégager ma châtellenie de ta suzeraineté, n’ayant ni épée ni lance au service de celui qui n’a plus au mien ni asile ni justice.

— Et où chercheras-tu asile et justice, Saissac ? cria Roger en l’arrêtant violemment par le bras.

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